Un film plein d’espoir qui fait du bien : « The Old Oak »

par Vincent Delaury
mercredi 1er novembre 2023

Quatre ans après son percutant Sorry We Missed You, le cinéaste anglais « Ken le rouge » revient avec The Old Oak, titre sonnant comme une bonne vieille chanson folk faisant chaud au cœur. Tommy Joe Ballantyne (TJ) est le tenancier tendre, solitaire et usé, du Old Oak, un pub situé entre Durham et Newcastle, ancienne cité minière sous le joug de cupides spéculateurs, petite bourgade du nord-est de l’Angleterre, aux briques rouges, désormais sinistrée du fait de la désindustrialisation et de la mondialisation galopante. Il y sert les habitués désœuvrés du coin, peinant à se loger dignement et à nourrir leurs gosses, qui s’accrochent tant bien que mal à ce bar de fortune, aux meubles hors d’âge, devenu le dernier endroit pour se retrouver. Mais l’arrivée d’un bus de réfugiés syriens dans le village, envoyés loin des grands centres urbains afin qu'ils passent plus ou moins inaperçus, va soudain créer des tensions, sur fond de jalousies, de frustrations, d’humiliations et de haine de l’autre : « Je ne suis pas raciste mais… » Toutefois, TJ, cabossé par la vie, prend bientôt sous son aile une jeune migrante anglophone, Yara, douce mais volontaire, passionnée par la photographie, Ensemble, et sans oublier Laura, une bénévole, et quelques bienfaiteurs, ils vont tenter de redonner vie à la communauté locale, en ouvrant une cantine pour les plus démunis, natifs comme étrangers, sans aucunement tenir compte de leurs origines. Mais cette utopie solidaire, un resto du cœur en fait, déplaît fortement aux piliers de bar du secteur.

Ken Loach (détail) à Saint-Denis, en février dernier, photo d’après celle de Bruno Levy/©Divergence

Avec The Old Oak présenté lors du dernier Festival de Cannes (son quatorzième film sélectionné !), long-métrage dramatique se penchant courageusement sur un sujet « universel » crucial, particulièrement épineux et d’une actualité, comme on le sait, brûlante (le sort des migrants et leur accueil par des habitants de quartiers populaires, se considérant comme déclassés et oubliés), Ken Loach, après Moi, Daniel Blake et Sorry We Missed You, plante de nouveau son récit dans l’Angleterre du nord-est, voulant ainsi rendre hommage aux personnes qu’il a rencontrées in situ : « Nous avions [cf. son vieux complice Paul Laverty] rencontré là-bas, explique le réalisateur épris de réalisme et de crédibilité, beaucoup de gens d’une grande force et générosité qui réagissaient avec courage et détermination face à l’adversité actuelle. Il nous semblait que nous devions tourner un troisième film qui s’en ferait l’écho, sans pour autant minimiser les difficultés auxquelles les habitants font face et les épreuves traversées par la région au cours des dernières décennies. »  

Quid donc de ce The Old Oak de ce bon vieux chêne qu'est Ken Loach, 87 printemps au compteur ? Tout d’abord, il procure une grosse émotion générale en salles après l’avoir vu : Citizen Ken… Loach : Président, donc ! ©Photos V. D. Et si le cinéma (en salle obscure) est, comme le disait Godard, un « transport en commun » alors, à ce jeu-là, ce cinéaste so british humaniste, doublement palmé à Cannes (2006, 2016), répond parfaitement au cahier des charges. Et François Truffaut, cinéaste critique, s’est décidément bien trompé (selon le chantre de la Nouvelle Vague française, « cinéma » et « britannique » étaient deux termes contradictoires) : non, le cinéma anglais n’est pas inexistant ! Il est même bien vivant, avec le vétéran Loach pour phare (sans oublier Mike Leigh et Stephen Frears), encore vert et énergique. The Old Oak (Le Vieux Chêne), à l’en croire l’intéressé lui-même, serait son ultime film de fiction, donc faisant possiblement office, de testament, le cinéaste n'excluant pas pour autant des documentaires à venir, ouf - ne pas oublier qu'il a fait ses premières armes à la BBC, à partir de 1963, en expérimentant le cinéma-vérité dans des fictions contemporaines. Dans Le Monde n°24516 (29/10/2023, p. 25, Je continue à m'identifier au peuple, je parle sa langue : entretien réalisé par Annick Cojean), le cinéaste âgé, sans avoir pour autant la main qui tremble, précisait : « (...) J'ai 87 ans. Je ne me vois pas faire un nouveau film. Un footballeur sait quand il doit raccrocher les crampons, c'est la même chose pour un réalisateur, hélas. »

Éloge de la photographie

Yara, photographe syrienne inspirée, dans la cantine réconfortante du « Old Oak »

Et, au passage, ce réalisateur militant, et « sociologue » (cf. son réalisme social bien connu, faisant souvent appel à des acteurs amateurs), se sert du septième art pour faire l’éloge de la geste photographique. Dans Jimmy's Hall (2014), également de lui, c'était un autre art, la danse, via une salle de danse de campagne fonctionnant aussi comme lieu d'enseignement, qui agissait comme trait d'union entre les êtres et vecteur d'émancipation. Ici, c’est par la photo, intime ou de reportage, en tant que gardienne muette de la mémoire, à travers le cliché-souvenir du père de l’héroïne Yara (Ebla Mari), ses propres photographies prises sur place puis celles du village perçu comme un monde disparu (il était une fois les mineurs). La séquence du diaporama, joignant l’individuel au collectif, dans la pénombre, accompagnée superbement par un joueur d’oud, est formidable, c’est émotionnellement bien plus fort que dans le dernier Spielberg (The Fabelmans, lorsque les proches du jeune héros, tous réunis, regardent ses films bricolés), un brin emprunté. Elle est comme calée entre Chris Marker (La Jetée, les images fixes qui font narration), la photographie humaniste en noir et blanc façon Doisneau ou Willy Ronis et Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone, cf. l’arrière-salle du troquet, The Old Oak tout décati (pub défraîchi, au comptoir fatigué et à l’enseigne décrochée, d'une communauté minière autrefois prospère), qui fait office de boîte à souvenirs, via les photos accrochées sur les murs, d’un passé d’une vie en communauté révolue (la famille, les amis, les amours, les emmerdes, les grèves), focalisant particulièrement sur la grande grève des mineurs contre le gouvernement de la dame de fer, Margaret Thatcher, alias Miss Maggie (coucou Renaud), en 1984-1985. Comme quand Noodles/De Niro, magnifique loser, revient, des années après, chez son pote d’enfance Fat Moe pour mater des clichés encadrés aux teintes passées de son amoureuse d’antan, Deborah, le conduisant alors dans des vertiges mémoriels irrépressibles, agissant sur lui tel un paradis artificiel proustien où il fait bon se perdre : au fond, sa vie rêvée, revisitée pendant 3h40 (ou 4h11, version intégrale, Leone prend son temps !), n'est peut-être que le fruit d'une fumerie d'opium. Vertige de la mise en abyme.

Le nostalgique Noodles (Robert de Niro) dans « Il était une fois en Amérique » (1984), le film-testament mélancolique du maestro Leone

D'ailleurs, anecdote révélatrice, il est à noter que c'est une photo qui a servi directement de source d'inspiration pour The Old Oak à Ken Loach qui s'est toujours farouchement opposé, en soutenant mordicus le Parti travailliste, à la « sale période » de l'ère Thatcher (1979-1990) : celle où l'on voit Heather Ward, une militante, se tenir la tête, paniquée, alors qu'arrivent des centaines de mineurs affamés qu'elle finira par nourrir. « Nous nous sommes battus comme des lions pour garder les puits ouverts, racontait-elle récemment dans un Télérama récent (n°3849, 18/10/2023, p. 31, propos rapportés par Laurent Rigoulet). Personne n'a jamais eu envie d'y descendre, les conditions étaient épouvantables et nous avons connu des désastres [une explosion en 1951 a fait quatre-vingt-trois morts, ndlr], mais nous formions la seule communauté socialiste que j'aie jamais connue, nous nous entraidions et nous veillions continuellement les uns sur les autres » puis, en faisant allusion aux multiples déclarations rigoristes de la ministre de l'Intérieur du Royaume-Uni actuelle, Suella Braverman, surfant cyniquement sur une vague extrémiste lorgnant ouvertement vers la droite (« ouragan et nuées de migrants  » qui vont frapper le pays) : « Nous [avec Ken, non pas celui de Barbie hein, mais notre Loach bien-aimé !] avons forgé avec les immigrés syriens des amitiés qui ont fait leur chemin. Nous organisons ensemble des repas, des soirées et des festivals artistiques et nous ne laissons pas l'élan retomber, malgré notre gouvernement qui, depuis le Brexit, dresse toujours plus les populations les uns contre les autres et parle d'"invasion" sur nos côtes. » 

Vieux chêne encore vert

Au vu du contexte actuel (les conflits russo-ukrainien et israélo-palestinien sur fond de guerres fratricides redoutables), en tant que spectateurs après le visionnage de ce prenant Oak Tree, aux ramifications psychiques dépassant très largement le cadre clos du multiplexe, on est tous sortis de la (petite) salle (pleine) de l’UGC Ciné Cité Les Halles (Paris), et par la même occasion du Old Oak, la larme à l’œil et le cœur réchauffé (quelle foi, certes un brin candide, en l’humanité !), d'autant plus, qu'au générique final défilant, une scène de liesse, qui prend la forme d'un happy end même si tout n’est pas résolu, débouchant sur une procession populaire urbaine à l'écran, avait un effet miroir sur nous en tant que groupe d'humains sortant de la salle, émus, quelles que soient la couleur de peau et l'appartenance ou non à une croyance religieuse, après avoir effectué un même « transport en commun », le temps d’un film réussi en tant qu’expérience humaine inédite : non, les migrants et réfugiés politiques, ici en l’occurrence des Syriens, ô combien perdus et traumatisés, ne sont pas tous, loin s’en faut, des dangers potentiels menaçants la sécurité intérieure du pays d’accueil. Il serait même possible de s’unir, en Angleterre, mais aussi en Allemagne, en France, et partout où ça se tend, pour sortir plus grands d’un marasme mental actuel, aux valeurs vacillantes, alimentant regrettablement les haines de toutes parts.

Petit reproche tout de même, pour conter cette « belle » histoire, Loach et son camarade scénariste depuis Carla's Song (1996), Paul Laverty (film collégial, Loach y tient), évacuent un peu trop facilement ce qui pourrait les gêner dans la démonstration de leur trame idéologique - de gauche, ceci n’est pas un gros mot - efficace mais un poil manichéenne, didactique et binaire ; au fil d’un film consistant à abattre deux camps retranchés au nom de l’espérance qu’est le souhaité « ensemble, c'est tout », un peu bizarrement, comme s’ils bottaient en touche : plus aucune trace du footeux décérébré, hostile et xénophobe, qui casse à la descente du bus, au début du récit, l’appareil-photo tant aimé de l’héroïne principale, Yara, une Syrienne artiste pleine de pudeur, contemplative et sentimentale, et plus aucune trace non plus des jeunes gars à gros molosses, pitbulls vigoureux aux mâchoires méga puissantes - attention spoiler -, dont l’un, en bordure d’un cimetière, mord à mort le petit toutou providentiel adorable - qui sauva autrefois in extremis son futur maître du suicide -, appelé Marra, appartenant au patron du bistrot, à la bouille lassée attachante d’homme simple et fiable (TJ Ballantyne/Dave Turner, ancien leader syndical, le chêne du titre, c'est lui également, roseau charpenté qui plie, des tendances suicidaires - sa femme l'a quitté et son grand fiston ne lui parle plus - mais ne rompt pas). Alors que celui-ci s’était promis, à voix haute, de les retrouver, ces fucking bastards !, pour possiblement en découdre avec eux, ils sont continûment maintenus hors champ, me semble-t-il, et ce jusqu'à la fin, plus aucune nouvelle d’eux ! Dommage.

Dave Turner, ancien leader syndical, campant T.J. Ballantyne dans « The Old Oak » (2023, Ken Loach)

Mais c’est peut-être ça aussi la grandeur (d’âme) d’un tel film engagé : ne pas se risquer à la vengeance (attendue, et comme inévitable, le fatum en marche) mais viser davantage le pardon en choisissant une option apaisante, le « tous unis », à savoir un gentlemen’s agreement (sans oublier les… women, très importantes dans ce film) entre communautés (les autochtones des quartiers pauvres comme autant d'habitants déclassés, dits citoyens de seconde zone se noyant dans les pintes de bière, plus aucun job dans cette localité du nord-est du Royaume-Uni, rappelant les rues sans vie d’Easington Colliery à quelques encablures de la mer du Nord où fut tourné Billy Elliot (2000), marquée par un chômage endémique ; les migrants syriens fuyant le théâtre absurde de la guerre alimenté par le régime sévère de Bachar el-Assad) en vue d’un vivre-ensemble globalement espéré (« Il faut de la force pour espérer », nous dit Yara), afin d'éviter le pire en portant notamment fièrement, dans les rues (l’espace commun égalitaire), des bannières chamarrées arborant pour armes, en guise d'armoiries identitaires partagées, un grand chêne épanoui accompagné par la devise « Force, Résistance, Solidarité ». Ainsi, alors que l'histoire humaine est régulièrement traversée par la cruauté (on l'a hélas encore constaté tout récemment), il s'agit, a contrario, de mettre en avant la compassion, le sacrifice, le courage, la fraternité, l’hospitalité ainsi que la bienveillance : alléluia. Naïf projet, envoyez les violons ! Me direz-vous. Peut-être. Mais ça vaudra toujours mieux que la guerre et son cortège ininterrompu de morts et de douleurs insondables.

Quand on mange ensemble, on se serre les coudes

Le dernier Ken Loach à l’UGC Ciné Cité les Halles, Paname

Le film-pansement The Old Oak ? Une lueur d’espoir, en passant notamment par la nourriture variée grâce au melting-pot (se serrer les coudes en mangeant ensemble), le bénévolat du système D et l’art-thérapie (la photographie fédératrice renvoyant tous les blessés de la vie, croisés ici, à leurs différences et similitudes), dans ce monde ô combien chamboulé qu’est le nôtre, semblant oublier cruellement les leçons de l’Histoire. Du 4 sur 5 pour moi. The Old Oak, bon cru loachien donc, de toute évidence, généreux et vibrant. Et des plus parlants (il émeut aux larmes parce que proche de nous « Écouter les gens, c'est primordial pour faire du cinéma », déclare, à raison, Loach. Sans atteindre néanmoins les cimes poignantes de ses meilleurs opus politiques, humanistes et combatifs, dénonçant tour à tour, et entre autres, le système capitaliste carnassier voulant tirer le maximum de profit de travailleurs éreintés, la société divisée en classes diamétralement opposées, l’évolution kafkaïenne de l’aide sociale et le service public abîmé au sein de nombreux déserts économiques, le chômage de masse et ses répercussions sur l’expulsion des logements, l’éclatement des familles à qui l’État retire leurs enfants ainsi que la destruction de l’environnement, que sont des Riff-Raff (1990), Raining Stones (1993), Ladybird (1994), My Name is Joe (1998), Le Vent se lève (2006), Moi, Daniel Blake (2016) et autres Sorry We Missed You (2019) - à ce jour, mon préféré. Ce fervent adversaire du capitalisme qu'est Loach, dont pour rappel le père assurait la maintenance dans une usine, y combattait, sans jamais nous lâcher, son dernier avatar, l'ubérisation du travail, via la monstration édifiante imparable de la descente aux enfers d'un père de famille épuisé, devenu chauffeur-livreur à son compte, sans salaire fixe, sans horaires, bossant six jours sur sept jusqu'à en oublier sa femme. Assurément, son ultime fiction, The Old Oak, agit comme un condensé de toute sa filmographie, à bien des égards bouleversante.

Mister Ken Loach, 87 ans, lors de l’avant-première londonienne de son film

Ken Loach ou le vent de la révolte, celui-ci posant souvent, et encore aujourd’hui, le poing levé lorsqu'on le prend en photo, comme pour accompagner par l’action, et en image, son engagement sur le terrain par le filtre d’un cinéma social engagé en tant qu’art populaire de résistance, empathique et humain. C’est peu dire que cet Old Oak, mâtinant authentiquement émotion et réflexion, signé par ce bon vieux Loach, chêne vénérable qui va particulièrement désormais nous manquer puisque ce grand artisan du 7e art qu'il est a décidé de se retirer de la fiction, fait un bien fou. Aussi, je lui laisse volontiers le mot de la fin concernant son plus grand souhait (toujours dans Le Monde sus-cité) : « Être une voix dans le brouhaha de la société. Une voix qui interpelle ; "Vous avez vu ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Nous, ça nous met en colère, et vous ?" J’aimerais que le spectateur vive une véritable expérience lors de la projection du film, qu’il se sente intimement connecté à l’histoire, que des questions fusent, qu’il agite des idées, qu’il ait besoin d’agir, qu’il ait envie de débat. (…) C’est exaltant de provoquer des débats. Et puis de révéler une réalité différente du récit dominant. Le système économique peut détruire des vies. Il faut se battre. »

The Old Oak (2023, Royaume-Uni, 1h53, couleur). De Ken Loach. Avec Dave Turner, Ebla Mari, Claire Rogerdson, Trevor Fox, Chris McGlade, Col Tait. En salles depuis le mercredi 25 octobre 2023. 

 


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