En l’an 70, les Juifs attendaient un sauveur

par Emile Mourey
vendredi 22 décembre 2006

Le 19 septembre 2006, devant la 61e assemblée générale des Nations unies, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad a terminé son allocution en ces termes : « Je déclare avec force que le monde d’aujourd’hui, aujourd’hui plus que jamais, demande à être dirigé par des personnes justes et vertueuses ayant de l’amour pour toute l’humanité ; mais surtout, par l’être humain vertueux, parfait et réel sauveur qui a été promis à tous les peuples. Il instaurera la justice, la paix et la fraternité sur la planète. »

Disons pour faire simple qu’il existe en Iran, dans la mouvance chiite, un important courant de pensée qui vit dans l’attente du retour du douzième imân, le fameux Mahdi, descendant du Prophète, lequel a disparu en 874, ou quelques années après, dans des conditions mal élucidées. Une situation mondiale de chaos, provoquée ou non, pourrait inciter cet imân caché - nouveau sauveur - à réapparaître à la fin des temps pour rétablir la justice et la paix - autrement dit pour construire la société idéale - et selon certains adeptes, en compagnie d’un Jésus qui reviendra sur terre pour l’aider dans cette tâche.

Dans son discours, le président de la République iranienne cherche manifestement une audience dans la partie du peuple américain qui vit encore sous la bannière du Dieu de la Bible ainsi que dans cette idée fondatrice que les Etats-Unis sont un autre peuple élu chargé de la lourde responsabilité de veiller à la bonne marche du monde. En envoyant sa lettre ouverte au peuple américain fin novembre 2006, Mahmoud Ahmadinejad n’ignore pas la puissance des églises évangéliques. Il n’ignore pas non plus que le mouvement évangélique est aujourd’hui en pleine croissance, tout particulièrement en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Or, un nombre non négligeable de ces Eglises se préparent au retour de Jésus en s’inspirant de l’apocalypse de saint Jean.

Dans ce retour plus ou moins affirmé du messianisme et du prophétisme, Jérusalem redevient une des villes saintes où le processus pourrait se réenclencher, avec tous les risques eschatologiques que cela comporte du fait des groupes extrémistes qui s’y trouvent.

Pour calmer le feu qui couve, les Européens, qui sont les héritiers directs de la pensée philosophique du siècle des Lumières, se doivent de faire entendre d’urgence la voix de la raison et de rappeler la mémoire de l’histoire. Car l’histoire est une très bonne conseillère, et ses leçons sont parfois rudes.

Il y a, dans le passé, de surprenants recommencements, comme si les mêmes causes produisaient les mêmes effets. En l’an 70, la nation juive, qui s’était mis dans la tête que son messie allait venir, a failli s’autodétruire dans une effroyable guerre qu’elle a inconsidérément déclenchée contre les Romains. Dans la ville assiégée de Jérusalem, les différentes factions se battaient entre elles, se brûlant mutuellement leurs réserves de blé jusqu’au moment où la famine survint. Pendant ce temps-là, Vespasien et ses légions attendaient, l’arme au pied, que la ville se détruise elle-même. Aujourd’hui, c’est l’Irak qui s’autodétruit. Demain, ce sera un autre pays, et ainsi de suite, sur la foi de questions religieuses qui trouvent leur lointaine origine dans un judaïsme ancien qu’on n’a pas toujours bien compris. Pour retrouver le fil logique de l’histoire, il nous faut remonter à son début.

Par-delà le style merveilleux du récit, Abraham n’est, en réalité, qu’un "soumis" à une idée d’un Dieu juste qu’il s’est faite dans son esprit. La mission qu’il s’est donnée consiste à faire paître en paix les populations du pays de Canaan sous l’autorité du représentant de Dieu sur Terre qu’était à cette époque le pharaon d’Egypte (cf. mon Histoire de Bibracte, Dieu caché, chap. 6). Et il en est de même pour ses successeurs de la Genèse.

Continuant dans cette alliance mystique qu’Abraham a conclue avec son idée de Dieu, les rois d’Israël se font oindre la tête au moment de leur intronisation, renouvelant ainsi le geste de Jacob quand il a versé de l’huile sur la tête de son menhir sacré (Genèse, 28, 18). Ce sont des "oints" (jusqu’aux rois de France) - vous suivez la progression - mais ces oints restent, heureusement, des êtres faillibles qui se situent toujours dans une certaine normalité.

Plus audacieuse, une promesse de salut apparaît dans la prophétie de Daniel, dans la partie rédigée après l’exil de Babylone. Dans ce temps-là où la détresse a atteint un sommet jamais atteint, surgit Mikaël, le grand chef (des armées du ciel). En ce temps-là, le peuple de tous ceux qui sont inscrits dans le Livre est sauvé. Ceux qui dorment dans la poussière se réveillent, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’horreur éternelle. Les intelligents (les adeptes de la nouvelle Alliance) et les justes qui les ont suivis resplendissent dans le ciel comme des étoiles (Daniel 12, 1 à 4). Puis, Daniel voit la forme d’homme qu’Ezéchiel a vu dans le ciel quelques siècles plus tôt, mais en la revêtant de lin, il laisse entendre qu’il s’agit du prochain retour sur terre - depuis le ciel où il avait été enlevé - du très populaire prophète Elie (Daniel 12, 5 à 7), d’où deux interprétations possibles : une interprétation allégorique et une interprétation littérale (dans l’Evangile de Mathieu, c’est le Christ lui-même qui confirmera qu’Elie est bien revenu sur terre mais... dans la personne de Jean-Baptiste, cf. Mathieu, 16 - 11 à 13).

Dans l’écrit de Damas des textes esséniens, l’intervention de Dieu se manifeste d’une façon encore plus précise en suscitant un Maître de justice pour le salut d’Israël, et dans le deuxième livre des Maccabées apparaît cet axiome prophétique fondamental mais bien risqué : Dieu corrige son peuple élu mais ne l’abandonne jamais (2 Maccabées 6, 14 à 16). Nous sommes toujours dans le fil de l’histoire. Vous avez remarqué comment cette idée d’alliance avec Dieu est née, et comment elle s’est enrichie et renforcée au fil du temps ; mais voyons maintenant la suite. Nous arrivons dans les années d’avant 70.

Dans ses années-là, Flavius Josèphe nous décrit, en prémisses de la guerre de Jérusalem, un monde juif en pleine transe messianique et prophétique, et une société complètement déstabilisée. Les brigands sont devenus innombrables. Ils tuent la nuit comme en plein jour, à la campagne comme à la ville, de même qu’aujourd’hui en Irak. Des hommes sont poignardés sans raison les jours de fête et les assassins s’éclipsent dans la foule, comme aujourd’hui en Irak. Des charlatans, qui se disent inspirés par Dieu, prêchent dans le désert et des foules les suivent. Bref, partout, des brigands, des charlatans agitent les populations dans le plus grand désordre. La Judée est remplie de leur folie, comme aujourd’hui l’Irak. Les maisons brûlent. On enlève aux riches leurs biens et on les met à mort. Le pillage est de règle (cf. mon Histoire du Christ, tome 2, page 19).

L’apocalypse de saint Jean, qui n’a qu’un rapport de cousinage avec les textes évangéliques, est, selon ma thèse, le texte prophétique qui a fait se soulever toutes les communautés juives de la Palestine et de la diaspora contre la Rome prétendument décadente de Néron. Et cela, en faisant croire aux combattants juifs de Jérusalem que c’est dans le chaos de la guerre, où la détresse aurait atteint un sommet jamais atteint, que le Jésus du ciel allait descendre ou redescendre en gloire pour rétablir dans leurs prérogatives les douze tribus d’Israël dispersées dans le monde (cf. mon Histoire du Christ, tome 1 et tome 2).

Relisons l’épître dont on dit que saint Pierre est l’auteur mais que j’attribue pour ma part à saint Paul :...hâtez la venue du jour de Dieu où les cieux enflammés se dissoudront et les éléments embrasés se liquéfieront ! Mais selon sa promesse, nous attendons de nouveaux cieux et une terre nouvelle où doit habiter la justice (Bible d’Osty, 2Pi, 3, 12-13).

Nous arrivons maintenant à l’an 70, en plein conflit. Comme les pierres lancées par les balistes romaines étaient blanches, les guetteurs juifs de Jérusalem les voyaient arriver du haut des tours et donnaient l’alerte en criant, non sans humour : « Attention, le Fils arrive ! » (sous-entendu : le Fils de Dieu). Telle est la phrase la plus significative écrite par l’historien Flavius Josèphe dans son ouvrage qui traite de la guerre de Jérusalem (Guerre des Juifs, V, 270 à 272). Mais le messie qui devait venir dans cette ambiance apocalyptique de fin du monde n’est pas apparu dans les nuées du ciel et Jérusalem a été détruite jusque dans ses fondations.

J’ai relu le discours que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad a prononcé devant l’assemblée des Nations unies. Je ne veux pas débattre sur certains de ses arguments, même s’ils sont à sens unique. Je ne veux pas mettre en doute sa sincérité. Mais les auteurs de l’apocalypse de saint Jean, eux aussi, étaient sincères quand ils accusaient le pouvoir romain de tous les maux. Eux aussi étaient sincères quand ils s’imaginaient qu’il suffisait de détruire la ville de Rome pour que naisse ensuite une terre nouvelle.

En se proclamant le dernier prophète et en faisant mettre à mort ceux qui voulaient l’être encore, Mahomet a voulu mettre un terme au délire prophétique et messianique. Confirmant cette volonté du Prophète après sa mort, Abou Becker se tourna vers la foule qui demandait qu’il ressuscite. « Musulmans, leur dit-il, le Prophète est mort. Que tous ceux qui l’aimaient le sachent et qu’ils le disent : Mahomet a quitté ce monde ; il est mort et ne reviendra plus. Musulmans, Dieu est vivant. Que tous ceux qui aiment le Seigneur le sachent et qu’ils le disent : Dieu est vivant dans ce monde et il ne mourra jamais. »

Voilà ! La sentence est tombée. Le temps des prophètes et des messies est terminé. Désormais, c’est dans le monde, mieux, dans l’exploration de l’univers, qu’il faut réfléchir quant à l’existence ou à la non-existence de Dieu tout en essayant de comprendre ce qu’est l’homme et ce que peut être son avenir dans une société toujours à construire mais qui ne sera, malheureusement, jamais idéale.

Il s’agit bien là, pour les modernes que nous sommes, de la question préalable à toute autre : "Quitter l’enfance de l’humanité" (La sagesse des Modernes, éditions Robert Laffont, Luc Ferry, page 529).

E. Mourey

Site internet : http://www.bibracte.com


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