L’éternité est ŕ nous, ŕ raison d’environ 4 % l’an
par Michel J. Cuny
vendredi 7 février 2025
"Par-delà les chocs et les crises", Thomas Piketty voit venir un phénomène qui paraît le fasciner, et qui pourrait effectivement en fasciner quelques autres :
« L’évolution générale ne fait aucun doute : au-delà des bulles, on assiste bien à un grand retour du capital privé dans les pays riches depuis les années 1970, ou plutôt à l’émergence d’un nouveau capitalisme patrimonial. » (Idem, page 273.)
« Le facteur le plus important à long terme est le ralen-tissement de la croissance, notamment démographique, qui, avec le maintien d’une épargne élevée, conduit mécaniquement à une hausse structurelle et tendancielle du rapport capital / revenu, au travers de la loi β = s/g. » (Idem, page 273.)
Mais Thomas Piketty croit tellement peu à sa petite équation, qu’il ne s’interdit pas de lui trouver encore de nouvelles limites :
« Ce mécanisme constitue la force dominante sur très longue période, mais il ne doit pas faire oublier les deux autres facteurs qui en ont substantiellement renforcé les effets au cours des dernières décennies : d’une part, un mouvement de privatisation et de transfert graduel de la richesse publique vers la richesse privée depuis les années 1970-1980 ; et d’autre part, un phénomène de rattrapage de long terme des prix des actifs immobiliers et boursiers, qui s’est également accéléré dans les années 1980-1990, dans un contexte poli-tique globalement très favorable aux patrimoines privés, par comparaison aux décennies de l’immédiat après-guerre. » (Idem, pages 273-274.)
Évidemment, par-delà la neuve "privatisation", il serait particulièrement indiqué d’envisager l’ancien mouvement de nationalisation survenu dès l’époque du Front populaire et après 1945, et vaguement inspiré de l’Union soviétique… Mais ce serait évoquer le diable !
Mieux vaut donc privilégier le rôle de β = s/g… tant il est vrai que, puisque les nationalisations étaient sans doute une aberration, les privatisations ne faisaient sans doute qu’éponger celle-ci. C’est donc bien à β de triompher…
Mais, après avoir rédigé une quarantaine de pages (274 à 314) qui sautent allègrement par-dessus tout ce qui pourrait nuire à la démonstration de la force universelle de la tautologie élastique β = s/g, Thomas Piketty se trouve assuré d’avoir convaincu son lectorat de ce qui ne mord, en réalité, sur rien de ce que sont les enjeux réels de cette exploitation de l’être humain par l’être humain qui détermine le fonctionnement même du capital. Il n’y aura toujours chez lui que des titulaires de patrimoines en quête d’un taux de rendement satisfaisant. Avec ces gens-là, il peut triompher à bon compte :
« Nous comprenons maintenant assez bien la dynamique du rapport capital / revenu, telle que décrite par la loi β = s/g. Le rapport capital / revenu de long terme dépend notamment du taux d’épargne s et du taux de croissance g. » (Idem, page 315.)
Or, la causalité qui façonne les deux éléments qui se rencontrent pour donner β est particulièrement massive : ainsi ne sont-ils eux-mêmes que fétus de paille. Il n’est même pas possible de compter sur la moindre solidarité entre eux :
« Ils sont en outre largement indépendants l’un de l’autre. » (Idem, page 315.)
Que peut-on retenir, pour finir, de la désormais fameuse deuxième loi fondamentale du capitalisme ?
À peu près rien, selon l’aveu même de Thomas Piketty, puisque, passée au crible de l’histoire économique réelle, elle ne ressemble plus à rien :
« Tout cela permet de mieux comprendre les fortes variations historiques et spatiales du rapport capital / revenu - sans même prendre en compte le fait que le prix relatif du capital peut lui aussi beaucoup varier, dans le court terme mais aussi dans le long terme, de même que celui des ressources naturelles. » (Idem, page 315.)
Requiem in pace.
Et revenons à l’immortelle tautologie d’avant - celle qui fonctionne fort heureusement hors du temps - pour lui donner des petits. C’est que Thomas Piketty nous promet un nouvel épisode croustillant :
« Il nous faut maintenant passer de l’analyse du rapport capital / revenu à celle du partage du revenu national entre travail et capital. » (Idem, page 316.)
Pas de problème…
« La formule α = r x β, baptisée première loi fondamentale du capitalisme dans le chapitre 1, permet de passer de façon transparente de l’une à l’autre. » (Idem, page 316.)
Le "travail" !... Grands dieux ! Que va-t-elle nous faire de cela, la chère première loi fondamentale qui ne nous a encore servi de rien ?
Si la deuxième loi fondamentale du capitalisme a fait long feu du fait des trop nombreuses tribulations temporelles auxquelles elle s’exposait, pourquoi ne pas se rabattre sur l’intemporalité de la première, dont il faut redire qu’elle avait pris la forme α = r x β ? Donnons-lui une figuration plus concrète. Elle est de Thomas Piketty :
« Par exemple, si la valeur du stock de capital est égale à six années de revenu national (β = 6) et si le taux de rendement moyen du capital est de 5 % par an (r = 5 %), alors la part des revenus du capital α dans le revenu national est égale à 30 % (et celle des revenus du travail est donc égale à 70 %). » (Idem, page 316.)
Évidemment - et bien que son évaluation en termes de prix de marché ne soit pas une petite affaire -, β (le rapport entre le capital national et le revenu national annuel) nous donne l’impression de pouvoir au moins nous livrer son fantôme… Ainsi, selon Thomas Piketty :
« La question centrale est donc la suivante : comment est déterminé le taux de rendement du capital ? » (Idem, page 316.)
Précédemment, nous avons vu venir - non sans une certaine frayeur - le terme même de "travail" sous la plume de notre auteur : en soi, c’était un événement. N’y avait-il pas un risque de le voir ensuite déraper vers la question de l’exploitation ? Sept pages plus loin, nous nous trouvons définitivement rassuré(e)s :
« […] le placement d’un capital requiert en général un minimum de travail, ou au moins d’attention, de la part de son détenteur. » (Idem, page 323.)
Le loto lui-même, etc… De même, le poker…
Il y insiste une petite dizaine de lignes plus loin en soulignant :
« […] le fait que chacun passe du temps - parfois beaucoup de temps - à gérer son propre portefeuille et ses propres affaires, et à déterminer quels sont les investissements les plus profitables. » (Idem, page 324.)
Et ce travail a un coût. C’est-à-dire qu’il implique rémunération. En déduisant celle-ci, nous atteignons à la vraie "pureté"…
« […] du rendement pur du capital aux différentes époques, obtenu en déduisant du rendement moyen observé une estimation plausible - quoique peut-être un peu trop élevée - des coûts informels de gestion (c’est-à-dire de la valeur du temps de travail passé à gérer son patrimoine). » (Idem, page 324.)
Non, Thomas Piketty n’est pas un bolchevik.
Le travail que s’impose tout détenteur de capital (d’un patrimoine, selon Thomas Piketty, et c’est donc bien monsieur "tout le monde") exige rémunération… au mérite sans doute. Peut-être pour des sommes plus ou moins importantes, selon les mérites intrinsèques du patrimoine lui-même… Serait-ce pas ce que de méchantes gens appellent : le profit ? Qui sait ? Mais une fois évacuée cette "rémunération" bien méritée, nous atteignons à la pureté comptable. Voici en quels termes :
« En France comme au Royaume-Uni, du XVIIIe au XXIe siècle, le rendement pur du capital a oscillé autour d’une valeur centrale de l’ordre de 4 %-5 % par an, ou plus généralement dans un intervalle compris entre 3 % et 6 % par an. » (Idem, page 325.)
Évidemment, ces évaluations sont à prendre ou à laisser. Mais c’est du tout pur. Au-delà du travail de gestion (dûment soustrait par Thomas Piketty), tout ce qui est travail de production a sans doute été rémunéré au "juste prix". Inutile de s’y attarder. C’est bien le seul "rendement du capital" qui est ici en question…
Ainsi, sans broncher, il nous faut admettre que nous sommes redevables au capital seul d’un rendement, à lui seul dû, qui varie d’un 4 %-5 % par an à un plus général 3 %-6 %. Pas mal, pour du gratis. Et qui paraît devoir s’établir pour la quasi-éternité. Thomas Piketty paraît lui-même n’en pas revenir :
« En tout état de cause, cette quasi-stabilité du rendement pur du capital sur très longue période - ou plus probablement cette légère baisse, d’environ un quart ou un cinquième, de 4 %-5 % aux XVIIIe et XIXe siècles à 3 %-4 % aujourd’hui - constitue un fait majeur pour notre enquête, sur lequel nous allons abondamment revenir. » (Idem, page 326.)
Avec plaisir.
C’est que nous tenons ici un socle, le vrai socle de la quantification de la valeur économique de tout patrimoine… Thomas Piketty nous en fait la démonstration dès le premier mot qui vient après son affirmation d’y "abondamment revenir" :
« Afin de mettre ces chiffres en perspective, rappelons tout d’abord que le taux de conversion traditionnel entre capital et rente aux XVIIIe et XIXe siècles, pour les formes de capital les plus répandues et les moins risquées, typiquement des terres ou de la dette publique, est généralement de l’ordre de 5 % par an : la valeur d’un capital est estimée à environ vingt années de revenu annuel rapporté par ce capital. Cette valeur de référence est parfois estimée à vingt-cinq années (ce qui correspond alors à un rendement de 4 % par an). » (Idem, page 326.)
L’un dans l’autre, cela nous convient parfaitement. Nous sommes décidément dans du dur. C’est du plus fondamental que prévu. Et c’est l’expression toute nue de l’adorable "première loi fondamentale du capitalisme" : α = r x β.
"r", comme l’annonce du paradis sur terre (de 4 à 5 % environ), pour des siècles et des siècles, et pour "tout le monde", à condition de définir et de mettre en œuvre "la" bonne organisation…
Michel J. Cuny