Un monde commun

par lephénix
samedi 26 avril 2025

Une « guerre des mondes » dévaste la planète et traverse les sociétés « selon des lignes de fractures nouvelles ». Dans cette fournaise émerge un « projet démocratique de résistance » à l’accaparement de la richesse commune et aux atteintes à la survie de l’espèce présumée humaine. Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval en appellent à réinstituer des « communs » et à « faire corps commun » contre l’inhabitable.

 

Pour le « sens commun », l’eau, l’air, la terre et la biosphère sont manifestement des « biens communs » - en anglais : des « commons » - et des ressources limitées, de moins en moins sécurisées, dont l’accaparement signifierait pour le moins la spoliation de l’espèce humaine.

La question de leur accès et de leur préservation se pose pour le « commun des mortels », à l’heure de leur marchandisation et de la privatisation accélérées comme de la brevetabilité du vivant. Les aspirations à des « horizons communs » se manifestent à travers des expérimentations multiples qui s’ouvrent et se referment comme autant de roses face au « projet colonial et prédateur », résolument « éthnocidaire », d’une contrefaçon de « civilisation occidentale ».

Depuis la mise en place d’une « gouvernance oligarchique mondiale », la planète est prise dans les « jeux d’influence des puissances capitalistes privées qui bénéficient de la libre circulation des capitaux  »… Est-il besoin de rappeller qu’ « il n’y pas d’économie en dehors de la biosphère » ?

La transformation des ressources communes en machinerie à produire la rente au seul profit de quelques intérêts privés s’avère une « véritable bombe environnementale » pour tous. Si l’on en juge par la destruction des milieux de vie, la « déshabitation des humains » et une éradication de toutes les espèces, dont la nôtre, « liée au sol de la terre » - n’en déplaise aux délires techno-solutionnistes hors sol qui pervertissent jusqu’à l’urbain en « non-lieu sans limites, sans centre, hors de toute échelle humaine »...

Pierre Dardot et Christian Laval expliquent que les luttes en cours, les mobilisations hétérogènes et les pratiques, portées par un « lien d’appartenance entre communauté et Terre », forment depuis l’insurrection zapatiste de 1994 et « l’Alter-mondialisme » jusqu’aux récents Soulèvements de la terre, une « nouvelle cosmopolitique directement opposées aux dominations étatiques et à la logique normative du néolibéralisme  ».

Ainsi, dans un cadre de pensée latino-américain, la Terre ne saurait être conçue comme un « objet d’appropriation et d’exploitation mais comme une dimension de la vie collective, comme la trame relationnelle de la vie des humains et des non-humains, dans un rapport spirituel de filiation et non de possession  ».

Si le passage en force de la fiction juridique de la propriété instituant la terre en « actif foncier calculable, divisible, aliénable », est « nécessaire » au « développement de l’agro-négoce et des industries extractives » ainsi qu’à la spéculation foncière « à la périphérie de mégapoles submergées par l’exode rural », elle est précisément dispensable pour « le commun des mortels ». Mais cette fiction-là détruit l’habitation humaine et « déterritorialise l’espèce humaine » qu’elle expulse de sa biosphère.

 

Un internationalisme des pratiques ?

 

Le philosophe et le sociologue rappellent que la fin, en août 1971, du « système dit de Bretton-Woods », mis en place après la dernière guerre mondiale, a ouvert les vannes d’une « globalisation financière » qui n’admet qu’une seule règle : « favoriser les mouvements de capitaux à la recherche de profits rapides  ».

Depuis, une « rhétorique prônant la guerre économique et la mobilisation du salariat justifie la régression des droits acquis par les salariés, les retraités et les fonctionnaires, la transformation managériale des services publics, le passage en force des « réformes nécessaires  ».

Ainsi, l’Etat n’a plus pour « rôle d’assurer un «  compromis » entre les classes sociales, mais de sécuriser et d’améliorer la rentabilité des capitaux » : « Cosmopolisation du capital et souveraineté des Etats-nations non seulement ne s’excluent pas mais se renforcent mutuellement ». Jusqu’à l’ asservissement de l’agriculture aux pratiques et au modèle exportateur des multinationales de l’agro-industrie – et « l’ethnocide des paysans ». On le voit, la notion de « cosmopolitisme » se prête à beaucoup d’usages...

Adam Smith, le « père du libéralisme » n’écrivait-il pas que « le gouvernement civil est en réalité institué pour défendre les riches contre les pauvres » ? Aujourd’hui, « comble de l’absurde, en Europe, les agriculteurs exploitants piégés par le modèle productiviste et le libre-échange que leurs organisations majoritaires ont soutenus, en viennent à mettre en cause les normes de protection de la biodiversité et de santé au nom de leur propre survie économique  »... Pour Dardot et Laval, la « lutte est aujourd’hui ouvertement engagée entre les logiques suicidaires aujourd’hui dominantes et les alternatives apysannes qui visent la réinvention d’une nouvelle agriculture, ce qui n’ira pas sans le soutien de nouvelles politiques publiques en matière de revenus et de réorientation de la production vers l’agroécologie  ». Lors de la 2e conférence du mouvement paysan international en 1996, La Via Campesina a rappelé que la nature est un bien commun de l’humanité : «  Nous sommes la terre, nous sommes l’eau, nous sommes les semences, déterminés à réaliser l’égalité, la fraternité, la solidarité ».

Suffirait-il de cesser la fétichisation de « l’institué » pour faire de la politique une « expérimentation continue, une pratique utopique indéfinie, plastique et plurielle » selon un libre droit d’organisation et de relation ?

Il n’est pas inutile de rappeler que « l’invention fait partie de la démocratie, laquelle exige que prévale la praxis instituante, qui est le contraire de l’obéissance à un modèle » - la démocratie ne doit pas être vécue comme une « norme établie, mais comme un processus qui peut progresser ou régresser » .

Les institutions doivent être considérées comme « faisant partie des milieux de vie et d’activité, comme des composantes des habitats humains  » : « Nous habitons un milieu institutionnel comme nous habitons un milieu technique et un milieu naturel. Les institutions font partie du milieu de vie et chacune d’elles constitue un milieu spécifique.  »

Dans le sillage de la Première Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme aux Chiapas (1996), des aspirations émancipatrices « se fécondent entre sociétés occidentales et non occidentales », comme l’explique Jérôme Baschet, « pour mieux faire front au monde de la destruction » (Adieux au capitalisme, La Découverte, 2014).

Depuis près de trois décennies, des mouvements contestataires dénoncent l’appropriation par une oligarchie prédatrice (« les 0,1% ») de ce qui appartient à tous : les ressources naturelles, les espaces et services publics, les connaissances et réseaux de communication. Mais la prédation généralisée des dites oligarchies se gavant de la richesse collective s’exacerbe en destruction de la nature comme de la société et de tous les milieux de vie : « Au XXIe siècle, le résultat est là : la destruction est partout l’aboutissement de la domination  ».

 

Peut-on séparer la terre de l’homme ?

 

Il est urgent de considérer, à la lueur des destructions en cours, toute l’étendue de la « tragédie du non-commun », due à l’illimitation d’un « capitalisme écocidaire ». Non seulement, elle se solde par des appropriations plus ou moins violentes, des régressions sociales et des désastres environnementaux, mais elle retire à l’espèce invasive présumée pensante jusqu’à l’ultime appui jusqu’alors assuré dans la nature : il n’y a plus d’ « environnement éternel »... Au fond, rien ne supporte plus la dite espèce suicidaire...

Dardot et Laval entendent refonder, à la racine du droit et de l’économie politique, ce concept de « communs » qui ne semble pas « naturelle ». Rappelant que tout dépend des « rapports sociaux dont sont partie prenante » ces biens communs, ils entendent redéfinir « l’internationalisme par le bas » : « Que veulent les peuples » ? Entendez : les peuples comme « acteurs collectifs » - lorsqu’ils ont « voix au chapitre »...

Il s’agit bien de faire vivre une « pratique démocratique » appuyée sur des actions de « transformation sociale », à opposer d’urgence à l’accaparement privé de ressources vitales et à la marchandisation de toutes les sphères de l’existence : « l’habitabilité des milieux » est à ce prix. Une lutte écologique véritable prend en charge « tous les aspects de l’habitation du monde ». L’expérience de ces luttes fera-t-elle « revenir le capitalisme dans son lit » ? Conduit-elle à la « constitution d’un commun » ? Ce « commun » que Dardot et Laval opposent à la grande dépossession en cours ne peut avoir de portée opérationnelle que s’il est pleinement vécu comme un principe d’action portant un projet collectif – ce qu’ils appellent une « praxis instituante » et émancipatrice : «  Le pouvoir local des habitants n’est plus là pour appliquer des règles qui leur sont imposées de l’extérieur mais pour auto-déterminer celles qui conviennent au milieu. Il n’y a pas de meilleure définition du milieu de vie quand il est regardé comme un commun territorial, c’est-à-dire sous l’angle de son autogouvernement  ».

Il s’agirait bien d’une « nouvelle raison politique » à substituer d’urgence à la « raison néolibérale ». Et même d’une « norme d’inappropriabilité » à édicter pour un commun inscrit dans « la nature et les propriétés des choses ». Une « démocratie des communs » se vit sur un territoire approprié – à commencer par celui de la « commune », constitutive d’un « commun politique de base ».

Si la terre est destinée aux besoins de tous, encore faut-il « en régler l’usage sans s’en faire le propriétaire » à une échelle cosmopolitique préservée du mirage d’un dystopique « pouvoir dans un Etat mondial ». Ainsi s’instituent, selon la fragile idée qu’une « civilisation » a d’elle-même et selon des pratiques vivantes d’habitation (une praxis d’habitation du monde, selon Viveiros de Castro), les conditions d’un à-venir souhaitable qui s’accorderait le long terme plutôt que la falaise des « profits » ultimes.

Pierre Dardot et Christian Laval, Instituer les mondes – Pour une cosmopolitique des communs, La Découverte, 776 pages, 29 euros


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