La longue et difficile gestation des dogmes du christianisme

par Philippe Vassé
mardi 3 juillet 2007

Depuis quelques années, à la demande des autorités politiques du pays, a été intégré officiellement dans les programmes d’Histoire l’enseignement des religions. Dire que cela a soulevé moult difficultés est un doux euphémisme pour cacher un échec retentissant de forme et de fond. Ouvrons une piste de réflexion pour l’avenir avec l’exemple du christianisme...

Certes, cet enseignement, assez particulier, et qui était assuré de manière plus ou moins sommaire depuis longtemps dans les programmes antérieurs, a vite a posé plusieurs problèmes de divers ordres. Outre la difficulté d’enseigner les histoires de religions sur lesquelles les faits historiques sont soit inexistants, soit peu fiables, soit contradictoires, cette volonté politique soudaine s’est aussi heurtée à un autre obstacle de taille : que devait-on exactement enseigner et de quelle manière, ceci dans un contexte « français » particulier, en respectant à la fois les principes de la laïcité - donc de neutralité scientifique par rapport au savoir diffusé - et les sentiments sur ce sujet des publics scolaires ?

Il semble bien que la volonté quelque peu surprenante d’introduire comme tel cet enseignement n’ait pas été précédée par une réflexion appropriée, sereine et scientifique sur la forme, le contexte et le contenu dudit enseignement. Les directives données ont été plus confuses que clarificatrices. Elles ont généré divers incidents et griefs. Il est aussi à noter le caractère « francocentriste », voire au mieux « europocentriste » des instructions officielles qui s’attachent à certaines religions existant dans le pays - pas toutes donc - et qui ont laissé de côté tout ce qui n’est pas lié, pour résumer, au passé européen post-chrétien. Etrange conception de l’enseignement et du savoir dans une société dite "mondialisée" !

Dans ce contexte, il paraissait utile d’essayer de dresser une synthèse de la naissance du christianisme, une des principales religions dont l’histoire est censée être enseignée par des pédagogues maîtrisant le sujet.

Mythes, réalités et hypothèses

Concernant l’historicité de Jésus, personnage central dans l’apparition du christianisme, je renvoie les lecteurs à l’excellent article très érudit de Jean Zin : http://agoravox.fr/article.php3?id_article=26038, ainsi qu’à de nombreux commentaires très documentés, dont ceux de Romain de Pescara.

Pour les passionnés du sujet ou simplement les lecteurs qui veulent se cultiver plus sur ce thème durant l’été, une bibliographie instructive sera placée en fin de cet article.

Pour faire court, nous n’avons, sur le plan scientifique et historique, aucune correspondance avérée entre le Jésus évoqué par les textes fondateurs du christianisme, les Evangiles - dont nous verrons combien ils sont eux-mêmes des fabrications longues, contradictoires et complexes - et un personnage ayant eu une existence attestée.

Certes, de nombreux Jésus sont cités ici ou là, mais aucune des sources documentaires historiques concernant ces Jésus divers n’évoque le Jésus « évangélique », donc ne permet de valider les textes chrétiens ni d’authentifier leur contenu. Et ceci sans évoquer même un statut divin ou extraordinaire. Tel est l’état de la situation à ce jour.

Il convient donc de garder en mémoire ce contexte afin d’aborder avec le plus grand soin une histoire, ici synthétisée brièvement, du christianisme, en fait de la gestation de ses dogmes appelés aussi croyances (en latin, credo).

De l’Evangile de Marcion au Concile de Nicée : crises, violences, apports et accords

Du point de vue historique, la naissance du christianisme, ou plus précisément la gestation de ses croyances ressemble à une sorte de « longue marche ». Cette "longue marche" est constituée de crises, de conflits, de violences, d’apports extérieurs des croyances et de cultes anciens, d’affrontements verbaux, mais aussi parfois physiques, avec des avancées et des reculs, qui s’étale, pour se donner des repères de dates, de + 140 à + 325.

+ 140 est l’année où est attesté par des sources fiables le premier Evangile dit de Marcion ou Evangelion - écrit en grec - et diffusé dans les milieux chrétiens de Rome. Avant cette date, ce qu’on sait du christianisme se résume à fort peu de choses fiables : l’existence de groupes dans divers points de l’Empire romain, se revendiquant d’une nouvelle foi monothéiste, plus ou moins amalgamés ou confondus avec les communautés juives et ne plaisant pas toujours aux autorités politiques romaines.

Entre le IIe et le VIe siècle de notre ère, on assiste à l’apparition d’une véritable pléthore de textes divers qui se veulent, plus ou moins, relater la vie d’un certain Jésus et ses enseignements. On a recensé à ce jour, sauf erreur ou omission, 22 Evangiles, 15 Actes, 10 Epitres et 6 Apocalypses, sans compter divers parties de textes incomplets, tous rejetés par l’Eglise catholique comme « apocryphes », donc non recevables comme véritables textes selon elle.

L’Eglise catholique primitive a retenu, au Concile de Nicée tenu en + 325, 4 Evangiles, un texte appelé « Acte des apôtres », divers Epitres et une Apocalypse. Ces textes dits "canoniques" - conformes aux canons ou normes de l’Eglise catholique - sont donc présentés comme étant les « vrais » récits de la vie dudit Jésus et/ou de ses enseignements. On verra plus bas qui et pourquoi a décidé de ces choix.

Une rapide étude des 4 textes évangéliques montre qu’ils sont remplis de contradictions et de modifications manifestement dues à des auteurs différents travaillant à des moment distincts et qu’ils reflètent parfois des orientations religieuses dissemblables. Pour faire court, selon tous les spécialistes qualifiés du sujet (voir bibliographie), les "textes canoniques" sont non seulement de rédaction bien postérieure aux événements - aucun n’est antérieur à + 180 - qu’ils sont censés décrire et relater, mais de plus, ils ne s’accordent entre eux ni sur les faits ni sur les dates ni sur les croyances qu’ils promeuvent. L’Acte des apôtres et les Epitres manifestent les mêmes travers que les 4 Evangiles.

Les lecteurs peuvent utilement ici se référer aux travaux et aux livres de Charles Guignebert (1867-1939) qui fut le premier professeur occupant la chaire d’histoire du christianisme à la Sorbonne en 1906. Voir lien : http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Guignebert

Ce disciple de Rénan, un des chercheurs modernes les plus éminents en étude du christianisme primitif, analysa les textes canoniques chrétiens avec un sérieux et une méticulosité admirables. Ces conclusions sont claires et n’ont jamais fait l’objet de contestations scientifiques valables à ce jour. Elles sont partagées dans leurs grandes lignes par la grande majorité des historiens sérieux.

Tout au plus pourrait-on aujourd’hui ajouter à ses résultats que les premiers éléments de la foi chrétienne sont d’origine essénienne (ce que Rénan supposait déjà par déduction) et que le culte de Mithra a influencé profondément le christianisme en gestation - notamment le choix de ses fêtes, symboles et dates de festivités - pour des motifs très pratiques : leur affrontement acharné pendant une longue période, en fait jusqu’en 313.

La longue, sanglante et vaine lutte pour des dogmes stables

Ceci vu, il est aussi très instructif de suivre l’historique des schismes, hérésies et crises qui scandent les premiers siècles du christianisme. Si on excepte la concurrence acharnée entre le culte de Mithra et le christianisme au sein de l’Empire romain, avec des changements aussi brusques que violents du soutien à la persécution par les autorités selon les choix religieux personnels des empereurs, la menace de dislocation la plus dangereuse vient d’Arius, un clerc, qui a donné son nom à l’arianisme, une tendance chrétienne qualifiée ensuite d’hérétique par ses adversaires.

Celles et ceux que cette partie peu connue, mais fort instructive, de l’histoire du christianisme intéressent est fondamentale pour toute personne voulant maîtriser le sujet de la religion chrétienne - liront le récit passionnant de ces péripéties dans le livre très documenté de Richard R. Rubinstein, professeur d’histoire du christianisme à l’université George Mason aux Etats-Unis.

Son livre s’intitule « Le Jour où Jésus devint Dieu », éditions Syros ET de la Découverte, paru en 2001 et complété depuis. Il se lit comme un témoignage vivant des événements passés et on y assiste à toutes les phases de la gestation des dogmes chrétiens qui seront formalisés au Concile de Nicée.

L’auteur, tel un spectateur attentif et neutre, relate les faits publics attestés qui ont conduit à la défaite à la fois de l’arianisme au sein de l’Eglise catholique en formation chaotique, avec l’appui de l’empereur Constantin qui voulait préserver l’unité durement restaurée de son empire romain en le dotant d’une religion unique soumise à son autorité politique, et du culte très populaire de Mithra dans ce même empire.

Il raconte avec force détails ce processus mouvementé, qui prend parfois l’apparence de tragédies violentes, de complots retors, de discussions ardues, de massacres impitoyables et de révoltes sanglantes, et se relie manifestement aux problèmes politiques essentiels de l’époque.

Cette victoire du christianisme non-arianiste a lieu en deux étapes : en 313, il est reconnu comme religion d’Etat de l’empire. En 325, au Concile de Nicée, sous la dictée de l’empereur Constantin, les dogmes, jusqu’ici non fixés car sujets de débats âpres et interminables, de la religion devenue force politique impériale, sont fixés dans leurs grandes lignes.

Détail amusant et ô combien significatif : c’est en 326, donc après ce Concile fondateur, que la mère de Constantin, Hélène, aurait trouvé, selon la légende chrétienne orale, des morceaux de la "vraie croix" à Jérusalem... ! Le hasard aurait donc favorisé, ou plutôt donné la preuve de la vérité des choix religieux de Constantin, certes avec un an de retard.

Les croyances actuelles du christianisme ne peuvent donc pas, comme d’autres religions le prétendent pour elles (le judaïsme et l’islam par exemple) être issues de « révélations ou d’inspiration divines », car elles sont les fruits, les conséquences obligées d’un arrangement amiable entre factions rivales, arrangement dont le texte est en fait pensé et rédigé en sous-main, sinon directement, par l’empereur Constantin. Tels sont les faits consignés par les participants et témoins directs de ce Concile !

Le Concile de Nicée est en fait une sorte de compromis entre arianistes et anti-arianistes, mais les dogmes nouvellement adoptés sous la férule de Constantin ne régleront qu’un temps les difficultés qu’ils étaient censés résoudre.

L’Empire romain éclatera en deux, celui d’Orient et celui d’Occident, les conflits religieux anciens se perpétueront avec la naissance de l’orthodoxie qui scissionne, après de longues et pénibles crises, de l’Eglise catholique, toujours au motif officiel d’une question de dogmes, mais sur fond de problèmes politiques.

Bien plus tard, à la Renaissance, alors que le christianisme est remis en cause par nombre d’intellectuels et ne répond pas aux nécessités urgentes de la bourgeoisie commerciale ascendante (notamment sur les questions de prêt à intérêt), le protestantisme rompt avec l’Eglise catholique, encore une fois au motif de problèmes de dogmes, mais avec en toile de fond, encore et toujours, des circonstances et objectifs politiques clairs que de nombreux auteurs, dont Max Weber, ont parfaitement explicités.

On en conclura que les dogmes originaux chrétiens, qui ont beaucoup varié avec le temps avant le Concile de Nicée, ont encore en partie été modifiés avec les schismes et hérésies au cours des siècles par d’autres Conciles. Le combat pour l’unité religieuse chrétienne autour de dogmes rassembleurs a été une longue lutte, mais qui n’a abouti qu’à des divisions toujours plus nombreuses et profondes autour de dogmes sans cesse modifiés.

Dogmes « variables » ils étaient, dogmes « changeants », ils sont demeurés ; et ce jusqu’à ce jour.

Pour enseigner la vérité historique en histoire des religions

Tout ce qui précède est instructif pour le grand public, même sous la forme d’une rapide synthèse qui résume et concentre les faits essentiels. Ces derniers sont éclairants et permettent à tout un chacun de se forger une libre opinion fondée sur les événements réels, et non sur des textes légendaires ou des interprétations "religieuses", discutables par essence.

Il importe donc que les « faits religieux » soient présentés, si les autorités du pays continuent à vouloir qu’ils soient une partie du programme scolaire, sous une forme analogue à celle que cet article met en oeuvre pour le christianisme, en replaçant les religions dans leur contexte historique réel et en redonnant tous les éléments de compréhension scientifique des faits et des croyances.

Car, et cette remarque est essentielle, si l’on peut regretter que, dans ce cadre, les décisions ministérielles évacuent nombre de religions passées et présentes, les philosophies à caractère religieux et/ou mystique, mais aussi l’agnosticisme et l’athéisme de ses Bulletins Officiels, il ne peut être acceptable dans un Etat moderne, laïc, désireux de progresser sur les plans technologique et scientifique, donc voulant doter ses jeunes citoyens d’un vrai bagage culturel utile et fécond, de ne pas enseigner les faits réels historiques avec toutes leurs implications naturelles.

Car, ce ne sont pas les religions et leurs « dogmes » variables autant que discutables, donc sources de conflits bien inutiles et nuisibles qu’il est nécessaire d’enseigner dans l’école de la République, c’est l’histoire des religions, laquelle s’inscrit dans l’histoire humaine.

Notice bibliographique

Outre les livres de Charles Guignebert et de Richard E Rubinstein, déjà cités, que je recommande vivement tant aux enseignants qu’à tous les lecteurs, je propose la bibliographie suivante afin de se forger une culture large et précise en même temps sur le sujet abordé :

PS : D’autres ouvrages pourraient encore être cités, mais il importe d’aller à l’essentiel. Pour celles et ceux qui s’intéresseraient aux "reliques" dites saintes, je recommande la lecture de l’ouvrage, non daté, de Paul Parfait - bien que dur à trouver en version complète (une réédition serait souhaitable tant le livre est amusant autant que véridique - voir Google en tapant "Paul Parfait" ou "La Foire aux reliques").

Ce travail est intitulé : "La Foire aux reliques". L’auteur y recensait avec humour, et à son époque, les nombreux "suaires sacrés", "véritables tuniques", "vrais morceaux de la vraie sainte croix", et jusqu’aux divers prépuces conservés de Jésus... On peut certes rire ici de bon coeur, mais au-delà, l’intérêt historique est de montrer qu’à la multiplicité manifeste des Jésus potentiels correspond une multiplicité des objets qui auraient appartenu au(x) personnage(s). En clair, les reliques chrétiennes confirment les faits donnés par les historiens !


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