Mgr Jacques Gaillot, l’évêque très médiatique : la liberté vs la morale

par Sylvain Rakotoarison
jeudi 13 avril 2023

« Nous ne sommes pas faits pour copier quelqu’un, pour reproduire un modèle. Il ne s’agit pas de s’aligner sur les autres et de faire comme eux. Celui qui ne fait que suivre les autres ne vit pas vraiment. Mais nous nous inspirons de la vie des personnes qui nous marquent. » (Mgr Jacques Gaillot, septembre 2015).

L'ancien évêque d'Évreux Jacques Gaillot vient de s'éteindre à l'hôpital après une saleté de maladie ce mercredi 12 avril 2023 à Paris à l'âge de 87 ans. Très connu dans les années 1980 et 1990 pour s'être répandu dans de nombreux médias, parlant de nombreux sujets de société avec une liberté et un franc-parler qui pouvaient terroriser sa hiérarchie catholique, il a été écarté de son diocèse le 13 janvier 1995 et s'est fait plus discret.

Malgré cet éloignement de la scène médiatique plus que pastorale, Mgr Gaillot n'a jamais été vraiment sanctionné par le Vatican même s'il a été très vivement encouragé à démissionner. Il a tenu bon et son évêché s'est transformé en une sorte de diocèse virtuel.

Porte-parole des plus démunis, telle était sa vocation de leur faire profiter de son aura médiatique en les défendant sans relâche, aux côtés d'autres intellectuels ou artistes du genre (par exemple Albert Jacquard et Josiane Balasko pour le droit à avoir un logement décent). Auteur de vingt-quatre essais, Mgr Gaillot a notamment publié "Coup de gueule contre l'exclusion" en 1994 chez Ramsay. Cet ouvrage avait été très remarqué, d'autant plus qu'il y avait, quelques mois plus tard, une élection présidentielle (que Jacques Chirac a gagnée sur le thème de la fracture sociale).

Dans sa biographie officielle, il était expliqué ceci : « Il a une parole libre qui ne craint pas de dire "je", d'être simple et clair. Sa fidélité à l'Évangile s'exprime par quelques traits majeurs : le souci des pauvres et des marginaux, le refus de toute complaisance, l'attachement au droit, à la justice et à la paix, la conviction que Jésus appartient à l'humanité et non aux seuls chrétiens, l'évidence que les brebis hors bergerie, valent qu'on laisse les autres au bercail pour aller les chercher. ».

Le prélat adorait le pape François parce qu'il était avant tout le pape des humbles et il a commenté son élection en novembre 2013 ainsi : « Voilà un pape qui ouvre des portes, donne envie de vivre avec humanité et nous engage à rendre la Terre plus habitable à tous. Il ne fait pas la morale, ne juge pas, ne rappelle pas la discipline. Il indique une autre façon d’être en allant vers les déshérités, invite à prier, à écouter la Parole de Dieu pour que notre cœur devienne brûlant. ».

Jacques Gaillot a mis le point sur un élément important : la morale n'est pas la foi, n'est pas la religion. C'est peut-être difficile à comprendre mais sa réflexion était qu'il fallait partir de l'humain avant de partir des principes. Toujours l'humain. Ainsi, en juin 1989, il affirmait dans le magazine "Globe" : « La vie des individus me préoccupe plus que leur morale. Je relève avec plaisir que la peur du "qu’en-dira-t-on" ne fait plus recette. ».

Pour lui, les considérations morales, si elles sont bien sûr importantes, ne doivent pas cacher les considérations humaines. En s'affranchissant de cette limite, Mgr Gaillot laissait libre cours à toutes les tendances de son époque, en particulier la reconnaissance des couples homosexuels en période de forte épidémie de sida. Ainsi, il ne cachait pas son agacement des questions permanentes des journalistes aux évêques alors qu'il aurait préféré que l'Église évoluât : « Célibat des prêtres, homosexualité, préservatif, avortement, place de la femme : sur toutes ces questions, l’Église est en retard. » (a-t-il suggéré le 5 avril 2010).

Dans "Le Point" du 1er septembre 2015, Jacques Gaillot a raconté sa rencontre le jour même avec le pape François au Vatican, une audience de moins d'une heure (en français) : « Je lui ai dit qu'il m'arrivait de bénir des couples divorcés-remariés et même des couples homosexuels. J'ai ajouté : "On bénit bien des maisons, on peut donc bénir des personnes". Cette phrase a fait sourire le pape. Il a abondé dans mon sens et il a dit : "La bénédiction de Dieu est pour tout le monde". ». Par ailleurs, le pape François lui a assuré, lui qui a défendu si souvent les sans-papiers à Paris : « Les migrants sont la chair de l'Église. ».



Au fil de ses prises de position, on comprenait que Mgr Jacques Gaillot avait des affinités très à gauche et qu'il soutenait une ligne progressiste étonnante pour un évêque.

Ainsi, le 18 avril 2013 dans le "HuffingtonPost", il a déclaré : « La reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe et de leur droit, en adoptant, de fonder une famille, s'imposera peu à peu en France, comme ailleurs. On s'apercevra alors que ce mariage tant décrié ne fait perdre aucun droit aux autres, qu'il n'est en aucune manière une menace pour les familles dites "normales", ni une régression pour la société et encore moins la fin de la civilisation. ». Il pensait cela juste avant l'examen du projet de loi visant à créer le "mariage pour tous" très contesté par la Manif pour tous.

Il a exprimé son progressisme de manière déconcertante pour un évêque : « La reconnaissance du couple homosexuel s'inscrit dans le puissant mouvement de modernité qui, au fil des ans, fait valoir les droits imprescriptibles de l'individu et de son autonomie. L'individu est au centre. D'où l'importance accordée aux relations entre les individus. Voilà qui relativise le modèle familial dominant et les références à un ordre naturel ou divin. Le droit a fini par rejoindre l'évolution des mœurs : l'amour entre deux personnes de même sexe est un droit humain fondamental. Le principe d'égalité a joué. (…) Nous sommes tous concernés. Notre responsabilité n'est-elle pas d'éveiller des libertés ? Des libertés pour aimer ? ». En quelque sorte, il rejetait le concept de la famille derrière l'absolu concept de liberté individuelle.


C'était aussi au nom de la liberté individuelle que Jacques Gaillot avait pris position pour l'euthanasie, au risque de choquer ses amis catholiques qui considèrent que la vie est sacrée. Dans le "HuffingtonPost" du 17 décembre 2013, il a expliqué : « C'est une question d'humanité, de compassion et de solidarité. ». Autrement dit : « La mort fait partie de la vie puisqu'elle l'achève. Si la vie doit être défendue et protégée, c'est vrai de la mort qui en fait partie. Personne ne peut vivre et mourir à notre place. Comment ne pas désirer avoir les moyens d'aimer la vie jusqu'au bout et de mourir dignement. Comment entourer et soutenir les personnes pour que la dernière étape de la vie reste conforme à la condition humaine ? ». Le mot "dignement" était lâché.

Et d'ajouter : « La question posée par l'euthanasie est celle du sens de la vie, du goût à la vie, du bonheur d'être vivant. Qu'est-ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, que la relation à soi-même et aux autres reste tonifiante ? Les humains gardent toute leur valeur et vérité profonde, même lorsque la santé s'altère et que les forces diminuent. (…) Par humanité et par compassion, on comprend que des malades puissent se trouver dans des situations d'exception. Des situations d'exception qui n'entrent pas actuellement dans le cadre de la loi mais que la loi devrait envisager. ».

Interrogé en avril 2010 sur le scandale des prêtres pédophiles en Allemagne (le scandale n'avait pas encore touché la France), Mgr Jacques Gaillot s'était contenté de faire une remarque générale : « En pensant à toutes les victimes et à leurs familles, je reste sans voix et suis dans la peine. Ce scandale est sans précédent. Qu’un phénomène d‘une telle ampleur ait pu se produire, jette un discrédit considérable sur l’Église catholique. ».

Et pourtant, lui-même a contribué, à son échelle, à ce scandale, et il l'a reconnu dans "Le Parisien" du 5 avril 2010, il avait accepté en juin 1988 d'accueillir dans son diocèse d'Évreux un prêtre québécois qui avait été condamné en 1985 pour des faits de pédophilie mais il lui avait redonné sa chance, fait confiance et confié une paroisse en tant que curé. L'évêque a regretté de l'avoir couvé alors qu'il a été condamné en 2005 aux assises de l'Eure à douze de prison ferme pour avoir violé plusieurs fois un mineur entre 1989 et 1992. Il s'est dit qu'il aurait dû le signaler à la justice à l'époque.

Mais en 2010, on se préoccupait encore peu des victimes et pour Mgr Gaillot, bien mal inspiré intellectuellement, le scandale des prêtres pédophiles était plutôt l'occasion de faire avancer l'une de ses idées "modernistes", en finir avec le célibat des prêtres : « Pour l’avenir, il ne suffit pas de jouer la transparence et de vouloir confier à la justice des cas qui se produiraient. C’est le fonctionnement de l’institution elle-même qui est mis en cause et qu’il faudrait changer. Alors que le monde change vite, nous gardons des structures d’un autre âge avec une conception de l’autorité désuète qui ne laisse pas de place où si peu à la démocratie, une vision de la sexualité dépassée qui n’intègre pas les acquis de la modernité, un statut clérical inadapté qui maintient une discipline du célibat anachronique. Les victimes de la pédophilie mériteraient que le Vatican ait le courage de l’avenir pour éviter de tels drames. » (avril 2010).

Or dans ce texte, Mgr Gaillot laissait entendre que c'était parce qu'ils étaient célibataires que des prêtres étaient pédophiles. Pourtant, tous les prêtres n'étaient pas forcément pédophiles, et il y a eu beaucoup d'hommes mariés parmi les pédophiles (en particulier des pères de famille qui sont coupables d'inceste). Ce n'est donc pas parce que les prêtres seraient mariés qu'ils ne seraient pas enclin à abuser d'adolescents ou d'enfants dans la solitude de leur mission pastorale (en d'autres termes, s'en prendre aux adolescents et aux enfants, surtout si on les encadre, est une grande forme de lâcheté). C'est donc dommage que l'évêque Gaillot ait pu glisser ainsi de la réflexion spirituelle au simple militantisme de mauvaise foi, alors qu'il avait montré à de nombreuses reprises qu'il était un homme réfléchi et intelligent.

Commentant en février 2010 un passage de l'Évangile selon saint Marc, Mgr Jacques Gaillot a écrit : « Alors oui, le Royaume de Dieu est plein de ces "estropiés" dont la joie est plus grande que les renoncements auxquels ils ont consenti. C’est une joie partagée, car c’est toute l’humanité qui en sort grandie. Le Royaume de Dieu n’est pas autre chose que cet appel à faire naître le bonheur dans une humanité en paix où l’on se respecte mutuellement et où l’on veille ensemble à la sauvegarde de la Création. ».

J'espère que sa définition du Royaume de Dieu colle avec la réalité, lui qui désormais est un migrant vers cette destination si mystérieuse et si méditée depuis plus de soixante-deux ans de sacerdoce. Qu'il repose en paix.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 avril 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
L'évêque qui était aimé par ceux qui n'ont pas la foi.
Mgr Jacques Gaillot.
Mgr Albert Decourtray.
Maurice Bellet.
Lucile Randon (Sœur André).
François : les 10 ans de pontificat du pape du bout du monde.
Santé et Amour.
Le testament de Benoît XVI.
Célébration des obsèques du pape émérite Benoît XVI le 5 janvier 2023 (vidéo).
L’encyclique "Caritas in veritate" du 29 juin 2009.
Sainte Jeanne d'Arc.
Sainte Thérèse de Lisieux.
Hommage au pape émérite Benoît XVI (1927-2022).
Les 95 ans du pape émérite Benoît XVI.
L’Église de Benoît XVI.
Saint François de Sales.
Le pape François et les étiquettes.
Saint Jean-Paul II.
Pierre Teilhard de Chardin.
La vérité nous rendra libres.
Il est venu parmi les siens...
Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Dis seulement une parole et je serai guéri.
Le ralliement des catholiques français à la République.
L’abbé Bernard Remy.


 


Lire l'article complet, et les commentaires