Jacques Séguéla, marquis de la communication politique

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 23 février 2024

« Je veux faire aimer le risque. Je veux faire aimer les gens qui se dépassent. Et évidemment, qui se cassent la gueule, parce que tu ne peux pas tout réussir ! » (Jacques Séguéla, le 19 janvier 2021).

 

Eh oui ! Tout le monde peut se casser la gueule, même dans son domaine d'expertise. Jacques Séguéla, qui fête son 90e anniversaire ce vendredi 23 février 2024, avait beau être un marquis de la communication politique, il s'est tiré une balle au pied en disant imprudemment le 13 février 2009 sur France 2 ce qui deviendra les propos les plus associés à sa personne : « Comment peut-on reprocher à un Président d'avoir une Rolex. Enfin... tout le monde a une Rolex. Si à 50 ans, on n'a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! ».

Évidemment, c'était une boulette de la part de ce grand communicateur. C'est ne pas comprendre la vie des gens en général, qui sont loin d'avoir les moyens d'acheter une montre Rolex, même à 90 ans. C'était juste une boutade pour l'ami du Président de la République d'alors, Nicolas Sarkozy à qui on reprochait le côté bling-bling. Jacques Séguéla a eu beau regretter cette parole maladroite, présenter ses excuses et même acheter une montre Rolex et la revendre aux enchères (à l'homme d'affaires Jean-Claude Darmon pour 8 000 euros, soit environ six fois le SMIC) pour une œuvre caritative, le mal était fait et pour beaucoup, il a été classé comme un riche cynique arrogant.

Pourtant, Jacques Séguéla est bien plus intéressant que cette caricature un peu triomphaliste. Et d'abord, il faut rappeler qu'issu d'une famille de médecins, il a fait des études scientifiques et est devenu pharmacien (pour faire plaisir à ses parents), métier qu'il a abonné rapidement : le doctorat de pharmacie en poche, il a décidé de faire un tour du monde en 2 CV avec un ami sous un prétexte vaguement scientifique. Ils ont récupéré des financements d'un sponsor renommé, Citroën, et, à leur retour, les deux globe-trotters ont sorti un livre "La Terre est ronde" en 1960 (chez Flammarion) devenu un best-seller avec 150 000 exemplaires vendus ! Un documentaire d'un format classique est sorti au même moment pour retracer leur expédition. C'est le premier ouvrage des trente-trois que le futur publicitaire allait sortir, avec des fortunes diverses mais souvent best-sellers grâce au sens de la formule de leur auteur.

À partir de là, Jacques Séguéla a tout fait sauf pharmacie : d'abord journaliste chez "Paris Match" puis "France-Soir" (dont il est devenu rédacteur en chef), une époque où l'ont coaché Roger Thérond et Pierre Lazareff. Mais avant, en 1961, il était parti au service militaire (comme rédacteur en chef d'une revue militaire), qu'il a passé aux côtés de Francis Veber et Philippe Labro. C'est Pierre Lazareff qui lui a conseillé de faire de la publicité, secteur encore peu exploité.

Après une expérience dans quelques années comme employé d'une agence qui l'a viré pour avoir demandé une augmentation, Jacques Séguéla (S) a créé en 1970 la future agence de publicité Euro-RSCG avec Bernard Roux (R), et un peu plus tard, Alain Cayzac (C) et Jean-Michel Goudard (G). Cette agence, rivale de l'agence Havas fut ensuite rachetée par Havas en 1996, dont il allait devenir vice-président.

Ce fut un grand succès pour Jacques Séguéla, tant dans le domaine économique que politique. Le publicitaire a revendiqué quelque 1 500 campagnes publicitaires et une vingtaine de campagnes présidentielles au cours d'une cinquantaine d'années de carrière. Il a ainsi conseillé de grandes marques comme Citroën (pour l'AX), Carte Noire, Louis Vuitton, Évian, Decathlon, etc. Son idée majeure, c'est d'oser, d'être créatif, de ne pas renoncer parce que son idée est folle. Il a même emprunté un porte-avion pour réaliser une de ses campagnes de pub !



En politique, même s'il a des opinions personnelles, il sait distiller ses conseils à tout le échiquier politique (sauf aux extrêmes). Ainsi, il a commencé à travailler pour le PS aux élections municipales de 1977, mais aussi pour Jacques Chirac et Jean-Pierre Soisson (alors ministre). En 1981, ce fut la consécration avec la victoire de François Mitterrand bien servi par son slogan "La Force tranquille" et sa photo de l'affiche sur fond de village rural. Si Jacques Séguéla n'a pas trouvé lui-même le slogan (ce serait une stagiaire de son agence, reprenant un discours de Léon Blum prononcé le 5 juin 1936, son jour d'investiture, sur une idée de Jean Jaurès), il a été considéré par la classe politique comme un "faiseur de roi".



Il a même avoué par la suite avoir profité de l'affaire des diamants de Bokassa pour faire coller en toute illégalité des petits autocollants représentant des diamants à la place des yeux des affiches du candidat Valéry Giscard d'Estaing, un dénigrement assez simpliste mais très efficace : « Les gens ont applaudi mais c'était mafieux. Après coup, je m'en suis beaucoup voulu. Je n'ai pas été poursuivi pour autant. » ("Le Point" le 25 mai 2021).

C'est le problème des conseillers en communications politiques, et à partir des années 1980, il y en a eu plusieurs "historiques", comme, outre Jacques Séguéla, Michel Bongrand, Jacques Pilhan, Gérard Colé, Thierry Saussez, Patrick Buisson, Stéphane Fouks et Anne Méaux (entre autres), dont l'arrogance se jauge par l'idée qu'ils se font de la personnalité politique qu'ils conseillent (en particulier, ceux qui laissent de côté les convictions et ne font que de la communication).

Le succès de 1981 a pu se renouveler en 1988 avec ce slogan très efficace malgré sa vacuité programmatique : "Génération Mitterrand". Pour lui, d'ailleurs, il y a eu deux grands slogans dans les campagnes présidentielles françaises, il l'a dit à Adrien Voyer le 25 mai 2021 pour "Le Point" : « L'histoire retiendra qu'il y a eu deux très beaux slogans : "La Force tranquille" de Mitterrand et "En marche !" de Macron. Vous savez, les images sont les sous-titres des mots ; ce sont les mots que les gens retiennent, mais si vous avez les mots, l'image vous rentre aussitôt dans la tête. "Le poids des mots, le choc des photos" fonctionnera toujours ! ».

On n'étonnera donc personne si on indique que Jacques Séguéla a voté pour Emmanuel Macron en 2017. Il était de gauche, mitterrandiste dans les années 1980, il a fait la campagne de Lionel Jospin en 2002, mais ce fut un échec : « Il n'a pas joué le jeu de la communication par vertu. Jospin est un homme intransigeant. Il ne voulait pas utiliser les fourches caudines de la communication pour communiquer. » ("Le Point").

Puis il a soutenu Ségolène Royal au premier tour de l'élection présidentielle de 2007, mais l'a trouvée insupportable : « Les bourdes qui embourbaient Ségolène Royal, ses sautes d'humeur alignées comme des sauts d'obstacles, ses volte-face à faire perdre la face me désarçonnaient. ». Du coup, il a soutenu Nicolas Sarkozy pour le second tour et le nouveau Président était devenu un ami, tellement proche que c'est lors d'un dîner au domicile du publicitaire le 13 novembre 2007 que l'ex-mari de Cécilia a rencontré pour la première fois Carla Bruni. Coup de foudre.

Jacques Séguéla a eu aussi plusieurs clients politiques à l'étranger, des hautes pointures attirés par la réussi de 1981 : Paul Biya (Cameroun), Omar Bongo (Gabon), Abou Diouf (Sénégal), Aleksander Kwasniewski (Pologne), Ehud Barak (Israël), Richardo Lagos (Chili), etc.



En 2020, Jacques Séguéla, voyant le vent venir, a surpris son petit monde en sortant un livre résolument écologiste "Ne dites pas à mes filles que je suis devenu écolo... elles me croient publicitaire", reprenant un titre qui avait bien marché en 1979 à l'époque où il fallait se distinguer du concurrent Havas, "Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité… elle me croit pianiste dans un bordel" (chez Flammarion). Le pire est évidemment que ce livre s'est mieux vendu que des livres scientifiques rédigés par des experts sur le climat et la biodiversité. On n'est pas publicitaire pour rien. C'est l'avantage du faire-savoir sur le savoir-faire.

Dans sa chronique du 15 octobre 2020 sur France Culture, le journaliste Hervé Gardette a évoqué ce livre du publicitaire en ces termes : « L’homme le plus bronzé qu’il m’ait été donné de voir depuis que je suis né venait donc à son tour de prendre le train de l’écologie en marche ! Ce qui à vrai dire n’a rien d’étonnant. Il n’y a pas mieux qu’un publicitaire pour recycler les idées à la mode (quitte à se renier lui-même), et il suffit de faire un bref séjour devant un écran de télé pour mesurer à quel point c’est déjà le cas : le culte de la performance et l’accessibilité du prix y ont été remplacés, dans les slogans, par le made in France, le terroir, le recyclable, l’écoresponsable, le bio, le 100% naturel, le bon pour la planète… bref toute la panoplie du greenwashing. ».

Et de conclure sur le même ton : « Ne dites surtout pas à ma mère que j’ai fait une chronique sur le dernier livre de Jacques Séguéla, elle me croit journaliste à France Culture ! ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jacques Séguéla.
Gustave Eiffel.
Francis Mer.



 


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