Du choc des civilisations aux changements climatiques

par Panac
jeudi 19 octobre 2006

A la manière des soubresauts climatiques admirablement décrits par Edward N. Lorenz[1] dans le cadre de sa théorie sur l’essence du chaos, on assiste aujourd’hui, par une sorte d’effet papillon, à un glissement, qui semble inexorable, vers un choc des cultures, et qui conforterait la très controversée hypothèse de Bernard Lewis[2], reprise et argumentée par Samuel Huntington[3], à propos d’un possible clash des civilisations.

Il est vrai qu’après les épisodes des caricatures contre caricatures, des transes incendiaires contre un exposé académique du pape et de l’appel au meurtre contre un point de vue de « philosophe » pour ne citer que la face visible de l’iceberg, et maintenant l’immixtion des extrêmes des deux bords dans un processus de surenchère multi-médiatique, il est permis d’envisager l’éventualité d’un choc durable entre l’Occident et l’islam.

Il est extraordinaire qu’aujourd’hui les musulmans s’étonnent des attaques contre Mahomet (Mohamed pour les Arabes), alors que ce fut toujours le cas au Moyen Age et plus récemment, aux XVIIIe et XIXe siècles. Ces attaques revêtaient diverses formes, des analyses philosophiques ou politiques, aux qualificatifs dégradants.

Ces attitudes occidentales ont eu leur pendant islamique, comme les diatribes enflammées contre l’Occident, le fait de qualifier d’apostat quiconque considère que Jésus est fils de Dieu, ou d’user du mot nasrani (chrétien) comme une insulte.

Il est également extraordinaire que les monologues en cours se focalisent sur la personne du prophète Mahomet, alors qu’il y a matière à discussion à propos de la doctrine islamique et de son rapport à la politique, de la place du musulman et de la musulmane dans la société et dans le monde, ou comment conjurer le choc frontal que souhaitent les extrêmes et instaurer une véritable culture, non pas du dialogue, mais du débat entre l’Occident et l’islam. Car le débat est différent du dialogue, parce qu’il permet à chacun de dire ce qu’il pense réellement, de crever l’abcès de manière pacifique et civilisée, et de découvrir enfin la solution à laquelle personne n’a jamais pensé.

Cette focalisation sur le Prophète laisse pantois, parce que la presque totalité des conquêtes musulmanes extérieures à la péninsule arabique et les violences commises au cours des dernières décennies se sont faites sans Mahomet. C’est comme si on s’évertuait à imputer, tout aussi injustement, à Jésus le massacre des Indiens d’Amérique du Sud et de millions d’Algériens, ou à Moïse le travail méthodique de dépossession et d’asservissement des Palestiniens.

Abou Bakr, premier calife de l’islam, successeur de Mahomet non désigné par lui, ne déclara-t-il pas à des fidèles désemparés face à la mort du Prophète, que si Mahomet est mort, Dieu est vivant et ne mourra pas[4] ?

Les échanges actuels sont interminables, du fait que le passé et le présent de toutes les civilisations sont jonchés de guerres et de violences, dont souvent sont victimes des innocents. Le résultat est un dialogue de sourds, argument contre argument, fait historique contre fait historique, c’est-à-dire une spirale sans fin, d’autant plus que les injustices et les violences, de part et d’autre, continuent de sévir.

D’après certains discours, l’Occident est défini à la fois géographiquement et par référence aux valeurs chrétiennes. Il est aussi le monde libre, creuset de la démocratie, de la liberté d’expression et des droits de l’homme.

L’islam est associé à l’Orient, à une civilisation figée, à des régimes dictatoriaux, au refus obstiné de se défaire de coutumes et pratiques ancestrales, et actuellement à la violence.

En réalité, les valeurs chrétiennes sont plutôt orientales, puisque leurs sources se trouvent en Méditerranée orientale, en témoigne la tolérance légendaire des chrétiens arabes orthodoxes, et le monde libre est aujourd’hui de moins en moins libre. Un monde sur le qui-vive, qui n’hésite pas à altérer les valeurs qu’il ne cesse de brandir à la face des autres cultures.

Il fut un temps où les valeurs chrétiennes et les valeurs islamiques coexistaient et convergeaient vers un substrat commun tenant lieu de conscience d’une destinée commune, en dépit des différences au plan des pratiques et des coutumes, comme au Liban, en Egypte ou en Irak. Mais les interventions extérieures et les stratégies de conquête du pouvoir politique et économique ébranlent par moments cet édifice que des siècles de coexistence pacifique ont patiemment bâti.

Alors que faire pour que ce glissement vers un choc des cultures ne devienne une réalité historique ?

Certains préconisent une démocratisation forcée ou provoquée des pays musulmans, pour les rapprocher des idéaux de l’Occident. D’autres suggèrent de favoriser l’émergence d’un islam européen respectueux de ces idéaux. Mais ces deux optiques, comme d’autres, montrent tous les jours leurs limites.

Il y a quatre ou cinq décennies, dans certains pays musulmans, il était d’usage de fêter le Nouvel An tout en pratiquant sa foi. Les vitrines étaient décorées et les religieux ou le simple croyant n’y voyaient pas matière à problème. C’était le temps où les gens vivaient leur islam de façon paisible, alors qu’au même moment la guerre faisait rage au Vietnam.

Aujourd’hui, tous ceux qui décorent un arbre de Noel dans la rue ou chez eux ou qui ont une pratique religieuse non conforme aux croyances dominantes, par exemple ne pas aller à la mosquée, boire de l’alcool ou ne pas porter le voile pour les femmes, sont stigmatisés et parfois violentés.

Mais des voix s’élèvent dans nombre de sociétés musulmanes, en particulier au Maghreb, pour réclamer la liberté de croyance et de conscience et l’appropriation de la religion par la sphère privée, en d’autres termes la séparation du divin et du séculier, des doctrines et des institutions, ou plus prosaïquement, la séparation de la religion et des règles et lois qui régissent l’Etat, une entité temporelle en continuelle transformation.

Derrière ces voix qui s’expriment sous différentes formes, existe un mouvement de fond, qui refuse de se laisser enfermer dans un moule et de se mettre en uniforme, mais il demeurera invisible tant que les hommes politiques et les intellectuels de ces pays n’auront vaincu leur peur des représailles et engagé au grand jour ce débat de fond. Rappelons-nous que l’histoire de la civilisation musulmane est émaillée de changements sociaux et politiques dont l’un des moteurs est une interprétation nouvelle des textes coraniques ou de la tradition.

En attendant, la Terre meurt à petit feu du réchauffement climatique, tout en fonçant à une vitesse relative de plus 100 000 km/heure autour du Soleil. Sa destinée est peut être d’imploser ou d’être projetée aux confins de la Voie lactée. Voilà une perspective qui devrait faire réfléchir ceux qui poussent à la confrontation entre des civilisations, qui objectivement ont un destin commun.

Peut être que des gens comme Al Gore, et bien d’autres, connus ou anonymes, qui travaillent à cet idéal déterminant tous les autres idéaux, offrent une opportunité de dépassement des clivages culturels pour que les hommes et les femmes, dans leur grande diversité, se consacrent à la préservation de ce bien commun.

Après tout, face aux périls climatiques ou géophysiques à venir, aux ingrédients d’une grande crise biologique qui se mettent lentement en place, et à l’avenir sombre qui est prédit aux générations futures par nombre de scientifiques, la perspective d’un clash entre l’islam et l’Occident paraît bien dérisoire.



[1] Edward N. Lorenz. The essence of chaos. UCL Press, London, 1993.

[2] Bernard Lewis. The roots of muslim rage. Why so many muslims deeply resent the West, and why their bitterness will not easily be mollified. The Atlantic Monthly, Boston, septembre1990.

[3] Samuel Huntington. The Clash of Civilizations ? Foreign Affairs, Summer 1993.

[4] Ibn Hishâm, As-Sîra an-Nabawyya (Biographie du Prophète). Ed. Maktabat Al-Kuliyyât Al-Azhariyyah, Le Caire, 1971. La traduction littérale du propos d’Abou Bakr est : « Que ceux qui adoraient Mohamed sachent que Mohamed est mort et que ceux qui adoraient Dieu sachent que Dieu est vivant et ne mourra pas. »


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