Quand la Reine de Hongrie était vendeuse aux Halles

par Fergus
lundi 20 mai 2024

Au fil des siècles, Paris a été le cadre de surprenantes histoires. Amusantes ou sanglantes, certaines sont anecdotiques, d’autres ont profondément marqué la capitale de leur empreinte. Comment pourrait-il en être autrement dans une ville si ancienne, si imprégnée des soubresauts de la vie politique, et si grouillante d’activité populaire ? Parmi ces histoires, l’on dit qu’au 18e siècle, la Reine de Hongrie fut, chose étonnante, vendeuse aux Halles...

Le marché des Innocents (halles) et Marie-Thérèse d’Autriche en médaillon

Situé au cœur de Paris (dans la partie est du 1er arrondissement), et symbolisé tout à la fois par la superbe église Saint-Eustache et le disgracieux temple de la consommation qu’est le Forum des Halles*, le quartier éponyme est sans conteste l’un des plus animés de la capitale. Avec ses nombreux et appétissants commerces de bouche, ses bistrots à l’ancienne, ses bars à vin aux terrasses avenantes, et ses restaurants branchés, il attire non seulement les Parisiens mais aussi des foules de touristes français et étrangers. Mais combien, parmi toutes celles et tous ceux qui déambulent sur les trottoirs du quartier en quête de pittoresque, ont remarqué qu’au n°17 de la rue Montorgueil s’ouvre un passage dont le linteau gravé nous apprend qu’il est dédié à la Reine de Hongrie ?

Entrée du passage de la Reine de Hongrie rue Montorgueil

Que vient faire là cette souveraine hongroise, si loin de son impressionnant palais de Budavár et des rives du majestueux Danube ? Et de quelle reine parle-t-on ? En l’occurrence, il s’agit d’une aristocrate de la maison de Habsbourg qui, durant 40 ans, a porté la couronne de Hongrie : l’archiduchesse Marie-Thérèse d’Autriche. Or, il se trouve que cette dame, par ailleurs impératrice du Saint-Empire romain germanique (le cumul des fonctions ne posait alors aucun problème), a compté parmi ses 13 rejetons – pauvre femme ! – une certaine Marie-Antoinette d’Autriche, 12e enfant de cette pléthorique fratrie. Celle-là même qui allait devenir « la ci-devant épouse Capet » après que la Révolution française ait fait chuter son monarque de mari, le roi Louis XVI.

Va pour ces souveraines ! Mais on ne voit toujours pas quel rapport existe entre ces têtes couronnées et les Halles de Paris, ce lieu éminemment populaire et bruyant – ne parlons pas des odeurs ! – où ni Marie-Antoinette ni a fortiori sa mère n’auraient posé leurs escarpins ni couru le risque de maculer leurs somptueuses robes de soie. Il existe pourtant un lien entre ces éminentes altesses royales et le « ventre de Paris » tel qu’on le nommait déjà, longtemps avant le roman de Zola : il se nomme Julie Bêcheur. Surnommée « Rose de Mai » dans le quartier, cette femme était, dit-on, logée dans ce passage de 45 m de long, ouvert en 1770 entre la rue Montorgueil et la rue Montmartre (eh oui, la rue Montmartre n’est pas du tout située près de la fameuse butte, la voirie parisienne est espiègle).

De la guillotine au flacon de parfum

De son état, cette brave Julie Bêcheur gagnait sa vie en vendant des fruits et des légumes sur les étals des Halles. Or, il advint qu’en 1789, confrontées aux rigueurs de leurs conditions de travail, des commerçantes eurent l’idée de soumettre des doléances – c’était dans l’air du temps – à la reine de France afin qu’elle intercédât en leur faveur auprès du roi. Un cahier fut rédigé et une délégation chargée de se rendre à Versailles pour le remettre à la reine. La souveraine reçut fort courtoisement les déléguées. Parmi elles figurait Julie Bêcheur. En découvrant son visage, Marie-Antoinette observa à voix haute que la marchande ressemblait à sa propre mère, décédée quelques années plus tôt. Il n’en fallut pas plus pour qu’aussitôt la vendeuse des Halles soit surnommée « la reine de Hongrie ».

Hélas ! Julie Bêcheur, reconnaissante à Marie-Antoinette de lui avoir valu ce surnom vite popularisé dans les allées des Halles, exprima publiquement sa sympathie pour la reine en un temps où l’orage menaçait la monarchie. Vint la Révolution, puis la Terreur, laquelle fut fatale au roi le 21 janvier 1793. Le 16 octobre de la même année, c’était au tour de la « veuve Capet » d’être guillotinée par le bourreau Sanson. Julie Bêcheur, coupable aux yeux du Tribunal révolutionnaire, d’avoir manifesté de l’amitié pour « L’Autrichienne » fut à son tour décapitée. Exit la reine de France. Exit la « reine de Hongrie ». C’est en 1806, après avoir été dénommé en 1792 Passage de l’Égalité, que la courte voie où vécut Julie Bêcheur reçut le nom de Passage de la Reine de Hongrie.

Cette histoire est-elle véridique ? Difficile de l’affirmer. Car si l’historien Jacques Hillairet, auteur du remarquable Dictionnaire historique des rues de Paris (Éditions de Minuit, 1963) en fait mention en accréditant la rencontre avec Marie-Antoinette, il instille lui-même le doute dans un supplément de son ouvrage où il raconte une autre version : Julie Bêcheur, la « fruitière-orangère » la plus riche des Halles, serait décédée en 1776, et non guillotinée en 1794. Quant à la dénomination du fameux passage, elle ne serait pas due à un surnom dont Julie Bêcheur aurait hérité, mais à un parfum de romarin alors très prisé de la noblesse et de la grande bourgeoisie : l’eau de la Reine de Hongrie.

Qui dit vrai ? L’historien Jacques Hillairet ? Ou son alter ego Hillairet Jacques ? Allez savoir...

En 2019, ce vaste centre commercial – 90 000 m² ! – a été renommé Westfield Forum des Halles par le groupe qui en est propriétaire.

Note : Le marché des Innocents qui illustre cet article a été peint par le Suisse John James Chalon. Faute de tableau de la fin du 18e siècle, cette illustration est par conséquent anachronique, le tableau étant daté de 1822, soit 33 ans après la rencontre de Julie Bêcheur avec Marie-Antoinette. Le médaillon est, quant à lui, un détail de l'un des portraits de Marie-Thérèse d’Autriche peints par le Suédois Martin van Meytens.

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