« L’Islam des interdits » d’Anne-Marie Delcambre

par Rudy Reichstadt
lundi 22 janvier 2007

Dans un essai qui aurait tout aussi bien pu s’intituler « Le Côté obscur de l’islam », Anne-Marie Delcambre affirme que c’est la religion musulmane, et non l’islamisme, qui pose problème. Bien qu’elle fasse preuve d’une véritable liberté de ton en s’affranchissant des coutumières allégeances hypocrites au « religieusement correctes », elle rend toutefois sa thèse inaudible aux oreilles de ceux des musulmans qui sont ouverts à une critique constructive des dérives de l’islam.

« Au risque de choquer, il faut avoir le courage de dire que l’intégrisme n’est pas la maladie de l’Islam. Il est l’intégralité de l’Islam ». Telle est la thèse, brutale, que défend Anne-Marie Delcambre, docteur en civilisation islamique et professeur d’arabe au lycée Louis-le-Grand. Publié en 2003, L’Islam des interdits est un réquisitoire rapide, formé d’une vingtaine de courts chapitres proposant une étude - sourates à l’appui - des rapports entre l’islam et, pêle-mêle, les femmes, la science, les Juifs, la guerre, la démocratie, la politique, le mysticisme, les chrétiens, les droits de l’homme, etc.

Anne-Marie Delcambre est l’auteur d’un Mahomet, paru dans la collection Découvertes-Gallimard et d’un « Repères » sur l’Islam plusieurs fois réédité aux éditions de La Découverte. Si sa démonstration repose sur une lecture partielle du Coran et des hadiths - qui ne sont mobilisés qu’à charge -, il serait donc erroné de la réduire à la diatribe gratuite d’une extrémiste isolée. Il serait également maladroit de qualifier sa thèse d’« islamophobe » - le terme étant au cœur d’une polémique encore trop vive pour que l’on puisse l’utiliser dans un sens parfaitement univoque. Nul remugle de haine ne s’exhale de ce livre, loin s’en faut. On y trouve en revanche le constat d’une inaptitude quasi-congénitale qu’aurait l’Islam à séparer le politique du religieux, à assurer la mixité hommes-femmes et l’égalité des musulmans et des non-musulmans. On y trouve surtout une vive défiance à l’égard d’un corpus de règles strictes dont les musulmans seraient les premières victimes. En effet, le tropisme juridique de l’auteur (qui est également docteur d’Etat en droit) la conduit à ne s’intéresser qu’à un islam littéraliste et maximaliste, c’est-à-dire tel que tout musulman orthodoxe serait idéalement censé devoir le pratiquer. A savoir, un islam de la charia qui autorise - quand il ne l’encourage pas - la polygamie, la lapidation et la guerre sainte !

Religieusement incorrect
A une époque où, sous couvert de « biographie » censée se nourrir aux « sources les plus fiables », Tariq Ramadan réactualise le genre éculé du panégyrique dans un ouvrage consacré à Mahomet (cf. son récent Muhammad, Vie du Prophète), on sait gré à Anne-Marie Delcambre de s’appuyer sur des données historiques, factuelles et vérifiables, souvent très en décalage avec le mythe lénifiant d’un Coran « christianisé » qui ne serait que « message de paix et d’amour ». Mais n’utilisant le terme d’« islam » - qu’elle ne définit à aucun moment - que pour évoquer une doctrine figée dans l’obscurantisme du VIIe siècle après J-C, l’auteur court le risque du malentendu. Comme celle qui a valu à Robert Redeker de recevoir les menaces de mort que l’on sait (cf. « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? », Le Figaro, 19 septembre 2006), la thèse d’Anne-Marie Delcambre a la rudesse de ces opinions tranchées qui engendrent des crispations plutôt qu’elles n’invitent à la réflexion.

Car l’islam « juridique » dont elle nous entretient est aux antipodes des pratiques paisibles et sans histoires qui sont celles de millions de musulmans de par le monde. De sorte qu’un musulman lambda ne peut que se braquer face à une telle charge contre ce qui est constitutif de son identité la plus intime - ce que les sciences de l’information et de la communication appellent une « dissonance cognitive ». Il ne comprendra pas qu’on lui présente en moins de 150 pages les « épines du Coran » sans jamais en évoquer les « fleurs ». Enfin, il sera choqué par cette tendance de l’auteur à minimiser presque systématiquement les apports de la civilisation islamique à l’histoire de l’humanité. Sur ce dernier point, les notes de bas de pages et la brève bibliographie proposées n’étanchent malheureusement pas la curiosité du lecteur.

Islam juridique et islam sociologique
Se concentrant sur l’islam « juridique », Anne-Marie Delcambre passe donc à côté de l’islam « sociologique », c’est-à-dire tel qu’il est vécu par l’essentiel de ses lecteurs musulmans. Soit une religion cantonnée à la sphère privée, où le partage, la droiture et l’hospitalité sont des valeurs cardinales, et où le respect des aînés ainsi qu’une certaine pudeur allant à contre-courant du reste de la société ont encore voix au chapitre. Bref, un islam affable et banal qui s’offusque qu’on lui fasse à longueur de temps tous ces mauvais procès d’intention : nocivité ontologique (le glissement « islam-islamisme-terrorisme »), velléités de domination (le thème de l’« islamisation » cher à Philippe de Villiers), incompatibilité avec le régime laïque, archaïsme, etc.

Mais ces considérations ne doivent pas évacuer le nécessaire débat sur le rapport de l’islam à la violence car si le Coran s’est transformé en succès de librairie les jours qui ont suivi le 11-Septembre 2001, c’est qu’une inquiétude a, depuis lors, saisi de très nombreux Européens : et si l’islam portait en lui la guerre comme la nuée l’orage ? Il n’est jamais sain d’esquiver les questions que tout le monde se pose, le silence imposé par une certaine bien-pensance sur ce sujet n’aboutissant qu’à accroître la suspicion. Ne serait-ce que pour contribuer à crever l’abcès et à dissiper les fantasmes qui ont fini par se cristalliser autour de l’islam. Le problème de la violence mérite d’être pris à bras le corps.

Le problème de la violence
L’islam ne serait donc pas une religion particulièrement pacifique. Certes. Mais connaît-on un seul système de pensée qui, ayant produit des saints, n’a pas enfanté ses monstres ? Qui, de Ben Laden et d’Averroès, incarnent le mieux la « vérité » de l’islam ? Qui, de Torquemada et de Mère Térésa, le « génie » du christianisme ? Les sceptiques rétorquent que l’Evangile - contrairement au Coran - légitime et rend possible la critique des dérives ou des crimes commis au nom du Dieu d’amour. Mais, a fortiori, n’est-il pas scandaleux qu’une religion dont le commandement central est de « tendre l’autre joue » ait pu commanditer ou laisser commettre en son nom les pires barbaries ?

En vérité, il convient de rompre avec le fétichisme du texte. Si une idée s’incarnait purement dans l’Histoire, en d’autres termes, si l’Histoire ne consistait qu’en des manifestations d’essences, alors on n’explique pas pourquoi le « socialisme » par exemple, s’est illustré à la fois par le goulag et les congés payés ! La « République », par la guillotine et l’abolition de la peine de mort, par la colonisation et l’abolition de l’esclavage... On renonce aussi à comprendre la raison pour laquelle des bouddhistes, réputés adeptes de la non-violence, brûlent aujourd’hui des églises au Sri Lanka !

On objectera que l’Inquisition est loin derrière nous tandis que les talibans sont nos contemporains. Cet argument du décalage historique est solide. On est effectivement fondé à se demander pour quelle raison le monde musulman semble vivre, à l’heure actuelle, son Moyen Age, et pourquoi il était à son zénith au moment même où les bûchers de l’Eglise catholique assombrissaient le ciel d’Occident ? Régis Debray nous fournit peut-être une clé d’interprétation de ce chassé-croisé des civilisations : « Toute croyance collective tendra au fanatisme dès lors qu’elle se voit au défi de disparaître, minoritaire ou assiégée. L’intolérance, comme la ruse, est l’arme du faible contre le fort, du périphérique contre le central. Et l’indifférence polie à l’autre que soi, la marque la plus sûre d’une position d’hégémonie. Il est facile de respecter ceux dont on n’a plus rien à craindre. L’Occident d’aujourd’hui prêche urbi et orbi la tolérance d’autant mieux qu’il n’est pas menacé dans ses forces vives, pour l’heure. Car la tolérance, le bien suprême, est d’abord un luxe, lequel dépend des rapports de force. Al Andalus (711-1492) dominait son pourtour. L’Islam de Grenade pouvait sourire à tous. Celui de Kaboul est odieux. Quand la chrétienté elle-même s’est sentie insécure, elle a bâti l’Inquisition en « rempart de la foi », inventé les Croisades et les pogroms. Aucune religion, aucune civilisation n’est vaccinée contre la haine de l’autre, et telle qui prêche à présent la concorde, brandissait hier ses foudres » (in Dieu, un itinéraire, Odile Jacob, 2001, p. 76).

On referme l’Islam des interdits avec ce sentiment de perplexité que nous a déjà inspiré Michel Onfray et sa sévère diatribe dirigée contre les trois monothéismes (cf. son Traité d’athéologie). Une étude de « l’islam juridique » mérite mieux et certainement plus qu’un résumé de 150 pages destiné au grand public qui, dans le contexte de l’après-11-Septembre, acquiert le plus souvent ce type de livres non pour y trouver matière à interrogations mais dans la quête de réponses définitives et de certitudes qui ne manqueront pas, hélas, de conforter ses préjugés.

Anne-Marie Delcambre, L’Islam des interdits, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, 146 pages.


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