Les maîtres du Code

par lephénix
vendredi 12 mai 2023

 

Le « capital » est « fabriqué par le droit » - et il fait sa loi... Si son accumulation exacerbe les inégalités, l’inflation artificielle des actifs et l’enchaînement de crises à répétition, ces dernières sont toujours payées par ceux qui en sont démunis... La juriste Katharina Pistor livre la petite mécanique implacable de la fabrique du capital en un véritable traité de transmutation, voire de contre-alchimie...

 

L’enfer des populations commencerait-il par une dépossession, exécutée en un tour de passe-passe ingénieux puis finalisée par un tour de vis ? De commencements en recommencements jusqu’au printemps 2023, des populations déboussolées après des décennies d’abondance illusoire et de certitudes infondées découvrent non seulement une faille dans l’édifice social mais aussi une grande défaillance dans le système présumé garantir leurs « droits ». Voilà qu’elles (re)découvrent qu’elles n’ont pas la loi pour elles...

Le terme « défaillance » s’entend aussi comme une « faute commise sous l’effet d’un abandon de toute force morale » : est-on jamais assez vigilant pour préserver ses « droits » présumés – ou s’en inquiéter avant qu’ils ne soient menacés, une fois de plus ? Est-on jamais assez prévoyant pour défendre son socle vital à mesure qu’il se réduit en peau de chagrin ? Chacun se sent-il assez concerné pour éviter la faillite de tous ?

Aujourd’hui, de la voracité insatiable des uns à la dépossession de tous les autres, les gouffres semblent se rapprocher comme jamais pour faire un si « bel abîme » où s’engloutirait toute perspective ultime d’avenir commun. Finalement, tous perdants ?

 

L’empire du droit

 

Katharina Pastor, professeur de droit comparé à Law School (université de Columbia), rappelle que « le capital est codé en droit » selon des « modules » juridiques précis : « Fondamentalement, le capital se compose de deux ingrédients : un bien et un code juridique ». Un « bien » peut être une parcelle de terre ou un bâtiment, une promesse de paiement, un savoir-faire ou une « ligne de code informatique »... Mais, souligne-t-elle, « avec le bon code juridique, chacun de ces biens peut être transformé en capital et ainsi voir s’accroître sa capacité à générer de la richesse pour son propriétaire ». Entendons par « codage » la transcription d’un bien en langue juridique...

Les outils juridiques utilisés pour codifier ces biens demeurent stables dans le déferlement des défaillances passées et à venir puisqu’adossés à la puissance publique. Ce sont les « institutions de base du droit privé » : le droit des contrats, de la propriété, des assurances, des entreprises, des trusts et des faillites – « il s’agit là des modules à partir desquels le capital est codifié ». Ce codage assure priorité, durabilité, universalité et convertibilité aux biens auxquels ils sont appliqués et à leurs propriétaires – quatre attributs créateurs de valeur et générateurs de revenus.

Il se trouve que l’une des stratégies prisées par ces heureux « propriétaires du capital » consiste à préserver leurs « biens » de l’impôt, avec l’aide des « maîtres du code » - des avocats, praticiens du droit et banquiers « généreusement rétribués pour les mettre hors d’atteinte des autorités fiscales des Etats, et ce en s’appuyant justement sur le droit de ces Etats  »... C’est ainsi que ces « institutions », qui ont nourri jusqu’alors la « création de richesses » c’est-à-dire surtout l’expansion des marchés d’actifs financiers, activent aujourd’hui leur défaillance. Les Etats ont soutenu ce codage du capital par le concours de leur pouvoir coercitif : « le capital est lié au pouvoir étatique  »... Voilà cette symbiose « capital-Etat » minée par la désertion fiscale des détenteurs du capital depuis la dérégulation « néolibérale »...

Dans le capitalisme d’Etat comme dans le marché ultra-libéral, ayant opté tous deux pour la dépersonnalisation des échanges en vue du profit exponentiel et enchaîné l’humain à la poursuite d’un « rendement supérieur » au profit exclusif de certains, « ce n’est pas le bien lui-même qui protège son propriétaire et garantit la pérennité de sa fortune, mais son codage ». C’est bien ce codage, souligne Katharina Pistor, qui « crée les conditions favorables au développement d’inégalités durables ».

Mais un « mouvement social » peut-il déserrer l’étau, alors que se tisse la toile d’un capitalisme dit « de surveillance » ou que ne s'abatte la lame d'un totalitarisme bien frontal ? Le principe d’égalité aurait-il, comme « la lettre volée » d’Edgar Poe (1809-1849), été retourné comme un gant ? Voire escamoté par des « fictions juridiques » permettant, grâce à d’habiles techniques de codage, de passer des biens réels comme la terre à des «  biens intangibles, créés par le droit et protégés par des entreprises ou des sociétés-écrans » ? Ainsi des « actifs financiers » ou des « droits de propriété intellectuelle » jusqu’aux « produit dérivés » hautement spéculatifs dont l’hyper-volatilité mine nos sociétés...

Finalement, ce ne serait pas le « processus de production physique » mais le codage juridique, avalisé par la puissance publique, qui permet au capital de créer des richesses : «  Le droit est une puissante technologie d’ordonnancement social », utilisée depuis des siècles pour réaliser des transactions aux montants astronomiques, garanties par l’éventualité d’un « recours au pouvoir coercitif de l’Etat »... Ces privilèges juriques, acccordés à certains intérêts privés transformés en droits, leur permettent précisément d’échapper au « droit commun » et de capter les richesses à leur seul profit en faisant payer leurs pertes de jeu par les autres : « Désormais, la poursuite des intérêts privés ne concourt plus à la réalisation de l’intérêt général ».

Cette iniquité kleptocratique, sans effet de « ruissellement » mais non sans pouvoir de vie et de mort sur les populations, ne devrait-elle pas engager celles-ci à reprendre leur destin en mains ? Juristes et économistes observent la formation d’un « empire du droit, qui ne se limite pas à un seul pays mais s’étend sur toute la planète  » - sur lui « reposent tous les échanges mondiaux, le commerce et surtout la finance, domaine le plus lucratif pour les avocats comme pour leurs clients »... D’évidence, cet empire repose sur l’ingéniosité transmutatoire de son clergé de juristes, alchimistes faiseurs de richesses - ou illusionnistes...

 

Les règles du jeu

 

L’histoire des droits de propriété a commencé par la terre, une ressource tangible qui « existe indépendamment du droit ». Puis le processus de codage s’est étendu à des « actifs » qui n’ont « qu’une existence juridique » (actions et obligations, billets et lettres de change, brevets, droits d’auteur et marques, etc.) avant de capter le « code même de la nature » dans le « nouveau monde merveilleux du capitalisme sans capital ».

En 1852, les frères Emile (1800-1875) et Isaac Péreire (1806-1880) innovèrent par l’invention du Crédit Mobilier, leur permettant de « créer une banque sans argent », c’est-à-dire fondée sur le « refinancement perpétuel de sa dette ». Dès 1856, Karl Marx (1818-1883) prédit dans le New York Tribune son effondrement sous le poids de sa dette – elle se produit dix ans plus tard. Le système des frères Péreire évoque la célèbre « pyramide de Ponzi », du nom de Charles Ponzi (1882-1949), un Américain d’origine italienne qui attira, un demi-siècle plus tard, des investisseurs en promettant des rendements extraordinaires... Si la Banque de France « sauva » la banque Péreire qui assura le « décollage industriel » du Second Empire, bien d’autres acteurs privés (des personnes juridiques too big to fail...) persistent à jouer bien trop gros, depuis, et persistent à miser, en toute impunité, sur leur « inévitable renflouement » par les Etats, poussant le système financier mondial au bord du gouffre – nous y sommes, depuis 2008 pour le moins...

Dans l’intervalle, Ed Pratt, dirigeant de Pfizer Pharmaceuticals, alors l’un des fournisseurs de pénicilline pour les forces alliées durant la dernière guerre, laisse « sa marque sur la protection internationale des brevets américains  »... Et les « brevets générateurs de données » offrent à leurs « propriétaires » un temps d’avance pour « constituer d’immenses bases de données privées, protégées par les lois sur le secret des affaires  » - celles-ci n’ont pas de limite dans le temps... En clair : « désormais, nous sommes menacés de perdre l’accès à nos données et au code de la nature, uniquement pour donner à une poignée de propriétaires d’actifs une nouvelle occasion d’accroître leur richesse, au détriment des autres »...

Après les enclosures sur les terres communes, l’espèce présumée pensante et prévoyante est confrontée à « l’enclosure numérique de la vie sociale, politique et économique ». Puisque « le droit est un code » permettant de transformer un bien en élément de capital, voilà que les « acteurs du numérique » prétendent que « le code est du droit ». Voilà que «  le code numérique menace de remplacer le droit comme principal mode d’organisation des relations économiques et sociales complexes  »... Les « maîtres du code » d’aujourd’hui, les avocats et praticiens du droit, seront-ils remplacés par des « codeurs numériques » ? Finalement, la « modularité du code numérique » peut-elle « donner à une poignée de supercodeurs la possibilité d’établir les règles du jeu pour tout le monde » ?

Pour Katharina Pistor, « nous sommes sur le point de coder le monde, non pas en droit cette fois, mais en chiffres  ». L’espèce est-elle immunisée contre le risque qu’une «  combinaison du code numérique et du code juridique soit mise au service des détenteurs actuels de capital codé en droit » ? Bien évidemment, rappelle Katharina Pistor, pour que « la démocratie l’emporte dans les systèmes capitalistes, les communautés politiques doivent reprendre le contrôle du droit », en évitant d’être « mises en concurrence par les détenteurs du capital » c’est-à-dire en limitant la concurrence fiscale, réglementaire et légale.

Convenant que l’asservissement du droit au capital n’est pas soutenable, elle propose d’autres pistes de réflexion pour un nouveau « contrat social » entre capital et société, dont la connaissance assumée des externalités négatives du capital, la fin de la protection assurée aux instruments financiers hyperspéculatifs, le codage de nouveaux droits – notamment le remplacement des droits de propriété par des droits d’usage conditionnels : « L’alternative à la marchandisation de la société consisterait à repolitiser la vie économique et sociale par le biais d’une transformation des droits, non pas en privilèges durables pour une petite élite, mais en pouvoir d’agir en faveur du progrès » - social, s’entend, selon « la vision que l’on a de l’humain »... Cette vision sera-t-elle, le cas échéant, soutenue par une volonté bien réelle d’en finir avec ce qui accapare le monde voire ce qui se substitue à lui jusqu’à annihiler toute possibilité de vie ?

Katharina Pistor, Le Code du capital – comment la loi fabrique la richesse capitaliste et les inégalités, Seuil, collection « économie humaine », 380 pages, 24,90 euros


Lire l'article complet, et les commentaires