Jean-Pierre Elkabbach : vous n’avez pas honte ?!

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 4 octobre 2023

« Je suis un enfant de la Méditerranée, de son soleil, de ses rivages arides, de la mer. J'ai quitté Oran, la ville où je suis né, à l'aube de ma vie d'adulte. C'était le début de la guerre d'indépendance. L'Algérie que je laissais derrière moi était devenue un pays de violence et de mort. Je suis parti sans regret. Pendant toute mon adolescence, je ne pensais qu'à cela : fuir Oran, cette ville sans horizon, rejoindre la France et surtout Paris, où tout me semblait possible. » (Jean-Pierre Elkabbach, "Les Rives de la mémoire", 2022).

« Bonjour Marine Le Pen, vous n'avez pas honte ? ». Tel était le début d'une interview le 12 janvier 2015 de la président de FN pour la blâmer de ne pas être allée à la grande manifestation du 11 janvier 2015 en hommage aux victimes des attentats de "Charlie Hebdo". Collusion avec la classe politique, au point de friser la complicité mais interviews souvent cassantes. Jean-Pierre Elkabbach, célèbre journaliste de la vie politique depuis une soixantaine d'années, est mort ce mardi 3 octobre 2023 alors qu'il venait d'avoir 86 ans (son père est mort aussi un 3 octobre), et il est parti presque les bottes aux pieds. Il était encore récemment à présenter son livre de mémoires, "Les Rives de la mémoire" qu'il venait de sortir le 27 octobre 2022 (éd. Bouquins) et il assurait encore récemment ses interviews chaque semaine sur Europe 1.

C'était même sa marque de fabrique : il a interviewé tout le monde, à la télévision ou à la radio. Le monde politique (et international) comme le monde de la culture avec "Bibliothèque Médicis". L'ancien Président Nicolas Sarkozy s'en est souvenu dans un tweet car Jean-Pierre Elkabbach a été probablement l'un des premiers journalistes à comprendre le potentiel du jeune maire de Neuilly-sur-Seine : « Passionné de politique, boulimique d'information, intervieweur pugnace et sans concession (…), Jean-Pierre Elkabbach a marqué de son empreinte toute une génération. J'en fais partie, pour avoir tant espéré, alors jeune élu, d'être son invité au micro d'Europe 1 jusqu'à ce qu'il me donne ma chance. Jamais je ne l'oublierai. ».

Pour Marine Le Pen, on pourrait dire que les dés étaient différents car elle faisait partie de l'opposition (à l'époque, la fille avait accusé le journaliste de soutenir son père, Jean-Marie Le Pen)... Pourtant, Jean-Pierre Elkabbach était le symbole dans les médias du pouvoir giscardien qui a perdu en 1981 et, paradoxalement, il est devenu par la suite sans doute le journaliste le plus proche de François Mitterrand, au point de lui faire accoucher, en septembre 1994, au soir de sa vie (et de son interminable double septennat), toutes les zones obscures de sa carrière, en particulier son passé sous l'Occupation, ses amitiés avec René Bousquet et ...sa magnifique fille de 20 ans (à l'époque) Mazarine. Parce que Jean-Pierre Elkabbach avait un défaut, qui l'a aidé à conquérir des présidences dans les médias et se garantir d'une longévité audiovisuelle imprévue alors qu'il était la première victime de la chasse aux sorcières des socialistes en 1981 : il était accro au pouvoir.



Jean-Pierre Elkabbach, ce n'est pas une marque, c'est un monument du journalisme français. Un nom qui montrait que le temps n'avait pas changé. Qu'il était toujours là, aux commandes. Son addiction au pouvoir politique, quel qu'il soit, était un reproche mérité, et il avait deux autres défauts, qu'il partageait avec un grand nombre de ses confrères, il travaillait comme un dingue, et il avait un ego si fort qu'on se demandait qui était la star, l'interviewé ou l'intervieweur ? Ce qui était dommage pour ses émissions à Public Sénat car le choix des invités était original, il faisait parler des auteurs peu médiatisés, toujours intéressants, des chercheurs, des scientifiques, des historiens, etc. qui avaient beaucoup à enrichir la culture collective et qui bénéficiaient ainsi d'un écho médiatique improbable.

En 1964, il interviewait déjà un sous-préfet à la télévision. Il a fait partie de cette génération de journalistes imposants, impressionnants, marqués surtout par leur professionnalisme et leur esprit de conquête. De la même génération que Michèle Cotta, Ivan Levaï, entre autres. Son successeur à la tête de Public Sénat est mort récemment dans un accident d'avion, Gérard Leclerc.

De Jean-Pierre Elkabbach, on retiendra surtout quelques interviews épiques, celle avec François Mitterrand le 12 septembre 1994 sur France 2, donc, sans doute la plus importante de sa carrière (il a écrit un bouquin sur cette émission et une émission de Patrick Cohen "Rembob'INA" lui était consacré récemment sur LCP), mais aussi une série de "Cartes sur Table" sur Antenne 2 avec son compère Alain Duhamel, en particulier l'émission du 16 mars 1981 avec François Mitterrand qui a annoncé qu'il abolirait la peine de mort s'il était élu quelques semaines plus tard. L'entretien de Vladimir Poutine à Moscou, aux côtés de Gilles Bouleau, en direct du journal de 20 heures de TF1, le 3 juin 2014, peu après l'annexion de la Crimée, était également mémorable bien que très tendu. Le Président russe, cynique et menteur, lui assurait alors, droit dans les yeux, qu'il n'avait jamais été question pour lui d'attaquer l'Ukraine...



Cynisme et pouvoir. Dans ses mémoires (qu'il a coécrites avec un Martin Veber), Jean-Pierre Elkabbach s'est souvenu d'un des moments forts de ses débuts de journaliste, une confrontation à Alger en janvier 1960 qui tua quatorze gendarmes, huit manifestants pieds-noirs et qui blessa cent cinquante personnes : « Je sus plus tard par Pierre Fromentin, l'un de mes patrons à Paris Inter, que De Gaulle avait accueilli la nouvelle avec une incroyable placidité. Le soir de la fusillade, des responsables de l'information avaient accompagné le Premier Ministre, Michel Debré, chez le Président de la République pour l'informer de la mauvaise tournure des événements. Il était plus de 23 heures et De Gaulle s'apprêtait à dormir. Nul n'ignorait qu'il détestait être dérangé dans les premières heures de la nuit, même en cas de force majeure. Mais ce soir-là, Michel Debré passa outre. Les forces françaises avaient tiré sur des pieds-noirs. Le Premier Ministre, incandescent, peinait à contenir son émotion. "Mon général, mon général, le sang coule à Alger !". Après un silence, l'air las, De Gaulle lui répondit d'une voix courroucée : "Eh bien, Debré, laissez-le sécher !". Il congédia ensuite ses hôtes et se recoucha. J'ai souvent repensé à cette leçon digne de Machiavel : quand on exerce le pouvoir, il faut se garder de toute impulsivité, ne jamais agir sous la pression des événements, quitte à manifester le cynisme le plus brutal. "Le pouvoir, me dirait plus tard François Mitterrand, c'est l'indifférence". Cette armure qui protège, qui met à distance, ce métal froid sur lequel glissent les émotions, est aussi nécessaire qu'effrayant. L'histoire donna raison à De Gaulle. Après une semaine d'incertitude, les autorités reprirent la main. ».



À l'évidence, Jean-Pierre Elkabbach était fasciné par le pouvoir... et il n'en avait pas honte. Ni ses nombreux collègues d'ailleurs qui ont consacré toute la soirée à lui rendre hommage sur toutes les chaînes d'information continue, y compris LCI qui, pour l'occasion, et temporairement, a délaissé l'actualité ukrainienne dont elle est pourtant si friande.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 octobre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Boulimique.
Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.
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Le nouveau JDD.
Geoffroy Lejeune.
Pap Ndiaye et les médias Bolloré.
Alexandre Adler.
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