Le nouveau JDD et la récupération des Enzo...

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 9 août 2023

« La clientèle trumpienne française, que convoitent les médias Bolloré, réclame du mensonge. C'est son fortifiant, c'est plein de vitamines. Et pas du petit mensonge subreptice, du mensonge de rencontre, au coin d'un bois. Du beau mensonge éhonté, du mensonge haut de gamme fier de lui-même, en pleine lumière, qui relève la tête et qui, dénoncé, dénonce lui-même ses dénonciateurs. » (Daniel Schneidermann, le 7 août 2023).



Après un mois et demi d'une grève historique, le premier numéro du nouveau "Journal du dimanche", c'est-à-dire celui dont la rédaction (dont les deux tiers ont démissionné) est désormais dirigée par Geoffroy Lejeune, publié ce 6 août 2023 (le numéro 3995), a fait fort dans l'incompétence et le manquement à la déontologie. Au-delà de la désinformation de fond (par exemple, un démenti de Sibyle Veil, présidente de Radio France, à propos de l'éviction de Patrick Cohen de France Info), les erreurs et coquilles sont multiples dans ces trente-deux pages faites dans la précipitation par une équipe réduite. Cela donne un aperçu de ce que le JDD est devenu.

Assurément, il est bien devenu un des "médias Bolloré". Il suffit de connaître ses prescripteurs. Par exemple, Pierre Cassen, ex-délégué CGT, ex-encarté du PCF, ex-trotskiste et devenu disciple d'Éric Zemmour, cofondateur avec sa femme Christine Tasin du site d'extrême droite "Riposte laïque", y a vu une heureuse évolution : « J'ai acheté le nouveau JDD : vraiment excellent, faites comme moi ! ».

Pour son grand retour dans les kiosques, le JDD a donc voulu taper fort en se faisant le défenseur des familles des victimes de l'insécurité ambiante. C'est l'une des clefs du populisme d'extrême droite : faire dans le sécuritaire et faire croire qu'avec l'extrême droite, il n'y aurait plus ni meurtre ni crime odieux.

Il n'y a certainement pas de fatalité aux crimes, mais même dans une société hypersurveillée et hyperpolicière, le crime existerait toujours parce que l'humanité est ce qu'elle est, jusqu'à son inhumanité. Évidemment, personne ne peut s'opposer au point de vue des victimes, ou des familles des victimes, et elles sont trop souvent négligées, ignorées des pouvoirs publics, en tout cas trop peu écoutées et "prises en charge", pour ne pas y voir un sujet de consensus. Là est donc le piège idéologique.

Le thème est donc non seulement porteur mais pertinent, même s'il est à froid (l'insupportable meurtre d'Enzo a eu lieu il y a déjà plus de deux semaines ; aucun crime odieux n'a, semble-t-il, été commis ces derniers jours, ou, si je l'ignore, c'est qu'il n'a pas été médiatisé, et la différence de traitement médiatique d'un crime par rapport à un autre crime est, en lui-même, un dense sujet d'étude dont il n'est pas question ici).

"Malheureusement" pour la nouvelle équipe autour de Geoffroy Lejeune, non seulement ce sujet a été vicié par la manipulation pure et simple, mais en plus, il a été desservi par une totale incompétence. On est très loin de l'excellence journalistique telle que l'a affirmé le groupe Lagardère à l'annonce du changement : « Au JDD, Geoffroy Lejeune aura la mission d’incarner l’excellence journalistique, à savoir : les faits, l’investigation, le devoir d’informer. ».

L'incompétence, parlons-en en premier puisqu'elle est la plus voyante. Voulant illustrer ses propos sur la mort d'Enzo (Enzo P.), 15 ans, poignardé près d'Évreux (près de Louviers, l'ancien fief électoral de Pierre Mendès France) le 22 juillet 2023, le journal a placé à sa une une photographie de la marche blanche venue soutenir la famille ...d'un autre Enzo (Enzo B.), lui aussi disparu, 16 ans, percuté par une voiture dans les Landes le 16 janvier 2023 (et son frère également gravement blessé). La photo montre ainsi la marche blanche qui a rassemblé plus de 400 personnes sur les lieux de l'accident, à Hinx, le 21 janvier 2023. Il n'était pas compliqué (c'est à la portée de n'importe quel surfeur sur le net) de trouver une photographie d'une autre marche blanche, celle pour soutenir la famille du malheureux adolescent poignardé cet été.

On comprend très vite ici que l'idée du journal n'est pas l'empathie ni la compassion envers les victimes, mais bien la seule exploitation (très mal faite ici) d'un homicide en confondant deux victimes de faits graves très différents l'un de l'autre. Lydia Dumonteil, la mère d'Enzo B., « qui, depuis dimanche, se dit harcelée sur les réseaux », a d'ailleurs annoncé le 7 août 2023 à "Libération" qu'elle comptait déposer plainte contre le JDD pour l'utilisation de cette photographie de une : « Je n’ai jamais été contactée par le JDD, que ce soit à propos de la photo ou même de la tribune. La seule autorisation que j’ai donnée, c’est au journal "Sud-Ouest", pour qu’ils prennent une photo de la marche organisée en l’honneur d’Enzo. ».

La réponse (sur Twitter) de Geoffroy Lejeune n'a pas été à la hauteur de sa compétence. Au lieu de faire amende honorable (après tout, l'erreur est humaine et tout le monde peut en faire), il a au contraire expliqué qu'aucune erreur d'illustration n'avait été faite pour illustrer symboliquement des familles de victimes. Une justification qui ne convaincra que ceux pour qui le nouveau JDD est désormais adressé.

La mauvaise foi est d'autant plus caractérisée que la lettre ouverte commence ainsi : « Enzo avait 15 ans et il y a quelques jours, il a reçu une lame en plein cœur. Malgré le silence judiciaire, politique et médiatique autour de l’affaire qui concerne son fils, nous avons lu les mots de la mère d’Enzo. Et nous avons immédiatement pensé à notre histoire, à nos maris, femmes, pères, mères, enfants eux aussi agressés, handicapés, tués, violés, assassinés. ».



La manipulation, elle, est moins visible et plus subtile. Le JDD a publié en effet une "lettre ouverte de familles de victimes au Président de la République" (comme l'indique le titre de la une) : « Nous demandons au Président que ces douleurs soient reconnues, soulignant la croissance des violences et les défaillances judiciaires. (…) Ces drames sont négligés, car ils ne provoquent pas de tumulte médiatique (…). Non, monsieur le Président, fidèles à qui nous sommes, nous ne demandons pas la lune. Nous ne demandons qu'une seule chose qui ne vous coûtera rien : avoir au moins l'impression de n'être pas les seuls dans notre chagrin à perpétuité. ».



Le journaliste Denis Masliah a rencontré certaines familles de victimes iséroises qui ont signé cette lettre, pour comprendre la manipulation et a titré son article, paru le 6 août 2023 dans "Le Dauphine libéré", de manière très explicite : « Des familles de victimes iséroises cosignent une lettre ouverte au président Macron... écrite par la rédaction du JDD ». Et de préciser : « Un texte paru dans le "Journal du dimanche", qui a en fait été écrit, selon nos informations, par la nouvelle rédaction du journal qui a sollicité ensuite les familles. ».

"La Dépêche", dans un article du 7 août 2023, précise : « Selon "Le Dauphiné libéré", vers qui se serait tournée l'une des familles, l'initiative de cette lettre ouverte n'émanerait pas des familles de victimes de faits divers, mais de journalistes du JDD. Selon le quotidien, la rédaction leur aurait proposé de signer une lettre rédigée par une journaliste de CNews et du JDD. ».

Choisir les mots, les phrases, les thèmes, ce n'est pas jamais anodin, d'autant plus dans ce cas précis puisque la lettre évoque notamment « des criminels aux profils trop récurrents » (sans d'ailleurs expliciter ce que cela signifie vraiment, mais les sous-entendus sont bruyants). Même le titre de la lettre ouverte (« Nous ne sommes pas des faits divers ») reprend idéologiquement le vocabulaire préféré d'Éric Zemmour énoncé le 11 septembre 2022 à Gréoux-les-Bains, dans le Var : « Le tabassage, le viol, le meurtre, l’attaque au couteau d’un Français ou d’une Française par un immigré n’est pas un fait divers. C’est un fait politique que j’appellerai désormais francocide. ».

En clair, comme l'a constaté l'éditorialiste Daniel Schneidermann dans sa chronique du 7 août 2023 : « "L'appel" des victimes au chef de l'État a, en fait, selon les révélations du "Dauphiné Libéré", été rédigé par la bande de Lejeune elle-même, qui l'a ensuite soumis pour signature auxdites victimes. ». La manipulation vient de ce que ce contexte n'est pas clairement indiqué et de ce que le journal laisse entendre que ce sont les familles des victimes elles-mêmes qui ont pris l'initiative de cette lettre ouverte.

Relaté dans un article du JDD paru le 7 août 2023, le tweet de Pierre-Marie Sève, secrétaire général de "l'Institut pour la justice" (club de réflexion proposant des mesures répressives et positionné à l'extrême droite) est venu aider la nouvelle équipe du JDD pour insister sur le fond et pas sur la polémique : « Serait-il possible pour une certaine presse de ravaler quelques heures son venin pour se concentrer sur le fond du sujet ? Sur le fait que depuis des années, des familles sont niées. Et qu'elles sont maintenant salies. Le JDD a tenté de calmer le jeu en parlant d'un sujet consensuel au possible : la douleur de ceux qui ont perdu quelqu'un de leur famille. Et vous êtes incapables de garder cette décence humaine élémentaire qu'est le respect. ».

L'article du JDD précise : « "C’est bien vous qui avez écrit la lettre ou bien c’est le JDD ?", aurait demandé le journaliste du "Dauphiné libéré" à la victime. "Le Dauphiné libéré a eu l'indécence de lui téléphoner, non pas pour la soutenir ou pour lui adresser un mot de sympathie, pour son fils qui est mort. Mais pour rechercher un scandale où il n'y en a pas" (…). Le directeur de "l’Institut pour la Justice" indique également avoir eu au téléphone la victime contactée par "Le Dauphiné libéré". Cette dernière est "absolument furieuse" de l’objet de l’appel, et "a eu le bon sens de leur raccrocher au nez", précise-t-il. ». Le responsable de ce think tank a reconnu cependant qu'il a lui-même appelé une famille de victime, non pour la conforter ou soutenir, mais pour tenter d'éteindre la polémique...

Ainsi, la mauvaise foi est toujours de mise au JDD nouveau, puisqu'il ne semble pas avoir été démenti que la rédaction de la lettre ouverte émane du JDD lui-même et pas des victimes. Cette mauvaise foi se nourrit de la récupération classique des tragédies. Cela donne une bonne idée du virage que vient de prendre cet hebdomadaire.

Dans un article du "Télérama" publié le 7 août 2023, des journalistes de la rédaction du JDD, sur le départ, sont atterrés, comme l'un d'eux : « Sur le fond comme sur la forme, c’est un torchon. Ce premier numéro vient finalement nous donner raison. ». Il est donc possible que l'hémorragie dans la rédaction se poursuive.

Alors, faut-il s'indigner ? Daniel Schneidermann a apporté une réponse ambiguë : « Le JDD de Bolloré compte sur vos indignations. Semaine après semaine, il va se nourrir du bad buzz produit par notre effroi promotionnel (…). » (je ne sais pas ce qui met dans son "vos" et son"notre"). C'est évident que le pseudo-scandale est une marque de fabrique des populismes, choquer pour faire sa pub, une méthode de marketing comme une autre et la préférée des méthodes tant à l'extrême droite (Jean-Marie Le Pen puis Éric Zemmour) qu'à l'extrême gauche (Jean-Luc Mélenchon et Sandrine Rousseau).

Dans cette affaire, les familles des victimes vont continuer à ne pas être écoutées (puisque la polémique porte sur la manipulation médiatique et pas sur la reconnaissance par l'État des victimes) et sont donc les premières "victimes" de cette polémique... et le journalisme aussi, bien sûr (mais ce n'est pas nouveau).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (07 août 2023)
http://www.rakotoarison.eu


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