Le Président Claude Villers

par Sylvain Rakotoarison
lundi 18 décembre 2023

« Il ne faut pas avoir peur de la mort. Sinon, à ce compte-là, on ne fait rien de ses jours. » (Claude Villers, 1994).



Ce n'est pas avec Votre honneur qu'on s'adresse à un juge, en France, mais avec Monsieur le Président, le président du tribunal bien sûr. Paradoxalement, c'est au juge qu'on pense lorsqu'on évoque Claude Villers qui vient de partir ce samedi 16 décembre 2023 à la suite de problèmes de santé, dans une commune de Dordogne, à six mois de ses 80 ans (il est né Claude Marx le 22 juillet 1944 à Everly).

L'information a été annoncée le dimanche 17 décembre 2023 par "Sud-Ouest" confirmée par France Inter. La dernière fois que j'avais vu Claude Villers, c'était le 18 avril 2018 dans le mythique Studio 104 de la Maison de la Radio à l'occasion d'une soirée pour fêter Pierre Desproges (cela faisait trente ans qu'il nous avait fait faux bond). En fait, pas vraiment vu, ou plutôt, vu sur écran car très fatigué, il n'avait pas fait le déplacement, il s'était contenté d'un message vidéo et si Claude Villers m'avait paru méconnaissable, il n'avait pas perdu de son humour et esprit de répartie qu'il déployait comme président du tribunal il y a une quarantaine d'années.

Un président de tribunal parce que Claude Villers avait eu cette idée géniale, celle de faire un tribunal d'une joyeuse émission de radio, une émission culte pourrait-on dire désormais. "Le Tribunal des flagrants délires", avec environ 250 émissions diffusées sur France Inter, a régné sur l'audiovisuel pendant quelques années, entre le 15 septembre 1980 (avec Pierre Perret) et le 24 juin 1983 (avec Julien Clerc), en fait, seulement deux saisons et pas trois : 1980-1981 et 1982-1983 (parce que Claude Villers s'est engagé entre-temps sur RMC, ce qu'il a regretté par la suite). Bref, une émission furtive, regrettée, exemplaire, qui sert à la nostalgie des anciens jeunes auditeurs.

L'idée de Claude Villers était simple : « Un tribunal est un spectacle. C'est en pensant à cela qu'est né "Le Tribunal des flagrants délires" le 15 septembre 1980, sur France Inter. À cela et à mes souvenirs de jeune journaliste débutant en "chiens écrasés", c'est-à-dire, en argot de métier, les séances de "flags" ou flagrants délits dans les palais de justice de la République : des audiences bâclées où son jugés à la chaîne les malfrats et autre menu fretin pris sur le "fait de leurs méfaits", la veille... Mais dans tribunal, il y a aussi tribune. Comme dans les procès plus "hauts de gamme" où chacun a le temps de s'exprimer. Enfin, c'est la théorie. Dans notre juridiction radiophonique, cela dérape souvent. ». On sent bien chez lui le sens de la formule, la rigueur du sérieux associée à la dérision.

Concrètement, Claude Villers avait à ses côtés Pierre Desproges, le procureur général, qui faisait des réquisitions impitoyables contre le prévenu (au point que parfois, cela n'avait aucun rapport), et Luis Rego, aujourd'hui le dernier survivant de ce brillant trio, qui avait la lourde et ingrate tâche de défendre l'accusé (bien sûr indéfendable). À la place du prévenu, des célébrités de la télévision, de la chanson, de la politique, etc. dont Jean-Marie Le Pen, le 28 septembre 1982, pour l'une des rares émissions filmées par Claude Berri (avec les procès de Patrick Poivre d'Arvor le 29 octobre 1982 et de Jean Carmet en mars 1981, cette dernière finalement censurée).

La petite musique du procès prenait ces paroles :

« Ils sont le tribunal
Dont on parle dans le journal
Qui juge et qui condamne
Les messieurs comme les dames.


Avec eux, pas d'innocents
Tout le monde est coupable
Ils en font le serment
Avant qu'on ne passe à table
Pas question de mentir
Pas moyen de s'en sortir
Y a vraiment rien de pire

Qu'les Flagrants Délires... »



Pourtant, Claude Villers n'était pas un juriste, pas même un humoriste, même si c'était un impayable animateur de radio, meneur de bande de joyeux lurons (bien avant Laurent Ruquier), mais avant tout un journaliste. Un journaliste et une voix, une des voix historiques de France Inter, même s'il a collaboré, tout au long de sa carrière, avec beaucoup d'employeurs différents car il refusait les habitudes. Un journaliste atypique, biberonné de Jean Yanne et Jacques Martin (avec qui il a travaillé à ses débuts dans l'émission "L'Équipe n°1"), incapable donc de se poser, refusant les ronrons quotidiens d'une vie pépère, toujours à l'affût de la nouveauté, de la création, de l'aventure.

Jean-Luc Hees, président de Radio France de 2009 à 2014 après avoir été directeur de France Inter de 1999 à 2004, interrogé par France Inter ce lundi 18 décembre 2023, l'a confirmé : « Il ne voulait pas faire la même chose chaque année. J'aime bien cette idée parce que j'étais patron d'antenne et franchement, j'aurais aimé que tous les producteurs de la chaîne aient le même souci de renouvellement. À l'époque, il y avait Pierre Bouteiller, il y avait José Arthur, il y avait lui. Et c'était vraiment des gens qui n'avaient pas peur du talent des autres, qui essayaient de développer le talent des autres. Claude Villers était quelqu'un qui poussait en avant les gens, et c'est un truc absolument merveilleux, je trouve. (…) C'était un incubateur d'idées, ce type-là, et de talents. ».

José Arthur, avec qui Claude Villers a fait ses débuts à l'ORTF en 1964 avec "Table ouverte" et aussi pour préparer et démarrer l'émission "Pop-Club", a été un remplaçant occasionnel de Claude Villers au Tribunal des flagrants délires. Avant cette émission, Claude Villers était déjà connu comme l'une des voix de France Inter, animant et produisant des émissions de radio comme "Pas de panique" (avec notamment Nicolas Hulot) et "Marche ou rêve" (il aimait jouer avec les mots et encore plus tendre de gentils pièges à ses collègues qui présentaient le flash et lui redonnaient l'antenne en annonçant …"Marche ou crève" !). Le 16 octobre 2011, dans son blog, Radio Fanch décrivait ainsi l'homme de radio : « Avec subtilité, cachées derrière de bons mots, les piques au pouvoir en place. Claude Villers a la voix qui captive et transporte l’auditeur. ».

Claude Villers a aussi conté "Le petit peintre viennois" (autrement dit, la vie d'Adolf, un feuilleton plein d'humour). Il a créé en 1986 la radio Pacific FM et a continué à animer sur France Inter des émissions comme "Marchands d'histoires" et "Les routes du rêve". Sa dernière émission s'intitulait : "Je vous écris du plus lointain de mes rêves". Il a pris sa retraite en juin 2004, à 60 ans exactement, l'occasion pour lui de sortir ses mémoires "Paroles de rêveur" (éd. Pré aux Clerc), et il s'est installé à Pessac-sur-Dordogne, en Gironde.

Mais ce n'était pas le seul livre que Claude Villers a publié, car ce conteur exceptionnel avait aussi une belle plume, il avait commencé sa carrière dans la presse écrite, et il l'a beaucoup utilisée à partir des années 1990 pour publier une trentaine d'ouvrages où il racontait les explorateurs, les découvreurs, les aventuriers. Il était passionné par les expéditions, les grands voyages, des tragédies comme le Radeau de la Méduse, etc. Il aimait raconter la vie de Clément Adler ou d'Alexandra David-Néel, ou encore d'Henri de Monfreid, etc. (parfois en reprenant ses émissions de radio). Pas étonnant donc qu'il ait voulu être correspondant de l'ORTF à New York en 1968 et qu'il ait couvert les premiers pas sur la Lune de Neil Armstrong le 20 juillet 1969.

Claude Villers a eu cette caractéristique d'avoir été le journaliste le plus jeune de France, il a eu sa carte de presse à l'âge de 17 ans. Dans une interview réalisée par Anouk Alitta et publiée dans "Paris Match" le 23 février 2010, Claude Villers racontait goulûment ses débuts : « J'ai toujours voulu marcher sur les pas de Tintin. À 11 ans, je dévore les albums de ses aventures. Grâce à lui, je suis allé au Congo, en Amérique, et même sur la Lune ! Et, comme mon personnage de BD, je veux être reporter et voyager. Mon père, massicotier dans l’imprimerie, en décide autrement : "Mon fils, tu seras employé de banque !". En 1958, certificat d’études en poche et examen d’entrée réussi, me voilà assis derrière un guichet. Deux mois plus tard, je m’enfuis de l’agence et de chez mes parents. J’ai 14 ans. Persuadé que mes géniteurs feront rechercher leur fils unique par la police, je décide de changer de nom. Et, souhaitant écrire, mon patronyme de naissance, Marx, me semble quelque peu encombrant. Un cousin du côté d’Alençon s’appelle Villers. Claude Villers, je trouve que ça sonne bien. C’est rond, comme moi. Bien en chair depuis toujours, j’ai traversé mes années d’écolier marqué par la cruauté des autres. "Patate" et autres quolibets m’ont conduit à pratiquer la lutte pour casser la gueule aux moqueurs. Livré à moi-même, j’ai la chance d’être hébergé clandestinement à Paris dans une chambre de bonne, avenue de Wagram. Je ne possède aucune fortune personnelle. Comment gagner ma vie ? Ne sachant rien faire d’autre, je commence donc par vendre mes talents de catcheur dans les fêtes foraines. Baptisé "L’homme au masque de soie", en référence à un tueur en série, mon personnage est un méchant. Blouson noir, chaîne de vélo à la main et rock’n’roll à plein tube, je joue mon rôle en véritable professionnel. Je gagne ainsi ma pitance. Trois années passent. (…). Un jour, un copain m’informe de la vacance d’un poste d’agent de sécurité au Salon de la radio et de la télévision, porte de Versailles. Je me présente. On m’embauche pour ­garder l’entrée des studios d’enregistrement et escorter les invités. Un certain Jacques Chancel réalise les interviews. Il est alors chef de l’information au journal "Paris Jour". Je lui répète inlassablement que je me fiche éperdument de ma fonction de vigile et souhaite devenir journaliste. Et je lui casse les pieds quotidiennement avec ça ! Il finit par craquer et me dit : "Passe à la rédaction, on verra ce qu’on peut faire". Je m’y précipite. Il me charge de rédiger quelques textes pour la rubrique des chiens écrasés. Plongé dans l’univers médiatique, j’apprends que "Radio Magazine" cherche quelqu’un. Je tente ma chance, je me présente devant Rémy Le Poitevin, rédacteur en chef. Sans sourciller, j’annonce avoir 23 ans et, fort de mon expérience de pigiste, être candidat au poste de journaliste. Dubitatif, il me scrute et lance : "Impossible ! J’ai un fils de cet âge-là... Montrez-moi votre carte d’identité !". Je deviens rouge écarlate et sors timidement la preuve de mon mensonge. Il l’observe et rameute toute la rédaction en hurlant : "Il n’a que 17 ans !". Puis ajoute : "Votre culot me plaît, je vous prends à l’essai". Trois mois plus tard, le 16 mai 1962, la commission m’attribue la carte de presse numéro 20 004. Je suis fier. Très fier. Mon statut de plus jeune journaliste professionnel me vaut une page entière dans "La correspondance de la presse". Ma carrière est lancée ! Enfin... il me faut encore sept années pour me retrouver correspondant de l’ORTF à New York. ».

Réagissant à la disparition de Claude Villers le dimanche soir, Adèle Van Reeth, directrice de France Inter depuis un an, a déclaré : « La satire, l’humour, l’intelligence, la voix, c’était lui. L’esprit de France Inter, c’était lui ! Claude Villers vient de nous quitter, nous continuerons à chérir son héritage. ». Le dimanche soir encore, un autre producteur de Radio France lui a aussi rendu hommage, Denis Cheyssoux : « Ce soir les paquebots, les trains à vapeur, les Micheline, les autorails, les chemins faits pour le pas et le rêve versent une larme en regardant la lune. Quand une voix vous emmène si loin en vous, en France, au bout du monde, quand une voix ouvre autant de fenêtres et de rires, la radio peut sourire, France Inter est fière. Claude est un bout de sa chair, nous sommes héritiers de ton exigence, de ta liberté, de tes pas de côté, de ton impertinence, de ton lien d'humanité. Oui, avec lui on écoutait la différence. Nous fabriquons des images. La radio, me disais-tu, c'est trois choses : 1 - une histoire, 2 - une histoire, 3 - une histoire. À Inter, même si on ne l'a pas connu, on devrait tous avoir en nous quelque chose de Claude Villers. Ce soir, l'histoire continue par "Il était une voix"... Merci Claude, et salue Desproges ! ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (18 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Soirée spéciale Pierre Desproges sur France Inter le 18 avril 2018.
Claude Villers.
Fernand Raynaud.


 


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