L’organisation technoscientifique du monde

par lephénix
vendredi 26 novembre 2021

Le rythme actuel d’expansion de la technique s’avère insoutenable pour des populations dont les capacités d’adaptation ne sont ni extensibles ni exponentielles – sans compter les capacités de charge environnementales... Face à ce déferlement et cet emballement technologiques sans précédent, est-il temps encore de remettre la technique à sa place ? Ne serait-ce que pour s’assurer d’un avenir commun, désirable et écologiquement viable dans une société de contrainte souffrant d’un « déficit fondamental d’intelligibilité » ? La poursuite à tout prix de « l’opérativité technoscientifique » n’engendrerait-elle pas des « irrationalités déshumanisantes » ?

La course sans fin ni finalité à la puissance technique peut-elle encore être considérée comme la condition du « progrès » social et du bonheur de tous ? Daniel Cerézuelle éclaire les ressorts subjectifs de la « dynamique technicienne » de nos sociétés qui « déplace sans cesse les repères symboliques organisant les relations des hommes entre eux et avec le monde  » et remonte à la genèse de l’emballement des deux siècles précédents : « L’accès à la puissance, qu’elle soit militaire, politique ou spirituelle, a toujours suscité la passion ».

D’Aristote au transhumanisme en passant par Prométhée et Faust, tout se passerait-il comme si l’homme cherchait sa « solution dans sa dissolution » ? Tout ça en s’en remettant à une technique « porteuse de la promesse d’une subversion des cadres ontologiques de l’existence » ? C’est-à-dire à une prise en charge machinique et machinale de son existence ? Le philosophe et sociologue fonde son analyse sur celle d’illustres précédesseurs comme le protestant Jacques Ellul (1912-1994). Ce dernier avertissait que le développement du système technicien est celui d’un « processus autonome, sans sujet ni finalité » impliquant la soumission sans raison aux ordres des seuls maîtres des commandes... Le penseur bordelais appelait à un moratoire technique concernant toute innovation et plaidait pour une adhésion à une « éthique de non-puissance ».

Pour l’heure, tout se passe comme si, « d’un côté, on fait comme s’il n’y avait pas le choix et de l’autre on fait comme s’il n’y avait pas de coûts sociaux, culturels, politiques, écologiques, etc., de l’innovation technique ».

 

La violence technicienne

Depuis Dijon, le philosophe Jean Brun (1919-1994) lançait l’alerte sur le « potentiel de déshumanisation » d’une technique procèdant d’un « désir actif de rompre les relations avec le réel qui caractérisent l’existence humaine et qui circonscrivent sa finitude ». Dans Le Rêve et la Machine (La Table Ronde, 1992), il montrait que «  l’homme a d’abord rêvé ses techniques avant de les réaliser  », afin de s’affranchir de sa gangue biologique comme de ses limites. L’histoire de la technique est-elle commandée par un «  onirisme métaphysique » ? Celui-ci ne connaît pas la marche arrière ni de retour au réel – surtout pas après des décennies d’emprise électronique scellant l’obsolescence de l’humain : « Tant que la puissance du désir agit à notre insu sous le masque de la rationalité opératoire, aucune maîtrise de la technique n’est envisageable ». Ainsi, les « délires techniques successifs s’enracinent dans un fond permanent  » de pensée magique comme la chimère d’un techno-pouvoir procédant d’une technologie présumée se déployer d’elle-même dans un fatalisme asséné – « on n’arrête pas le progrès »... Mais le dit « progrès » se fait contre les populations qui en subissent le laminoir alors que ses bénéficiares se dédouanent en toute « irresponsabilité » de ses conséquences... Le moteur du techno-progressisme et de cette volonté de « maîtrise opératoire du réel », ce ne serait que ce désir de dépasser l’humain, serait-ce en le reniant ? Ce ne serait que cette volonté de puissance illimitée n’ayant plus d’autre but qu’elle-même, et se retournant en soumission illimitée voire en machinisation généralisée du réel ?

Manifestement, c’est bien « par essence et non par accident que notre rapport à la technique recèle un risque de déshumanisation  ». Car enfin « la vocation de l’outil est de se transformer tôt ou tard en arme ». Dans l’entreprise technicienne occidentale, «  toute machine devient machine de guerre  » - et de traque dans un monde « sans contact »... Ainsi, « tout se passe comme s’il était de la nature de nos outils de pouvoir tôt ou tard de se transformer en armes porteuses d’une violence susceptible de se retourner contre l’homme » : « Le besoin d’appuyer sur l’accélérateur, auquel nous consacrons d’immenses ressources et auquel nous sacrifions tant d’existences, n’a rien à voir avec l’utilité  ». Une société technicienne qui « prétend protéger l’homme » l’exposerait-elle en pratique à de nouveaux dangers qu’elle créerait elle-même ?

Ainsi, il y aurait bel et bien une « dimension d’irrationalité profonde qui détermine sourdement notre rapport aux techniques et favorise une incontinence technologique » dénuée de toute utilité humaine... Plutôt un « état d’urgence » technologique permanent qu’une vie libre, autonome, décente et responsable ? La destruction de la nature serait-elle indissociable de celle de la liberté des hommes ? De bonne heure, des penseurs avaient compris que « la volonté de puissance technicienne ne pouvait s’arrêter à la seule maîtrise technique des choses de la nature  » : il fallait aussi qu’elle « s’investisse dans la maîtrise des choses humaines ». Il fallait que la soumission à une « mythologie techniciste menant à un emballement déséspéré  » s’achève par l’incarcération de l’humain dans un monde-machine.

Somme toute, le « processus global d’insertion de l’individu dans un réseau informationnel producteur d’effets de pouvoir sur lequel il perdrait toute maîtrise » se révèle autodestructeur pour l’espèce présumée humaine autant que pensante... Les hommes seraient-ils, au fond d’eux-mêmes, « fascinés par la dépossession de leur capacité personnelle d’agir qui résulte du fonctionnement normal de leurs outils de puissance  » ? Une partie d’eux-mêmes serait-elle « prête à consentir par avance aux désastres possibles » ?

 

Y a-t-il un déterminisme technologique ?

Manifestement, l’actuel contexte civilisationnel « très spécial d’accélération technologique » exige pour le moins une « régulation éthico-politique des techniques informatiques ». Mais nos « responsables » manifestent-ils le « souci de civiliser nos techniques pour les rendre compatibles avec les équilibres naturels et avec nos valeurs  » ? L’informatique s’avère bel et bien « créatrice de nouvelles formes d’être » - du culte du « progrès » et de l’addiction technolâtre jusqu’à la techno-zombification, au transhumanisme et aux robots surhumains... Ainsi, l’innovation scientifique et technique perpétuelles se révèle une « véritable bombe à retardement » menant à l’implosion de notre socle vital : le « processus de création-destruction qui est l’une des conditions essentielles de ce dynamisme a pour effet la désintégration des modèles symboliques qui organisent l’existence et font obstacle à nos pulsions violentes  »... A l’instar des techniques de transport motorisé, les techniques de l’imagerie semblent s’inviscérer dans nos modes de vie : « Le temps que nous leur consacrons, la fascination qu’elles exercent et la place privilégiée qui y est faite à la violence ne s’explique pas par les seules considérations utilitaires. Comment tant de gens peuvent-ils s’y intéresser ? (...) Ce qui nous procure la jouissance et le besoin de la répéter, c’est l’abolition du principe de réalité, du rapport au temps, de la responsabilité de nos actes ; bref, c’est l’abolition des conditions inhérentes à l’existence incarnée. Il est essentiel de reconnaître qu’une partie de nous-mêmes est prête à tout pour jouir des « transports » que nous offrent les techniques, y compris à la prise de risque et à la violence technicienne ». Le plus placide d’entre nous ne s’est-il pas déjà surpris en flagrant délit d’irritablité au volant d’une automobile ou ... devant un écran récalcitrant ? Quel avenir offre un monde permettant aux uns de « traiter le cerveau » de leurs semblables dépossédés de leur « efficacité organisatrice » comme une « simple ressource à capter » ? La technicisation de nos modes de vie et l’extension du domaine d’une « opérationnalité technique » affranchie de normes éthiques détruirait-elle « la base anthropologique qui l’a rendu possible jusqu’ici » ? Se basant sur l’analyse d’autres technocritiques qui ont pensé « l’incarnation » comme l’agnostique Bernard Charbonneau (1910-1996) et le catholique lvan Illich (1926-2002), Daniel Cérézuelle rappelle que le déploiement accéléré de la puissance technicienne exerce des « effets désorganisateurs voire déshumanisants tant au plan individuel que collectif  ». Les conflictualités depuis le début du vingtième siècle attestent d’un déchaînement de violence industrialisée qui n’est que « l’une des dimensions de la guerre totale  » - la guerre est un «  fait social total lorsque l’ensemble de la vie sociale se soumet à la logique de la puissance militaire » et de la quantification généralisée. Avec la digitalisation permettant de « convertir en information l’énergie productive du travailleur puis piloter son activité sur cette base », celui-ci est dépossédé de la densité pulsante de sa chair pensante : « Le travail réel s’efface au profit de tableaux de bord et de la prolifération de simulacres informatiques à partir desquels se prennent les décisions stratégiques et opérationnelles. Or, parce que l’homme est un être de chair, son rapport au monde n’est pas seulement intellectuel ou opératoire, mais aussi sensible et symbolique. L’être de chair a besoin de vivre au sein d’une civilisation qui inscrit la puissance des techniques dans un ordre symbolique plus vaste, qui organise les relations que les hommes ont entre eux et avec le monde. »

La « démocratie » ne suppose-t-elle pas une vision ouverte, riche d’alternatives possibles, « à dimension symbolique voire spirituelle forte  » échappant à la toute-puissance techno-économique ? Toute « organisation » laissée à elle-même tend à « devenir sa propre fin et à croître, quelle que soit son utilité réelle ». Or, la croissance illimitée d’une activité n’est pas viable dans un monde fini : « La puissance de nos installations techniques les rend potentiellement dangereuses et toute tentative de contrôle, serait-ce pour la prévention des risques, crée le risque de dysfonctions  »... Ce processus d’accélération technique « accroit l’échelle de notre responsabilité » tout en nous privant du temps nécessaire pour « l’exercer moralement », faute de pouvoir reconstituer des « ressources culturelles symboliques » et d’adopter de « solides repères éthiques ». Le « droit au moratoire technologique » n’est-il pas l’un des « fondements de toute culture technique envisageable » ? L’urgence est bien de « résoudre, sur des bases morales et politiques, les problèmes sociaux et environnementaux crées par deux siècles de progrès technoscientifique et industriel accéléré". Plutôt que « d’en créer de nouveaux » en stimulant une innovation perpétuelle aux effets aussi écocides que liberticides ajoutant des couches d’hypercomplexité galopante. S’il n’y a pas de fatalité pas plus que de déterminisme technologique, un « travail de démythologisation de la technique » et de démystification de notre imaginaire technique s’avère indispensable pour conjurer la déshumanisation par l’informatisation intégrale de nos vies dans nos villes-machines ultraconnectées. Il n’y a pas d’état de fait impensé ni inquestionnable. Pas plus que d’accomplissement de la liberté humaine par l’augmentation sans finalité de la puissance technique et la décivilisation qu'elle génèrre.

Daniel Cérézuelle, La Technique et la chair, l’échappée, 410 p., 22 €


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