L’homme qui ne mourait jamais : le mystère insaisissable du comte de Saint-Germain
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 23 mai 2025
Dans les salons feutrés de Versailles, en 1758, un homme au regard perçant, vêtu de noir, captive l’assemblée. Sa voix, douce mais assurée, évoque les intrigues de la cour de Babylone comme s’il y avait dîné la veille. Le comte de Saint-Germain, alchimiste, polyglotte, peut-être espion, tisse autour de lui une aura de mystère. Qui est-il vraiment ? Un prince déchu, un charlatan génial, ou un immortel défiant le temps ? Sa légende, née des murmures de la cour et amplifiée par des siècles de récits, continue d’envoûter.
Une ombre dans les salons : les débuts du comte de Saint-Germain
Sous les lustres scintillants de Versailles, où les parfums de cire et de poudre de riz se mêlent à l’odeur âcre des complots, un étranger fait son entrée en 1758. Le comte de Saint-Germain, dont nul ne connaît le véritable nom, s’impose par son érudition et son charme. Il parle le français, l’anglais, l’italien, le sanskrit, l’arabe, et même le chinois, avec une aisance qui sidère. Ses récits, vibrants de détails, semblent tirés d’une mémoire vivante : il décrit le concile de Trente comme un témoin, les noces de Cana comme s’il y avait bu du vin. "Il semble que vous ayez vu tout cela", plaisante Madame de Pompadour, la favorite de Louis XV, dans les mémoires de sa femme de chambre, Mme du Hausset. "J’ai beaucoup de mémoire, et j’ai beaucoup lu l’histoire de France", répond-il, un sourire énigmatique aux lèvres, laissant croire qu’il a vécu dans "les plus anciens temps".
Les archives des affaires étrangères françaises conservent une trace tangible de cet homme insaisissable. Une lettre datée d’avril 1758, adressée au marquis de Marigny, ministre des manufactures, révèle un Saint-Germain pragmatique. Il y propose ses découvertes sur la teinture des tissus, réalisées "chez lui en Allemagne", offrant ses services au royaume de France. Ce document, rare et précis, contraste avec les rumeurs qui l’entourent : un alchimiste capable de transformer le plomb en or, un détenteur de l’élixir de longue vie. Pourtant, cette missive montre un homme ancré dans les sciences appliquées, loin des seuls artifices mystiques.
Mais le mystère de ses origines alimente les spéculations. Certains murmurent qu’il serait l’enfant illégitime de la reine d’Espagne Marie-Anne de Neubourg et du comte de Melgar, ou encore le fils du prince François II Rákóczi de Transylvanie. Aucune preuve formelle n’étaye ces hypothèses, mais sa fortune, ses manières raffinées et son intimité avec Louis XV suggèrent une ascendance noble, ou du moins un mécénat puissant. À Londres, en 1745, Horace Walpole note dans une lettre à Sir Horace Mann que cet "étranger extravagant" est accusé d’espionnage pour les Stuarts, mais échappe à la justice faute de preuves. "Il admet porter un titre d’emprunt", écrit Walpole, ajoutant avec ironie qu’il se dit prêt à révéler sa vraie identité au roi en personne.
L’alchimiste et le mythe : la fabrique d’une légende
Dans les ruelles pavées de Paris, où les lanternes vacillent sous la brise du soir, les récits sur Saint-Germain prennent une tournure surnaturelle. On lui prête la maîtrise du Grand Œuvre alchimique, la capacité de purifier les diamants ou de produire un élixir d’immortalité. Voltaire, dans une lettre à Frédéric II, roi de Prusse, datée du 15 avril 1760, ironise : "C’est un homme qui ne meurt point et qui sait tout". Frédéric II, plus mordant, le surnomme "l’homme qui ne peut pas mourir". Ces mots, mi-plaisants, mi-sérieux, reflètent l’aura que Saint-Germain cultive avec soin. Il ne dément jamais directement les rumeurs, préférant des sous-entendus habiles. À une comtesse de Gergy, qui jure l’avoir vu à Venise cinquante ans plus tôt, inchangé, il répond : "Il est vrai, Madame, que j’ai connu Mme de Gergy il y a longtemps".
Les mémoires de l’époque, bien que souvent romancés, abondent en anecdotes. Casanova, dans ses écrits, le décrit comme un "savant, parlant parfaitement la plupart des langues ; grand musicien, grand chimiste, d’une figure agréable". Mais il le qualifie aussi de "charlatan", notant son talent pour raconter les événements historiques avec une vivacité suspecte, comme s’il avait côtoyé François Ier en personne. Ces récits, amplifiés par des contemporains comme Cagliostro, un autre aventurier autoproclamé disciple de Saint-Germain, tissent une légende où la frontière entre vérité et fiction s’efface. Les mémoires de la comtesse d’Adhémar, par exemple, sont aujourd’hui reconnues comme largement falsifiées, mêlant faits et inventions romanesques.
Un détail méconnu, tiré des archives danoises, éclaire cependant le personnage sous un jour plus humain. Le baron de Gleichen, diplomate, rapporte dans ses mémoires de 1813 que Saint-Germain, installé à Eckernförde en 1784, semblait âgé de 93 ans à sa mort. "Toutes les peines que ses amis ont prises pour arracher le secret de son origine ont été inutiles", note-t-il, ajoutant que ses papiers personnels, hérités par le prince de Hesse-Cassel, ne révélaient rien de concluant. Cette fin, tristement banale pour un homme si extraordinaire, contraste avec les récits de ses pouvoirs. Pourtant, elle n’éteint pas la légende, qui s’embrase après sa mort.
Revenants et imposteurs : Saint-Germain après sa mort
La nouvelle de la mort du comte, enregistrée le 27 février 1784 dans les registres de l’église d’Eckernförde sous le nom de "comte de Saint-Germain et Welldone", ne met pas fin à son mythe. Bien au contraire, des témoignages posthumes affluent, affirmant qu’il aurait réapparu, inchangé, à travers l’Europe. La comtesse d’Adhémar, dans ses souvenirs douteux, prétend l’avoir revu six fois entre 1789 et 1821, notamment lors de l’exécution de Marie-Antoinette ou du coup d’État de Napoléon. "Je l’ai vu de nouveau, à ma grande surprise", écrit-elle en 1821, décrivant un homme au visage éternellement jeune. Une autre source, la comtesse de Genlis, affirme l’avoir croisé en 1814, jurant qu’il était "tel qu’en 1750". Ces récits, invérifiables, reflètent l’obsession de l’époque pour l’immortalité et l’occultisme.
D’autres apparitions, plus rocambolesques, émergent au XIXe siècle. En 1785, on le dit présent à une réunion maçonnique ; en 1821, un ambassadeur vénitien le reconnaît place Saint-Marc. Un Anglais, Albert Vandam, prétend même avoir rencontré un certain "Major Fraser", sosie de Saint-Germain, dans les salons parisiens sous Louis-Philippe. Ces anecdotes, souvent colportées sans preuves, s’inscrivent dans une tradition ésotérique qui fait de Saint-Germain un maître ascensionné, figure centrale des cercles Rose-Croix et théosophiques. Selon une légende populaire, Napoléon III aurait compilé un dossier sur lui, détruit dans l’incendie des Tuileries en 1871, ce qui alimente les spéculations sur une conspiration cachant son identité.
Le cas le plus frappant, au XXe siècle, est celui de Richard Chanfray, compagnon de la chanteuse Dalida. En 1972, lors d’une émission télévisée, cet homme au charisme flamboyant, né à Lyon en 1940, affirme être la réincarnation de Saint-Germain. Devant les caméras de l’ORTF, il exécute une expérience de transmutation, transformant un métal en or, sous les yeux ébahis des journalistes. "J’ai traversé les siècles", déclare-t-il, revendiquant une mémoire de 17 000 ans et des rencontres avec Louis XV. Sa liaison avec Dalida, de 1972 à 1981, amplifie sa notoriété. Mais son passé – un orphelin de la DDASS, petit délinquant devenu antiquaire – trahit l’imposture. En 1983, il se suicide avec sa compagne dans une voiture à Saint-Tropez, un dénouement tragique qui contraste cruellement avec son mythe d’immortalité.
En fin de compte, le comte de Saint-Germain incarne l’éternelle quête humaine d’échapper au temps. Sa vie, entre faits tangibles et fictions envoûtantes, nous rappelle la fragilité des vérités historiques face à la puissance des mythes. Comme l’écrivait Voltaire, avec une pointe d’ironie, "il sait tout". Mais peut-être est-ce nous, en le racontant, qui inventons son éternité.