Le mur des lamentations : connexion au débile

par David Abiker
mardi 10 octobre 2006

J’ai toujours adoré me plaindre, me lamenter. Longtemps, je l’ai fait en amateur, pour un rien, devant un public confidentiel. Et puis un jour, frappé par le destin, j’ai décidé de faire victime de compétition. Pas simple ! La concurrence est rude. Il faut savoir gémir sans lasser, communiquer tout en restant naturel, attendrir sans écoeurer. 

Heureusement, les gens sont gentils, ils vous aident à réussir. L’époque aussi est propice. Elle assure le soutien psychologique, fournit les kleenex et prend les photos.

Pour ma part, j’ai ouvert un blog. J’y gémis sans faillir et quand je suis à court, je copie-colle du Christine Angot. Personne ne s’aperçoit de rien.

La vérité, c’est qu’il existait une vie à côté de la vie, et que cette vie, c’était les blogs.

Il y en avait de toutes les couleurs, de tous les tons et pour tous les goûts. Les Français de sept à soixante-dix-sept ans y déroulaient le film de leur vie quotidienne, de leurs petits et gros problèmes, le tout sans la moindre réserve.

Les femmes y contaient leur grossesse, des bourgeoises mariées y expliquaient pourquoi elles se soumettaient sexuellement au meilleur ami de leur fille, des potaches notaient au moyen d’étoiles comparables à celles du Guide Michelin tous les cabinets de toilettes publiques de France et de Navarre.

Les chômeurs racontaient leur chômage, les licenciés leur plan social, les employés leur travail.

Un père dont la fille était dans le coma publiait des notes sur la vie de la belle endormie pour le jour où elle se réveillerait. Une mère décrivait à la première personne les six premiers mois du fils qu’elle avait mis au monde. Une autre établissait méthodiquement la main courante de ses séances chez l’analyste. Les adolescents, bien entendu, se répandaient en idioties dans un sabir atroce, et les étudiants appelaient à la rébellion, ou réclamaient un salaire. Les homosexuels confiaient leur solitude, les antieuropéens épluchaient tous les textes produits par la Commission européenne, des poujadistes dénonçaient anonymement le fiscalisme, tandis qu’un gamin de treize ans avait créé un site où l’on pouvait confesser ses fautes.

Javouetout.com

Moyennant quelques euros, le garnement vous expédiait une édition reliée des confessions les plus succulentes. Des centaines de brodeuses au point de croix s’étaient réunies en une communauté, et Alain Juppé lui-même avait décidé de rendre publics les secrets de sa vie intime.

Il avait réussi à démontrer qu’il était capable de sentiments, et notamment de souffrance, comme n’importe quel être humain.

L’époque pouvait commencer à le chérir.

C’était une fourmilière, une industrie, un monde parallèle où l’on annonçait la fin du monde, où l’on exhibait sa femme, où l’on vendait ses culottes sales, où l’on criait à l’esclavage, à l’antisémitisme, à la manipulation, au complot antiaméricain, au complot pro-américain, où l’on partageait sa recette du crumble aux pommes, où l’on décrédibilisait en moins de deux n’importe quel géant du pétrole en apportant la preuve qu’il faisait travailler des enfants.

On y vendait des concessions sur la Lune, des morceaux de la Grande Muraille de Chine et du Viagra par cargos entiers.

Des consommateurs déçus poussaient des télévendeurs au suicide. Des malades appelaient au don d’organes ou de cellules souches. Des miséreux proposaient un rein en soldes. Un site laissait le choix entre différentes catégories de call-girls (grosses poitrines, trans, Latines, Européennes).

Dans les profondeurs de cette nouvelle république, régnaient l’autogestion et une autre forme d’état civil. On s’y appelait Darkplaneur, Dukénois, JB, DS, E-Manuel, FM, Yannick G, Zorglub, Citrouille, Zazon... Il y en avait comme ça des milliers qui modifiaient leur identité pour venir alimenter une clameur dont la vigueur éclairait d’une lumière crue les drames qui se vivaient en surface.

Qui avait plongé dans cette nasse ne pouvait rejoindre l’une des rives sans porter sur la réalité un autre jugement. Les ego y explosaient comme des kamikazes, les femmes y montraient sans retenue l’intérieur de leur ventre, les hommes faisaient assaut d’éloquence et leurs colères incendiaient la Toile avec des couleurs de feux d’artifice. Des francs-tireurs circulaient sans adresse de blog en blog pour y crier leur vérité. Les communautés hippies se reformaient, on se donnait rendez-vous, on apparaissait, on disparaissait dans les forums.

Evidemment, toute la détresse du monde se retrouvait dans ces tuyaux pour y crier misère avec pignon sur rue. Les associations de victimes se battaient pour un nom de domaine. Un riverain obligeait sa municipalité à déplacer un feu rouge, une palissade ou à démissionner. Les scandaleux y laissaient des scoops qu’on se pressait de lire, si bien que des journaux, pourtant bien établis, faisaient faillite.

On y jouait sa musique, ses sketches, on y publiait ses poèmes. C’était un phalanstère, une terre promise où le barjot côtoyait l’artiste, l’artiste le baba cool, le baba cool le savant, le savant le singe et le singe la dominatrice qui à son tour tutoyait l’alter qui vouvoyait le trader. Et ainsi de suite. Chacun avait sa vitrine, son enseigne.

Il suffisait de naviguer d’un continent à l’autre et de cliquer sur « À propos de l’auteur » et on découvrait le pedigree d’un génie méconnu, d’un scribe illisible ou d’un fou furieux fiché par les Renseignements généraux.

Cette société secrète enterrait ses propres morts, disait ses sabbats, rendait ses hommages, avait ses stars. Tout ce monde était ignoré ou méprisé par ceux de l’extérieur qui ne comprenaient pas encore. Car à l’instar d’un régiment de termites, cette population à la démographie galopante allait tout bouffer un jour, peut-être plus sûrement que le Sud avalerait un jour le Nord.

Pas de conseil de l’Ordre, pas de police, pas de vigiles ni de code de la route mais des chiens errants, des vagabonds, des diseuses de bonne aventure. La société moderne prenait là tout son sens : individualisme, égotisme, transparence, coups tordus, exigence démocratique, revendications en tous sens, irrédentisme, nationalisme, prix cassés, débrouille, système D, sectarisme, cyberamour... Alors qu’on n’y comprenait plus grand-chose là-haut, cette nouvelle Atlantide cassait les repères tout en donnant d’autres. Il m’a suffi de quelques plongeons dans ces eaux-là, d’un ou deux coups de fil à Guilhem, pour ouvrir le mien.

Mon blog à moi.
Mon petit pavillon intime.
Mon Sam suffit perdu dans une banlieue du côté de nulle part.

Extraits de l’ouvrage de David Abiker Le mur des lamentations, éditions Michalon (2006)


Lire l'article complet, et les commentaires