Russie : l’annexion des régions islamisées d’Asie centrale

par Desmaretz Gérard
jeudi 4 avril 2024

L'attentat survenu le vendredi 22 mars 2024 à Krasnogorsk (banlieue de Moscou) perpétré par des ressortissants de l'ex-République socialiste soviétique (RSS) du Tadjikistan est l'un des plus meurtriers qu’ait connu la Russie. On déplore 147 morts et 182 blessés parmi les spectateurs venus assister à un concert de rock patriotique dans la salle du Crocus City Hall. La tuerie a été revendiquée par l’organisation État islamique au Khorassan en référence à une région historique qui réunissait des parties de l’Afghanistan, de l’Iran et de l’Asie centrale. Les quatre assaillants ont été interpellés à Briansk au sud-ouest de Moscou et à bord d'un véhicule qui circulait sur une artère menant vers les postes frontières. Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, a déclaré que les assaillants avaient tenté de fuir vers la Biélorussie avant de se diriger vers l'Ukraine.

Le « contentieux » (euphémisme) entre la Russie et l'Islam ne date pas d'aujourd'hui. L'établissement des premières relations entre Russes et Kazakhs islamisés remontent à la prise du khanat (juridiction) de Kazan et des rives de la Volga par Ivan le Terrible en 1552. En 1716 le gouvernement russe fait construire une forteresse à Omsk. Deux années plus tard la ville de Semipalatinsk est fortifiée. La rivière passant par ces deux villes et Tobolsk marque désormais la frontière Russe. En 1723 les Hordes kazakhes sont anéanties par les Kalmouks (peuple mongol). Les Kazakhs qui ont perdu troupeaux et pâturages sollicitent la protection de la Russie. Plus rien ne va stopper la progression russe. Le triangle dramatique : victime - sauveteur - persécuteur est complet. Les khans ne sont plus élus par les chefs de tribus, mais désignés par le gouvernement russe. En 1788 Catherine II promulgue un édit créant le Conseil ecclésiastique des Musulmans de Russie à Ufa. Sous le règne de Pierre le Grand, les Russes remontent la rivière Irtych et atteignent le Turkestan (dénomination historique) qui correspond au sud de Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, et le Turkménistan.

En 1813, des Afghans du Khorassan fomentent une révolte et les troubles atteignent la frontière turque. Le conflit s’achève en 1823 avec la prise de Hérat par les Russes et le traité d'Erzeroum. Le khanat de la « petite horde » est dissous l'année suivante et ses territoires sont rattachés à la Russie ; la « moyenne horde » est divisée en trois régions dirigées par un khan (« sultan »). En 1840 les frontières russes s'étendent jusqu'au Turkestan (stan signifie nation en perse). Les Russes contrôlent désormais la région qui s'étend de Semipalatinsk à la rivière Oural. Toutes les conditions sont réunies pour s'emparer des khanats de Boukhara, Samarcande, Khiva et de Koland. Trois routes commerciales relient la Russie à l'Asie centrale ; la Volga qui débouche sur la mer Caspienne permet d'atteindre Khiva et Boukhara, une deuxième assure la liaison avec Orenbourg via Tachkent et la rivière Iaxarte (Syr-Daria), une troisième traverse les steppes kazakhes reliant Tachkent à Kizilyard (Petropavlosk). En 1853 les Russes s'emparent de Ak-Mesjid construite par le khanat de Koland. La défaite russe en Crimée porte un coup d'arrêt momentané à leur progression vers le Turkestan.

En 1854, l'Angleterre conclut une alliance avec l'Empire ottoman et déclare la guerre à la Russie. Il s'agit de bloquer la route vers l'Inde et le Golfe persique à la Russie. La Perse (Iran) se tient en dehors du conflit (sa banque est passée en main russe). En 1858, la mission commerciale dirigée par le colonel Ignatiev destinée à relancer le commerce à Khiva et à Boukhara est un fiasco. Mais celle-ci a permis de reconnaître les routes et les places fortes... Au mois de novembre 1864 une note adressée aux ambassadeurs à Saint-Petersbourg les informe que le gouvernement russe a décidé d'apporter la sécurité et la civilisation aux populations d'Asie centrale placées sous son autorité. Tachkent tombe en 1865, Khojend en 1866. En 1867 la région annexée au Turkestan. Samarcande tombe le 1 mai 1868. Des troupes russes débarquent en 1869 à Krasnovodsk. Quatre années plus tard Boukhara n'a d'autre choix que d'accepter la protection russe. L'armée russe envahit le khanat de Khiva qui devient protectorat russe. La Russie déclare que la frontière est représentée par le fleuve Atrek.

En 1876 le khanat de Koland est supprimé et la ville incorporée à la Russie. Les Turcomans sont défaits et les tribus soumises en 1881. Trois années plus tard les Russes sont aux frontières de l'Afghanistan. En une vingtaine d'années (1865 et 1886) les Russes vont s'emparer d'une superficie de deux millions de kilomètres carrés et une population de huit millions d'habitants, la plupart de confession musulmane. L'installation de paysans russes, ukrainiens et cosaques en Asie centrale est la première étape colonisatrice russe. La charia et les langues locales sont maintenues et les hommes libérés des obligations militaires. Les Russes craignent surtout d'armer une rébellion qui pourrait entraver l'accaparement des terres fertiles par les immigrés russes.

A la fin du XIX° siècle les Kazakhs et les Kirghizes se sentent lésés et dépossédés. En 1910 Tachkent compte 210.000 habitants dont 55.000 Russes et pour lesquels on construit des immeubles. L'enseignement dispensé aux Ouzbeks et Kazakhs est en langue russe, des familles refusent d'y envoyer leurs enfants craignant leur conversion à la religion Orthodoxe (La Russie arrive en troisième rang de la population musulmane, et deuxième religion après l’Église orthodoxe).

En 1916, un décret impose l'enrôlement des jeunes hommes âgés entre 19 et 43 ans dans le Service de travail obligatoire. Les Kirghizes, les Kazakhs et Ouzbeks entrent en révolte. Les maisons de 9.000 colons sont incendiées, leurs troupeaux abattus, 4.725 Russes sont tués et 2.683 portés disparus ! La Russie dépêche au Turkhestan une armée en partance pour le front allemand. Des historiens estiment le nombre des victimes de la répression russe à 200.000 tués, et 300.000 se réfugièrent en Chine... Un nationalisme islamique est prêt à éclore au Turkestan et parmi les populations Ouzbekes, Kazakhes, Kirghizes et Turcomanes sont rejointes par celles de Boukhara et de Khiva. Au mois d'avril 1917 Tachkent accueille un Congrès pan-musulman. Moscou accueille du 1 au 11 mai, le Congrès musulman de toutes les Russies qui réunit 800 délégués. Le 22 juillet le Congrès à Kazan proclame l'autonomie nationale et culturelle. Le mouvement nationaliste tartare de Kazan est dissous le 28 mars 1918 et l'Ufa abrogée le 12 avril.

Le Commissariat aux nationalités va établir des partis communistes dans les régions à majorités musulmanes. La République soviétique autonome des Bachkirs (1920) est suivie de celles de Tartarie, puis d'autres. Près de 7.800 communautés musulmanes ouvertes aux Bachkirs, Kazakhes et à la population du Turkestan sont rattachées au ministère du mufti. Elles ne survivent que par les collectes auprès des Tartares de Kazan. En 1921 la famine s'abat sur la République tartare faisant plusieurs centaines de milliers de victimes, et c'est presque autant de ventres vides qui vont se réfugier au Turkestan.

Lénine et Staline, deux pragmatiques, vont accorder une importance particulière à l'Islam afin d'inciter les musulmans à soutenir et à exporter la Révolution bolchévique. La conférence à Ufa du 15 juin 1923 réunit 350 délégués : « Les Musulmans des Républiques de Tartarie, Bachkirie, Kazakhstan, d'Ukraine, et des territoires autonomes de Chuvash, Votyakh, Kalmuk et les villes de la Russie intérieure relèvent de l'administration religieuse d'Ufa ». Le 2 novembre 1923, le Comité central du PC autorise les adolescents à étudier l'Islam un jour par semaine, mais la religion se perpétue au sein des familles. Les enfants sont circoncis et le jeun est pratiqué par une vingtaine de millions de Musulmans. L'administration d'Ufa publie un premier numéro journal religieux (Islam Mejelli). La parution est éphémère, elle disparait en 1924 avec l'inscription de la lutte antireligieuse dans la constitution.

Le 8 mai 1927 est déclaré « Journée internationale de la femme ». Cent-mille femmes ôtent leur voile ! Beaucoup sont assassinées par leur mari ou un membre de la famille. L'écriture arabe est abolie l'année suivante. Les Russes perquisitionnent les maisons des villages, les livres religieux découverts sont brûlés. La jeunesse devient incapable de lire le Coran. Les Cours de justice islamiques ont presque toutes disparu, quelques-unes seulement subsistent au Daguestan. Les mollahs sont assimilés à des koulaks. En une décennie (1929-39), 14.000 mosquées sont fermées en Asie centrale, 6.000 dans la région de la Volga et Oural, 4.000 dans le Caucase, et 1.000 en Crimée. Des Musulmans de Tchétchénie, Géorgie, Ouzbékistan vont se soulever. La répression est impitoyable. Un grand nombre est fusillé ou envoyé dans des camps de travail en tant qu'ennemis du peuple. Les plus « chanceux » se résignent à emprunter le chemin de l'exil.

Après l'attaque allemande contre l'URSS (juin 1942), le gouvernement soviétique entend utiliser la parole des chefs religieux musulmans. La TSF diffuse un appel à la population « pour la défense de la patrie soviétique au nom de l'Islam », et invite les populations à prier pour la victoire de l'Armée rouge. Les appels du grand Mufti sont transmis sur les stations émettant dans tout le monde islamique. Les premières contre-mesures allemandes sont la réouverture des mosquées dans les territoires occupés. Les Tartares de Crimée accusés de collaborer avec les Nazis sont expulsés vers le Kirghizstan. La Seconde Guerre mondiale terminée, il existe quatre organisations islamiques en URSS et les territoires musulmans sont administrés par le Kremlin. Leurs frontières restent celles fixées en 1924 ; six Républiques de l'Union à majorité musulmane (Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Turkménistan, Tadjikistan, Azerbaïdjan) et dix Républiques socialistes soviétiques autonomes (RSSA). Les dirigeants soviétiques vont instrumentaliser les populations musulmanes contre l'« Occident » pour avancer leurs pions sur la scène internationale en direction des pays pauvres.

Les relations restent tendues entre les deux religions depuis la guerre d'Afghanistan. Plus de 1.500 Russes ont été tués depuis l'implosion de l’Union soviétique lors d'actes terroristes. Ce dernier attentat est venu raviver l'ostracisme russe à l’égard des ressortissants d’Asie centrale. Nombre de Russes se refusent à employer ces travailleurs qui occupent principalement des emplois de service peu qualifiés (neuf ex-Etats sont membres de l'Organisation de Coopération Economique) et la police demande aux directeurs des centres commerciaux de leur présenter la « liste de tous leurs employés originaires d’Asie centrale, non seulement les Tadjiks, mais aussi les Kirghiz, les Kazakhs et les Ouzbeks ». Le 15 octobre 2022 deux recrues tadjiks avaient tué 11 soldats russes lors d'un exercice de tir sur un camp d'entrainement situé dans la région de Belgorod proche de la frontière avec l'Ukraine. Le 7 mars 2024, deux Kazakhs appartenant à l'EI-K furent abattus lors d'une tentative d’attentat contre une synagogue de la région de Moscou.

Si le Communisme n'a pas connu une portée universelle durable, peut-on en dire autant d'un Islam belliqueux et revanchard ? Les Musulmans d'Asie centrale et du Caucase en ont fini avec un complexe de soumission à l'égard du « Grand Frère » russe. Une jeunesse musulmane instruite redécouvre son histoire et en perpétue l'héritage à travers la religion, la filiation ethnique, le mode vie et la solidarité islamique. La France, ancienne puissance colonisatrice et qui vient d'activer le plan « Urgence attentat » n'est pas mieux lotie. De quelle durée sera l'intermède ? Une correction, une erreur de translittération, une précision, une remarque ?

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