Les diseux et les faiseux

par Jacques-Robert SIMON
lundi 18 mars 2024

La raison du plus fort sert toujours ses intérêts.

 Le langage est difficile à distinguer des feulements des grognements ou des cris, et d’éventuelles traces fossiles sont par essence absentes. Le langage serait toutefois apparu chez les Néandertaliens il y a environ 250 000 ans. Mais il fut très probablement précédé par l’apparition d’outils "standardisés", vieux eux de deux millions d'années. La différence entre faiseux et diseux ainsi établie ne cesserait plus jusqu’à nos jours, les diseux prenant rapidement le pas sur les faiseux jusqu’à permettre l’établissement d’empires.

 Il existe maintes différences entre les artisans, les artistes, les scientifiques mais un trait les unit tous : aucun ne pourrait indiquer un cheminement logique qui conduirait à coup sûr à ce qu’ils considèrent être leur œuvre. Bien entendu la Raison n’est pas absente de leurs préoccupations, le désir de réussite intervient, une juste rétribution des efforts consentis leur semble équitable… mais ils ne « travaillent » pas pour cela. La genèse du nouveau et du beau s’apparente à une naissance et est tout aussi mystérieuse que celle-ci. Le verbe a sa place dans le processus. C’est lui qui permet de communiquer le savoir, mais son rôle est marginal. L’intelligence de la main, l’exemple, le mimétisme, le désir de bien faire, constituent le cœur de leur passion. Le Beau qui se créé ne concerne que l’individu, seul à se battre contre ses propres tourments ou ses appétences de l’instant pour engendrer un fragment d’éternité. Le faiseux ne travaille pas pour les autres mais pour être satisfait de lui-même, sans esprit exacerbé de concurrence, sans émulation nécessaire.

 Mais le verbe ne sert pas seulement à communiquer ou instruire, il sert aussi et principalement à dominer. Les détenteurs d’un verbe haut et imagé, propre à enflammer les foules, vont s’investir eux-mêmes comme seuls capables de diriger autrui. La nature de ce qui est dit n’a strictement aucune importance, même pour un public raffiné de fins lettrés, tout se trouve dans la façon de le dire. L’habileté est obligatoire, la rouerie conseillée, la vérité ne concerne pas les troupeaux que l’on mène le plus souvent à l’abattoir. Les plus aptes à s’entasser dans des classes surpeuplées puis des amphithéâtres bondés peuvent s’installer en haut d’une chaire à laquelle l’éloquence permettra seule (sauf exception) d’accéder. Le diseux pourra accroître sa puissance en distillant des messages pour obtenir des fidèles, des élèves, des aficionados, des croyants, des militants, toutes sortes de gens sacrifiant leur capacité de discernement personnel pour adopter une inintelligence de groupe fait de prêt-à-penser, de poncifs propres à accroître l’audience, à conforter le clan. Ceux-ci perdent leur intelligence propre pour adopter les préceptes qui conviennent au groupe afin de le rendre plus puissant.

 Malgré tout ce qui est utile et agréable à la vie provient du labeur des faiseux. Pourtant ni les artisans, ni les chercheurs, ni les infirmiers et médecins, ni les boulangers, ni les mineurs de fond, ni les conducteurs de tram, ni les potiers, ni (la plupart) des artistes peintres, ni les cuisiniers… n’ont une place prééminente dans la hiérarchie sociale. Le communisme n’aurait pas dû prétendre offrir le paradis sur terre à la classe ouvrière, ce qu’il était incapable de donner, mais prétendre faire une place à ceux-qui-font par rapport à ceux-qui-font-faire. Si un individu donné est capable du beau, il est constitutionnellement incapable du beaucoup. La fragmentation des tâches à l’infini jusqu’à transformer les personnes concernées en automates est indispensable pour une production de masse, donc moins coûteuse et disponible au plus grand nombre. Une telle organisation de la production nécessite une hiérarchie qui sera d’autant plus efficace si elle s’exerce sur des travailleurs décérébrés.

 La séparation entre diseux et faiseux s’accompagne d’un jugement de valeur, les subordonnés sont implicitement ou explicitement ‘inférieurs’ à leurs maîtres. La Nature n’a que faire en effet de l’égalité en quelque domaine que ce soit. Dans un monde idéal, le plus habile des potiers deviendrait chef potier, le plus talentueux des chercheurs deviendrait Directeur, le plus ingénieux des ingénieurs dirigerait le bureau d’étude… Mais ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Les diseux affirment que conduire les Hommes demande des qualités spécifiques qui n’ont rien à voir avec un quelconque savoir-faire. Ils font de longues et souvent coûteuses études pour démontrer qu’ils sont intrinsèquement supérieurs à ceux qu’ils dirigeront. Ils jongleront avec les notions idéologiques du jour (mais elles changeront périodiquement) pour déterminer la conjoncture économique, pour gérer les flux de personnel ou les transports de containers, et surtout ils s’attacheront à rendre incompréhensibles leurs logorrhées verbales afin d’asseoir leur suprématie sur le commun des mortels. En d’autres termes l’enfance d’un chef permet de fabriquer des Übermenschen prêts à l’emploi pour la vie. Leur savoir est de faire-faire et il ne peut démontrer qu’une qualité à propos des dominés : ne pas trop laisser voir le profond mépris qu’ils ont à leur égard. Un ensevelissement de cet état fait est fait sous une montagne de bruits médiatiques qui le confortent dans sa position et maintiennent les autres dans la soumission.

 Plus l’Empire est grand, plus la fragmentation des savoirs et des savoir-faire est importante, plus la cohérence des foules est grande. Détruire les empires et, avec tout le respect que l’on doit à chacun, en finir avec la crétinisation programmée des masses, ne peut pas se faire si on ne remet pas en cause la tyrannie des diseux sur les faiseux. Par contre porter un diseux à la place d’un autre ne changera rien.

 


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