Hommage au pape émérite Benoît XVI (1927-2022)

par Sylvain Rakotoarison
samedi 31 décembre 2022

« Ce que l'on possède avec l'esprit s'obtient en le connaissant, mais aucun bien n'est parfaitement connu si l'on n'aime pas parfaitement. » (Saint Augustin, "De diversis quaestionibus octoginta tribus", 396, cité par Benoît XVI le 16 octobre 2008).

Triste fin d'année. C'est avec beaucoup d'émotion que j'ai appris ce matin du samedi 31 décembre 2022 la mort du pape émérite Benoît XVI à l'âge de 95 ans et demi (il est né le 16 avril 1927). Son successeur, le pape François, était venu le voir il y a quelques jours et il avait tristement annoncé que Benoît XVI, malade et très âgé, était à sa fin. La prévisibilité n'en enlève pas pour autant l'émotion. J'avais eu la chance de l'écouter sur la place des Invalides un jour qu'il s'était rendu à Paris, le 13 septembre 2008 (dans un excellent français).

On pourra beaucoup parler de ce pape extraordinaire, qui a eu la lourde tâche de succéder à (saint) Jean-Paul II. Et on en parlera encore longtemps. À la fois vu comme un grand innovateur et comme un grand conservateur, ce qui est très paradoxal. En fait, il était avant tout un grand intellectuel, un théologien et professeur de théologie qui a accepté sa tâche pastorale tant que sa santé le lui permettait et qui a été un grand innovateur dans la fonction pontificale puisqu'il a osé démissionner, renoncer plus exactement, alors que son prédécesseur voulait laisser Dieu (ou la Nature) achever son (long) pontificat. Ce qui permettra à ses successeurs, et en particulier à son successeur direct François qui a eu 86 ans il y a quelques jours, de pouvoir se laisser la possibilité de se retirer sans révolution vaticane, d'être, comme le fut Benoît XVI, en retraite au Vatican (et pas en retrait du monde).

Ordonné prêtre le 29 juin 1951 (à 24 ans), ordonné évêque le 28 mai 1977 et, dans la foulée, créé cardinal le 27 juin 1977 par le pape (saint) Paul VI (à 50 ans), archevêque de Munich et Freising du 28 mars 1977 au 15 février 1982, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi du 25 novembre 1981 au 13 mai 2005, doyen du Collège des cardinaux du 30 novembre 2002 au 19 avril 2005, Benoît XVI fut élu pape le 19 avril 2005 (à 78 ans), intronisé le 24 avril 2005, et il a renoncé à son pontificat le 28 février 2013 (à presque 86 ans), laissant son successeur François prendre la relève au Vatican, tout en restant lui-même au Vatican, très discrètement, avec le titre choisi par lui, "pape émérite".

Mais innovateur, Benoît XVI l'a été aussi intellectuellement dès le Concile Vatican II et dans son approche de la foi et de la raison. Pour lui rendre hommage, je voudrais le citer dans deux de ses interventions prononcées en tant que pape pour honorer la foi et la raison, deux éléments majeurs dans l'existence humaine, pas du tout incompatibles, au contraire, très complémentaires.

Dans la première intervention, qui célébrait, le 16 octobre 2008 à l'Université pontificale du Latran, le dixième anniversaire de l'Encyclique "Fides et Ratio" (Foi et Raison), publiée le 14 septembre 1998, signée par le pape Jean-Paul II mais dont une grande partie fut préparée par celui qui était encore Mgr Joseph Ratzinger, il rappelait la nécessité de « rendre raison de sa propre foi face aux défis toujours plus complexes qui sont lancés aux croyants dans le monde contemporain ».

Benoît XVI a évoqué l'objectif de cette encyclique : « Elle a voulu défendre la force de la raison et sa capacité d'atteindre la vérité, en présentant à nouveau la foi comme une forme particulière de connaissance, grâce à laquelle on s'ouvre à la vérité de la Révélation. On lit dans l'encyclique qu'il faut avoir confiance dans les capacités de la raison humaine et ne pas se fixer des objectifs trop modestes : "C'est la foi qui incite la raison à sortir de son isolement et à prendre volontiers des risques pour tout ce qui est beau, bon et vrai. La foi se fait ainsi l'avocat convaincu et convaincant de la raison". Le temps écoulé manifeste, du reste, quels sont les objectifs que la raison, soutenue par la passion pour la vérité, a su atteindre. Qui pourrait nier la contribution que les grands systèmes philosophiques ont apporté au développement de l'auto-conscience de l'homme et au progrès des différentes cultures ? Celles-ci, par ailleurs, deviennent fécondes quand elles s'ouvrent à la vérité, permettant à ceux qui y participent d'atteindre des objectifs qui rendent la vie sociale toujours plus humaine. La recherche de la vérité porte ses fruits en particulier quand elle est soutenue par l'amour de la vérité. Saint Augustin a écrit : "Ce que l'on possède avec l'esprit s'obtient en le connaissant, mais aucun bien n'est parfaitement connu si l'on n'aime pas parfaitement" (De diversis quaestionibus, 35, 2). Toutefois, nous ne pouvons pas nous cacher qu'un glissement a eu lieu, d'une pensée en grande partie spéculative à une pensée le plus souvent expérimentale. La recherche s'est en particulier tournée vers l'observation de la nature, dans la tentative d'en découvrir les secrets. Le désir de connaître la nature s'est ensuite transformé dans la volonté de la reproduire. Ce changement n'a pas été indolore : l'évolution des concepts a entaché la relation entre la fides et la ratio, avec la conséquence de conduire l'une et l'autre à suivre des voies différentes. La conquête scientifique et technologique, avec laquelle la fides est toujours davantage appelée à se confronter, a modifié l'antique concept de ratio ; d'une certaine manière, elle a mis en marge la raison qui recherchait la vérité ultime des choses pour laisser place à une raison qui se contentait de découvrir la vérité contingente des lois de la nature. La recherche scientifique a certainement une valeur positive. La découverte et le développement des sciences mathématiques, physiques, chimiques et des sciences appliquées sont le fruit de la raison et expriment l'intelligence avec laquelle l'homme réussit à pénétrer dans la profondeur de la création. La foi, pour sa part, ne craint pas le progrès de la science et les développements auxquels ses conquêtes conduisent lorsque celles-ci sont finalisées à l'homme, à son bien-être et au progrès de toute l'humanité. Comme le rappelait l'auteur inconnu de la Lettre à Diognète : "Ce n'est pas l'arbre de la science qui tue, mais la désobéissance. Il n'y a pas de vie sans science, ni science sûre sans vie véritable" (xii, 2.4). Il arrive cependant que les scientifiques n'orientent pas toujours leurs recherches vers ces objectifs. Le gain facile ou, pire encore, l'arrogance de remplacer le Créateur jouent parfois un rôle déterminant. Il s'agit d'une forme d'hybris de la raison, qui peut assumer des caractéristiques dangereuses pour l'humanité elle-même. La science, par ailleurs, n'est pas en mesure d'élaborer des principes éthiques ; elle peut seulement les accueillir en elle et les reconnaître comme nécessaires pour faire disparaître ses éventuelles pathologies. La philosophie et la théologie deviennent, dans ce contexte, des aides indispensables avec lesquelles il faut se confronter pour éviter que la science n'avance toute seule sur un sentier tortueux, plein d'imprévus et qui n'est pas privé de risques. Cela ne signifie pas du tout limiter la recherche scientifique ou empêcher la technique de produire des instruments de développement ; cela consiste plutôt à garder en éveil le sens de responsabilité que la raison et la foi possèdent à l'égard de la science, pour qu'elle demeure dans le sillon de son service à l'homme. ».


La seconde intervention fut l'une de ses dernières audiences générales en tant que pape en exercice, prononcée le 21 novembre 2012 sur l'Année de la foi. Là aussi, Benoît XVI a insisté sur la complémentarité de la foi et de la raison : « La tradition catholique depuis le début a rejeté ce que l’on appelle le fidéisme, qui est la volonté de croire contre la raison. Credo quia absurdum (je crois parce que c’est absurde) n’est pas une formule qui interprète la foi catholique. Dieu, en effet, n’est pas absurde, tout au plus est-il mystère. Le mystère, à son tour, n’est pas irrationnel, mais est surabondance de sens, de signification, de vérité. Si, en regardant le mystère, la raison est dans l’obscurité, ce n’est pas parce que le mystère n’est pas lumière, mais plutôt parce qu’il y en a trop. Il en est ainsi lorsque les yeux de l’homme se tournent directement vers le soleil pour le regarder, ils ne voient que ténèbres ; mais qui dirait que le soleil n’est pas lumineux, il est même la source de la lumière ? La foi permet de regarder le "soleil", Dieu, parce qu’elle est accueil de sa révélation dans l’histoire et, pour ainsi dire, elle reçoit vraiment toute sa luminosité du mystère de Dieu, en reconnaissant le grand miracle : Dieu s’est approché de l’homme, il s’est offert à sa connaissance, en s’abaissant à la limite créaturale de sa raison (cf. Conc. œc. Vat. ii, Const. dogm. Dei Verbum, n. 13). Dans le même temps, Dieu, par sa grâce, éclaire la raison, lui ouvre des horizons nouveaux, incommensurables et infinis. C’est pourquoi la foi constitue un encouragement à chercher toujours, à ne jamais s’arrêter et à ne jamais trouver le repos dans la découverte inépuisable de la vérité et de la réalité. Le préjugé de certains penseurs modernes, selon lesquels la raison humaine serait bloquée par les dogmes de la foi, est faux. C’est exactement le contraire qui est vrai, comme les grands maîtres de la tradition catholique l’ont démontré. Saint Augustin, avant sa conversion, cherche avec tant d’inquiétude la vérité, à travers toutes les philosophies disponibles, en les trouvant toutes insatisfaisantes. Sa recherche rationnelle épuisante est pour lui une pédagogie significative en vue de la rencontre avec la Vérité du Christ. Lorsqu’il dit : "Comprends pour croire et crois pour comprendre" (Discours 43, 9 : PL 38, 258), c’est comme s’il racontait sa propre expérience de vie. L’intellect et la foi, face à la Révélation divine, ne sont pas étrangers ou antagonistes, mais ils sont tous deux des conditions pour en comprendre le sens, pour en recevoir le message authentique, en s’approchant du seuil du mystère. Saint Augustin, avec beaucoup d’autres penseurs chrétiens, est témoin d’une foi qui s’exerce avec la raison, qui pense et invite à penser. Dans ce sillage, saint Anselme dira dans son Proslogion que la foi catholique est fides quaerens intellectum, où la recherche de l’intelligence est un acte antérieur à croire. Ce sera surtout saint Thomas d’Aquin, fort de cette tradition, qui se confrontera avec les raisons des philosophes, en montrant quelle fécondité rationnelle nouvelle dérive dans la pensée humaine de la greffe des principes et des vérités de la foi chrétienne. La foi catholique est donc raisonnable et nourrit notre confiance également dans la raison humaine. Le Concile Vatican I, dans la constitution dogmatique Dei Filius, a affirmé que la raison est en mesure de connaître avec certitude l’existence de Dieu à travers la voie de la création, tandis que ce n’est qu’à la foi qu’appartient la possibilité de connaître "facilement, avec une certitude absolue et sans erreur" (ds 3005) les vérités qui concernent Dieu, à la lumière de la grâce. La connaissance de la foi, en outre, n’est pas contre la raison droite. Le [saint] pape Jean-Paul II, en effet, dans l’Encyclique Fides et Ratio, résume ainsi : "La raison de l’homme n’est ni anéantie, ni humiliée lorsqu’elle donne son assentiment au contenu de la foi ; celui-ci est toujours atteint par un choix libre et conscient" (n. 43). Dans l’irrésistible désir de vérité, seul un rapport harmonieux entre foi et raison est le chemin juste qui conduit à Dieu et à la pleine réalisation de soi. ».

Pape de la raison qu'il fut avant tout, Benoît XVI a marqué durablement l'Église catholique par sa pensée complexe et ses réflexions théologiques. J'aurai certainement l'occasion de revenir sur ce grand intellectuel. Qu'il repose en paix.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (31 décembre 2022)
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Pour aller plus loin :
L’encyclique "Fides et ratio" du 14 septembre 1998.
Hommage au pape émérite Benoît XVI (1927-2022).
Les 95 ans du pape émérite Benoît XVI.
L’Église de Benoît XVI.
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Pierre Teilhard de Chardin.
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