Le Petit Prince de l’humour vache

par Sylvain Rakotoarison
dimanche 14 novembre 2021

« J’ai commencé la chimio le 23 septembre dernier. La première semaine, tout s’est bien passé. Ensuite, j’ai commencé à perdre mes cheveux. (…) Mes derniers jours sont atroces. Le mal fait des ravages et le traitement bouleverse les faibles défenses qui me restent. Une infection pulmonaire PCC développe dans ma gorge un genre d’abcès blanc qui m’empêche de parler. Je ne communique plus que par de petits bouts de papier et mes messages se font de plus en plus laconiques. Mon vieux, c’est cuit. » (1986).

Cette lettre très touchante de Thierry Le Luron à son ami et pianiste Daniel Varsano (1953-1988), qui allait succomber aussi du sida, montre à quel point l’imitateur a souffert les dernières semaines de sa vie. Il s’est éteint il y a trente-cinq ans, le 13 novembre 1986, à l’âge de 34 ans. Profondément malade, il avait un cancer généralisé et le sida, selon les proches bien plus tard, car il a tout fait pour cacher sa santé pendant la dernière année de sa vie. Sa sœur Martine a publié un livre souvenirs en mars 2013 ("La vie est si courte, après tout", éd. J.-Cl. Lattès) après la mort de leurs parents.

À Arnaud Bizot, Martine Simon-Le Luron a confié, le 27 février 2013 dans "Paris Match" : « La nuit de son décès, j’étais dans une pièce près de sa chambre. Il ne voulait pas que je le voie, je l’ai entendu dire : "Non, non…". C’était très dur pour moi mais j’ai compris qu’il souhaitait que personne ne voie son corps, celui "d’un enfant malade, amaigri, méconnaissable", m’a dit son médecin. (…) J’ai quitté le Crillon au milieu de la nuit. On m’a téléphoné à 6 heures du matin pour m’annoncer que c’était la fin. Thierry avait été transporté à la clinique du Belvédère, à Boulogne, où il est décédé. ».

Thierry Le Luron ne cessait de bosser sauf quand c’était insupportable, ou lorsqu’il fallait se faire soigner aux États-Unis. Il faisait une représentation nouvelle (nourri par une revue de presse) chaque soir au Théâtre du Gymnase (400 000 spectateurs sont venus le voir entre le 16 novembre 1984 et le 16 mars 1986), il participait aussi à des émissions de radio sur Europe 1 le soir. Il a raconté qu’un jour, à l’hôpital, Valéry Giscard d’Estaing voulait avoir de ses nouvelles au téléphone (beaucoup de ses victimes s’inquiétaient sincèrement de son sort). Mais à l’hôpital, on ne l’a pas cru : la standardiste a cru qu’un plaisantin imitait la voix de VGE ! Pendant toute sa vie, il faisait des fêtes la nuit, il voyait de nombreux amis du show-business, c‘était un noceur qui avait peur de la solitude mais qui ne se confiait que rarement (Line Renaud était ainsi l’une de ses proches).

Parce que son appartement était en travaux, il s’est réfugié dans une chambre de l’Hôtel de Crillon, qui donne sur la prestigieuse place de la Concorde à Paris. C’est là qu’il a vécu ses dernières semaines. Il ne voulait même pas recevoir sa sœur, trop effrayé par l’image qu’il donnerait de lui pour toujours. La perte de ses cheveux était pour lui une redoutable épreuve. Trop sûr de lui peut-être, il voulait croire jusqu’au bout qu’il réussirait à lutter, à gagner face à la maladie.



Il adorait la scène, en fait, seule la scène l’épanouissait, et pourtant, il était hypertimide, il était très mal à l’aise et refusait qu’on le voie dans sa loge avant une représentation : « Entrer en scène, c’est comme se jeter dans le vide du haut de la tour Montparnasse. Certains diront que, vu ma taille, il me suffirait de sauter du haut d’un trottoir mais ce ne sont évidemment que de mauvaises langues. » (1978).

C’est un type qui écrit ses mémoires à 26 ans (il comptait publier un tome tous les quarts de siècle), qui, à 34 ans, avait déjà passé la moitié de sa vie briller. Avec son art, il avait gagné beaucoup d’argent mais il le dépensait aussi beaucoup. D’une famille modeste, il voulait devenir chanteur, une carrière classique de chanteur, mais son don pour l’imitation fut tel qu’il en a fait un métier, et même si l’imitation existait déjà (Pierre Douglas s’amusait déjà à faire Georges Marchais), il fut éclatant dans son art de l’imitation.

Ne serait-ce qu’avec ces deux photos : on imagine qu’un imitateur de voix ne se juge qu’à l’oral. Eh bien non ! Même l’image seule suffit à voir combien l’imitation de Charles Trenet comme celle de François Mitterrand étaient réussie. Doué au point de se mettre complètement dans la peau du personnage.



Il avait aussi un secret pour la réussite. Il y a eu, après lui, de très bons imitateurs, comme Laurent Gerra, mais le problème de Laurent Gerra, pour ne prendre que cet exemple, c’est qu’il n’a pas de contenu, c’est du caca-proutprout vite ennuyeux. C’est dommage, car il a du grand talent. Même Nicolas Canteloup manque de contenu. Et Thierry Le Luron ne pêchait pas par son contenu.

Déjà, il avait un excellent parolier ou auteur, Bernard Mabille, à l’humour décapant, il fallait les entendre, Bernard Mabille interviewer Thierry Le Luron sous la peau de ses personnages, se poiler. Bernard Mabille n’était d’ailleurs pas le seul, il y a eu aussi Robert Lassus et d’autres. Thierry Le Luron a aussi fait pendant une année, 1984-1985, tous les samedis midi sur RTL, "les fausses conférences de presse" qui reprenait exactement le format de l’émission politique dominicale de RTL, "Le Grand Jury" avec les journalistes habituels (en collaboration avec Robert Lassus).

Mais au-delà du parolier, il avait un grand sens politique, il était passionné par l’actualité politique et n’hésitait pas à rentrer dedans, même contre son camp, même s’il n’avait pas de camp vraiment identifié, il laissait entendre son chiraquisme (Jacques Chirac fut un grand ami), et il avait un grand respect pour Raymond Barre (qui se marrait beaucoup de son imitation ronflante et pontifiante). Il était persuadé que Jacques Chirac serait élu Président de la République, mais il ne savait pas quand. Il visait juste en politique parce qu’il était à l’affût du moindre épisode politique. Il savait appuyait là où ça faisait mal.

Sous Valéry Giscard d’Estaing, il fut persona non grata à la télévision parce qu’il avait osé se moquer des diamants de Bokassa (notamment la fameuse interview dont l’interviewer était Pierre Desproges). Sous François Mitterrand, c’était pire, malgré les affichages hypocrite de la liberté d’expression, le Président n’a pas supporté la provocation au cours d’une émission animée par Michel Drucker en direct, le 10 novembre 1984, celle de faire chanter le public avec l’air d’une chanson de Gilbert Bécaud : "L’emm@rdant, c’est la rose !" et une chanson très dure contre Laurent Fabius (qui était Premier Ministre) sur l’air de Jacques Brel ("Chez ces gens-là") à la limite de l’antisémitisme (mais du bon côté de la limite). Pourtant, dans cette même émission, il avait aussi chanté très durement contre Jean-Marie Le Pen et ne prenait pas de gant non plus, dans une parodie d’une chanson de Serge Lama.

La provocation pouvait l’amener à faire quelques transgressions, comme ce faux mariage le 25 septembre 1985 (bien avant la loi !) avec son ami Coluche qui est mort quelques mois avant lui dans une curieuse et tragique communauté de destin. Provocation pour se moquer méchamment du mariage du journaliste Yves Mourousi connu pour être un noceur célibataire.



Ses imitations politiques ont commencé à être célèbres au début des années 1970 lorsqu’il imitait la voix nasillarde de Jacques Chaban-Delmas, qui était Premier Ministre. Thierry Le Luron a finalement imité très peu de responsables politiques, et il faut noter que la dernière personnalité politique imitée par Thierry Le Luron est morte l’an dernier, Valéry Giscard d’Estaing. Ses imitations furent pour (au-delà des deux déjà cités) : Raymond Barre, Jacques Chirac, Gaston Defferre (dont on ne comprenait pas un mot), Edgar Faure (en zozotant), Georges Marchais (en imitant l’imitation de Pierre Douglas), et François Mitterrand (inimitable prêcheur !).

Je ne l’ai pas entendu dans ses imitations de Charles De Gaulle, Georges Pompidou et André Malraux, mais son "répertoire" politique était quand même très restreint. Je me souviens que dans une interview, lorsqu’on lui demandait pourquoi il n’imitait pas Michel Rocard (à la voix assez caractéristique), il répondait qu’il ne s’occupait que des "grands". Mais aujourd’hui, qu’aurait-il dit ? qui aurait-il imité ? Il aurait été obligé de s’entraîner au moins avec Édouard Balladur, Lionel Jospin, et puis Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François Bayrou, François Hollande, peut-être Dominique de Villepin, François Fillon, Manuel Valls… de toute façon, il s’est passé tellement de vie politique depuis novembre 1986 que c’est une vraie perte pour l’humour politique que fut cette tragique disparition. Il faut noter aussi qu’il n’a jamais imité Jean-Marie Le Pen alors qu’il aurait pu, le leader du FN était devenu un personnage important du paysage politique dès 1984. Sans doute ne voulait-il pas en faire la promotion.

Car il aimait bien ses victimes, voire il les adorait. Et la plupart n’était pas du monde politique mais du monde du cinéma, de la télévision et de la chanson, comme Line Renaud, Alice Sapritch, Guy Lux, Denise Fabre, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, Jacques Brel, Charles Trenet, Julien Clerc, Dalida, Joe Dassin, Léo Ferré, Chantal Goya, Jacques Dutronc, Claude François, Johnny Halliday, Jean Ferrat, Zizi Jeanmaire, Julio Iglesias, Mireille Mathieu, Enrico Marcias, Henri Salvador, Michel Polnareff, Yves Montand, Philippe Bouvard, Barbara, etc.

Vivre à cent à l’heure, c’était un mode de vie ordinaire : « On peut m’objecter que vivre la nuit, c’est compenser une solitude en s’entourant artificiellement d’autres solitudes. Je pense plutôt que c’est vouloir vivre plus intensément, grignoter des minutes éveillées sur la petite mort du sommeil, tenter d’avoir des journées de vingt-quatre heures, pousser la machine humaine à son maximum. » (1978).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 novembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
L'inimitable Thierry Le Luron.
Le Petit Prince de l’humour vache.
Jean Amadou.
Frédéric Fromet.
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Coluche.
Sim.
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