Règlement de conte

par C’est Nabum
dimanche 28 janvier 2024

 

La parole n'est pas faite pour couvrir la vérité, mais pour la dire.

 

À regarder

 

 

Il finit par advenir ce que tous redoutaient à force d'agiter depuis fort longtemps cette menace comme un colifichet pour garder le pouvoir, sans que ni les uns ni les autres n'agissent véritablement pour modifier les existences et l'effroyable perspective. À force d'instrumentaliser la menace, elle cessa d'être un repoussoir pour des électeurs qui voulaient voir, tenter la plus effroyable des aventures. La démocratie avait donc choisi le pire faute d'un mieux qui s'était montré toujours plus indigne. Le piège s'était retourné contre ces boute-feux qui durent, la mort dans l'âme, laisser les commandes à ceux qu'ils avaient soigneusement entretenus et fortifiés.

Ce fut un raz de marée, un coup de tonnerre dans une nation qui se prétendait patrie des droits de l'homme après n'avoir eu de cesse de les piétiner en de nombreux points du globe, y compris dans ses propres frontières. Le clan qui symbolisait le mal absolu, la face hideuse de l'humanité avait désormais la main mise sur une nation frappée de stupeur.

Les premières mesures ne se firent pas attendre. Il y allait du projet de société de ce groupuscule qui avait accédé après des années de patience et de provocations au rang de parti majoritaire. Les nouveaux maîtres du pays entendaient frapper fort et de manière symbolique d'abord, justement pour ne pas alarmer l'opinion.

Ce furent les bibliothèques qui furent tout d'abord en ligne de mire de leur volonté d'éradiquer tout risque de retour en arrière. Les rayons enfants furent soigneusement nettoyés de tous ces récits, porteurs de morale et d'une volonté d'élever la conscience des jeunes lecteurs. Les fables furent les premières à passer à l'index au nom de la nécessité de ne plus donner crédit à l'anthropomorphisme, méthode détestable pour peindre notamment les travers des puissants.

Il était évident pour les esprits avisés, qu'en faisant ainsi table rase, les nouveaux gouvernants anticipaient les éventuels écrits satyriques qui ne manqueraient pas de naître dans l'esprit dégénéré des persifleurs de tout ramage. Le parti animaliste fut le premier dupe de cette stratégie, pensant qu'il y avait là une forme admirable de respect pour nos amis les bêtes, l'opinion publique suivit bêtement comme souvent…

La Fontaine mis au ban de la société et de la mémoire collective, les prédictions des oiseaux de mauvais augure se trouvaient ainsi ridiculisées par une presse qui s'était rapidement mis aux ordres. Il n'y avait pas de quoi fouetter un chat d'autant plus que ce genre de métaphore animalière fut désormais passible d'amende sans que cette nouvelle mesure ne mît la puce à l'oreille à une population aisément enthousiaste devant cette reprise en main livresque.

Le premier pas franchi sans problème, la seconde vague de mesures répressives toucha le monde des dessins animés. La jeunesse était clairement le cœur de cible du jeune pouvoir. Tous les dessins animés et films d'animation qui sortaient d'un cadre implicitement défini par la société Walt Disney furent irrémédiablement interdits sous quelque forme que ce fut.

L'eau de rose et la fin heureuse étaient devenues les standards d'une production qui se devait de tout mettre en œuvre pour écarter les têtes blondes et éventuellement les autres, encore tolérées pour quelque temps, de toute forme de réflexion. L'émotion seule devait se mettre au service d'une lobotomisation de masse de l'enfance. La majorité de nos concitoyens applaudit à ce qu'on qualifia de mesure de bon sens dans toutes les sensibilités politiques encore autorisées.

L'étape suivante allait montrer le véritable visage de nos dirigeants. En dépit de sa terrifiante dureté, elle ne souleva aucune protestation dans des foules de plus en plus favorables au pouvoir en place. Il est vrai que celui-ci flattait toujours plus les plus vils instincts d'une population qui se trouvait confortée dans ce qui jadis constituait la culture de masse et devenait désormais la culture officielle et exclusive.

Les théâtres n'ouvraient plus leur scène qu'aux pièces de boulevard et aux humoristes du pipi caca, si nombreux désormais à faire « poêler de rire » un public qui n'avait d'autre ambition que se distraire. La nouvelle création subventionnée largement faisait toute la place aux divertissements innocents, aux formes d'expression artistique qui ne s'aventuraient jamais dans les voies ambiguës de la réflexion et de la critique sociétale.

Le rire au premier rang pourvu qu'il fut bien gras, le cinéma suivit le même chemin. Seules les comédies furent financées tandis que des œuvres majeures disparurent y compris dans les cinémathèques et les médiathèques. Il était temps de passer à la dernière étape de ce plan de mise en coupe réglée de l'intelligence collective.

La tradition orale fut mise sous le boisseau. Il convenait maintenant d'éliminer les traces d'une culture ancestrale qui expliquaient sans nul doute la dégénérescence qui avait précédé l'avènement de la nouvelle société. Le conte, toujours porteur de moralité, se jouant des symboles et des images, porteur d'une volonté d'éducation et d'édification des masses était l'ultime rempart qu'il fallait abattre.

Si son éviction des bibliothèques ne posa aucune difficulté, une simple mesure technique aisément contrôlable et facilement suivie d'effets, les derniers vecteurs de la tradition orale causèrent bien plus de tracas à nos fossoyeurs de l'héritage universel. Conteurs et conteuses étaient le plus souvent des anonymes, des individus de l'ombre qui ne répandaient leur venin qu'en petits comités, dans des structures qui échappaient le plus souvent au financement public et à la déclaration de manifestation.

Cette lèpre de l'intelligence devait absolument être éradiquée. L'appel à la délation, le plus vieux procédé des régimes autoritaires fonctionna d'autant plus aisément qu'il réveillait un atavisme national qui avait souvent fait ses preuves. Il y eut des arrestations en masse de ceux et celles qui devaient rendre compte et se soumettre.

D'autres hélas choisirent la clandestinité. Ils et elles étaient d'autant plus nocifs que ces narrato-terroristes se mirent à produire des récits, des contes qui prenaient les habits de la nouvelle forme idéologique pour semer ici où là, insidieusement leur venin et leur morale subversive. Il convenait de mener une traque sans pitié pour éliminer physiquement ces suppôts de la rébellion.

Il devint de plus en plus difficile pour ces résistants de diffuser leur parole. Aux difficultés liées à la clandestinité et à la traque permanente, s'ajoutaient désormais le manque de réceptivité d'une population rétive à toute forme de réflexion et l'incapacité de plus en plus flagrante pour celle-ci de donner sens à ce qui n'était pas clairement explicite au premier degré.

Les derniers conteurs et conteuses constituèrent cependant les brigades du renouveau. Ils agirent des années durant dans l'ombre, diffusèrent sous le manteau leurs productions, mirent en place des cellules et des réseaux, des groupuscules et des comités clandestins afin que ce mode d'expression qui échappe aux lois du marché et de la dictature, sème lentement les graines de la reconquête.

Il y a eu des martyres, des procès truqués, des parodies de justice, des exécutions expéditives et tout cela sans jamais éteindre cette petite flamme fragile. S'il est possible de contrôler les médias, les lieux de culture, les livres et les productions artistiques, rien n'est plus difficile que de faire taire les consciences. Nul règlement de Conte ne fera disparaître un héritage universel qui échappe aux lois du commerce et de la politique.

À contre-pouvoir.


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