Le chemin de l’impossible de Maurice Bellet

par Sylvain Rakotoarison
mardi 19 décembre 2023

« Vous commencerez par le respect. Alors vous sera donné d'entrer dans ce chemin de l'impossible, où vous souffrirez peut-être, et où nul ne vous ravira votre joie. Telle est la porte de mon bonheur. » (Maurice Bellet, 1976).

Le théologien, prêtre, psychanalyste, philosophe et écrivain Maurice Bellet est né il y a 100 ans, le 19 décembre 1923, à Bois-Colombes, et je ne suis pas sûr que ce centenaire ait été l'occasion de revenir sur sa pensée très dense et féconde (plus d'une soixantaine d'ouvrages, souvent compliqués et traduits dans une dizaine de langues). Il est mort il y a cinq ans et demi, le 5 avril 2018 (à 94 ans) dans une indifférence médiatique habituelle (la mousse médiatique étant inversement proportionnelle à l'apport intellectuel de la personnalité), à l'exception notable (reconnaissons-le !) des journaux et revues d'inspiration chrétienne.

J'ai eu la chance de l'avoir rencontré quelques trop rares fois à la fin de sa vie. Il marchait d'un pas peu assuré, mais son œil brillait lorsqu'il était question de discuter : il écoutait d'un air bienveillant et rebondissait sur de nombreuses idées développées. Je sentais une machine non seulement intellectuelle mais émotionnelle parfaitement huilée, toujours en état de marche malgré l'âge. Il avait encore tant à écrire.

Cet âge, il l'inquiétait. Quand Maurice Bellet a atteint les 90 ans, ce qui n'est pas rien même si maintenant, c'est de plus en plus courant (et je l'espère pour mes contemporains), il voyait bien que l'horloge tournait à une allure folle : « J'ai eu 90 ans. Depuis quelques jours. Ça ne me plaît pas. Pas du tout. Il me semble que j'ai encore à faire avant le grand départ. Et le temps va me manquer. Illusion ? Vains désirs ? Rien n'est jamais tout à fait pur chez les humains, dont je suis. Il me semble pourtant que ce que je désire voir paraître, pas nécessairement par moi, mais du moins à quoi je participerai, c'est du côté de la vie. Et de l'urgence. ».

Cette urgence peut aussi s'associer à l'urgence à rédiger encore et toujours, à formuler, à s'exprimer, et celle-ci ne l'empêchait pas de venir écouter, venir discuter, venir participer à des conférences, venir au contact de ses lecteurs, mais aussi, plus intimement, de ses patients pour certains, car, au fond, toute cette matière première, cette matière humaine, c'était son matériau d'origine qui le conduisait dans des raisonnements, dans des réflexions, d'une manière très pragmatique, très expérimentaliste. L'humain est si complexe, si spécifique, si unique, que les chemins du salut sont très diversifiés et parfois, très cachés. Pourquoi, chemin du salut ? Parce que ses patients, généralement, étaient en mal-être et avaient besoin de soutien, de retrouver goût à la vie. En quelque sorte, Maurice Bellet a visité les bas-fonds de l'humanité, mon expression ne souhaite pas une connotation désobligeante, des bas-fonds très noirs, très glauques, la détresse extrême. Que dire à celui qui a tout perdu, et d'abord l'espoir de vivre ?

Maurice Bellet a donc cherché à donner des raisons d'espérer. Ce n'est pas de la théorie, c'est juste de l'accompagnement empirique. Espérer en l'homme, en la vie, et pas forcément la foi au christianisme. Il était prêtre, mais il goûtait peu aux histoires de hiérarchie cléricale. Il était probablement vu comme un vilain petit canard pour l'Église, mais un vilain petit canard qui n'a jamais claqué la porte et à qui on n'a jamais indiqué la sortie. Il se tenait à la marge. Il pensait que c'était ceux qui ne croyaient plus, ce qui ne vivaient plus qu'il devait rencontrer, qu'il devait aider, qu'il devait accompagner, et qui devaient aussi lui apporter un goût d'espérance.

Maurice Bellet définissait ainsi un chemin de l'impossible, exprimé dans "Le Lieu du combat" sorti en 1976 chez Desclée de Brouwer (DDB). Son maître mot était le respect. Respecter les autres. Ne pas enfermer les autres dans des clichés, dans des étiquettes (cette lutte contre la prison facile, le pape François l'a lui-même exprimée en 2019 ...dans une prison !). En d'autres termes : « Vous ne direz pas : la vieille, qui brûle un cierge et marmonne, est une superstitieuse. (…) Ou : cette femme acariâtre et dévoreuse de ses enfants est une malade. Vous ne direz rien de tel. Vous ne mettrez pas votre propre frère et semblable dans une prison. (…) Vous saurez que vérité comme justice ne sont pas vôtres et que rien ne me fait tant horreur que le fanatisme, l'odieuse confiscation des biens sans prix. Vous n'aurez en vénération ni l'argent, ni la violence, ni les pouvoirs, ni vos plaisirs, ni quelque seigneur ou maître, ni vous-mêmes. Vous serez libres. ».





Depuis sa disparition, on a retrouvé quelques écrits manuscrits pas encore publiés. Son site officiel (son blog) a ainsi mis en ligne il y a quelque temps un éditorial qu'il avait rédigé quelques semaines avant sa mort, au début de l'année 2018. Il se posait la question s'il fallait être optimiste ou pessimiste avec l'évolution actuel du monde et comment le regarder dans une nouvelle perspective.

De manière surprenante, il mettait en garde contre les faux optimistes, ceux pour qui tout va bien actuellement parce qu'ils y trouvent un confort de vie (tout temporaire) mais qui ne voient pas les tempêtes arriver. Et les tempêtes sont nombreuses, catastrophes écologiques, guerres, terrorisme, chômage, etc. : « Mais ce sont des symptômes ; la vraie maladie est ailleurs. Que dirons-nous ? Un cancer ? Un virus mortel ? Au fond, les deux images, cancer et virus, sont assez bonnes. Le cancer, c'est cette prolifération monstrueuse de tout et de n'importe quoi qui est en train de rendre joyeusement la planète inhabitable. Le virus, c'est l'obscur désir qui jette les humains dans la destruction de leur humanité. Et l'ensemble, c'est un délire : la raison (science et technique) y fonctionne à plein, obéissant à des principes fous. ».

D'où cette définition paradoxale du pessimiste : « Le vrai pessimiste, c'est celui qui se résigne à ça. Il ne sait même pas qu'il est pessimiste et c'est ce qui le rend particulièrement dangereux. Il se dit bêtement que "ce qui va mal va s'arranger" et que, "de toute façon, il y a de bons côtés". ».

Le théologien concédait que les bons côtés existaient réellement : « Il y a, c'est vrai, beaucoup d'initiatives heureuses (…). Ah, ces abeilles sur les toits de Paris ! Ces voitures qui cesseront de puer et d'empoisonner ! Le développement durable ! Et le dialogue à la place de la guerre ! Et le pape qui a des idées larges ! Excellent, excellent. C'est vrai et sans plaisanter. Mais il faut que ça dure. Il faut même que ça triomphe. Et il y a, en face, un pouvoir formidable et qui a d'autres visées. Il ne suffit donc pas d'initiatives heureuses mais dispersées, d'un climat nouveau mais fragile et d'un éloge bruyant du plaisir et de la réussite pour dissoudre tout à fait mes craintes. ».

Ainsi, il appelait à « ce grand mouvement qui se sépare de nos folies et crée du neuf ». Il le pressentait même déjà en marche : « C'est le combat pour de meilleures relations entre les humains, où se réveille le vieil idéal de fraternité, mais dans le réalisme des droits humains et d'une politique débarrassée des délires guerriers. C'est le réveil de la spiritualité, dans un climat de recherche et de dialogue, dans la fin des querelles religieuses, en des démarches libres où l'être humain peut connaître apaisement et sérénité. Ce sont là de grands courants qui traversent toute l'humanité. Internet y contribue. Les initiatives se multiplient. C'est, pense-t-on, par là qu'il faut aller, du côté de ce foisonnement, sans vouloir y fourrer quelque idéologie dominatrice, dont le pouvoir écraserait la libre invention pour y substituer une discipline étouffante. Ce style a fait son temps. Les moyens nouveaux de communication contribuent à son heureuse disparité. ».

Puis, sans définir précisément quoi, car il faudra encore du temps pour la réflexion pour faire cette "transformation" (il n'avait pas de nom pour la désigner et rejetait le mot "révolution" à connotation trop sanglante), Maurice Bellet donnait ce cahier des charges : « Tout repose sur un point indestructible, en-deçà, au-delà de toutes nos certitudes et inquiétudes, un je-ne-sais-quoi pour nos raisons trop courtes, et qui soit capable de survivre à l'invasion du chaos. ».

Et de conclure sans rien ajouter sinon un point d'interrogation : « Alors quoi ? Peut-être faut-il le temps nécessaire, habiter cette question-là. Elle remue tout. Elle nous touche en tout. Et l'avenir est probablement pour celles et ceux qui auront su la porter assez longtemps. ». Ce sera malheureusement sans lui.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (16 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Site officiel de Maurice Bellet.
Le chemin de l'impossible de Maurice Bellet.
Maurice Bellet, le poète de la divine douceur.
Maurice Bellet, cruauté et tendresse, dans La Voie.
Maurice Bellet, en pleine immersion dans son temps.
La disparition de Maurice Bellet.
Quelques citations de Maurice Bellet.


 


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