La main tendue de Benoît XVI

par akram belkaïd
lundi 18 décembre 2006

La chronique du blédard. Retour sur la visite de Benoît XVI en Turquie.

Dieu merci, c’est terminé. Finalement, les choses se sont bien passées. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la perspective du déplacement du pape en Turquie m’inquiétait depuis plusieurs semaines. Cette visite, je l’avais non seulement inscrite dans la rubrique « à suivre de près » mais je me la représentais comme un nuage supplémentaire susceptible d’alourdir une atmosphère mondiale déjà trop électrique. Comprenez-moi bien, je n’ai rien contre le fait que le chef de l’Eglise catholique se rende en terre musulmane. Bien au contraire : le dialogue interreligieux est plus que jamais nécessaire et, à l’inverse de nos habituels allumés du cerveau, je n’ai vu, dans ce voyage, aucune trace d’une « campagne de croisés contre l’islam et les musulmans »...

Mais, et cela n’étonnera personne, comment pouvais-je être serein dans la conjoncture actuelle ? « Et s’il se passait quelque chose de grave ? » a été la question qui me taraudait, d’abord par amitié pour le peuple turc mais aussi par intérêt en tant que musulman. Je sais, on va me dire que personne n’est responsable des actes d’autrui surtout s’il s’agit d’extrémistes. Pure rhétorique. Nous savons tous à quel point la responsabilité collective s’applique aujourd’hui aux musulmans comme elle s’est appliquée aux Arabes dans les années 1970. Qu’un acte de violence aveugle ait lieu quelque part, qu’une foule d’hommes aux yeux exorbités se déchaîne, et l’on se sentira, qu’on le veuille ou non, concerné, pour ne pas dire tenu coupable de silence complice et consentant. De fait, depuis bien avant les attentats du 11 septembre, nous sommes sur la défensive, tenus de nous justifier pour tout et n’importe quoi. Et c’est épuisant.

J’ouvre ici une parenthèse. Je pense souvent à un texte de feu Edward Saïd dans lequel il racontait comment il fut, un jour d’avril 1995, harcelé par des coups de téléphones incessants de la part de journalistes étasuniens désireux de recueillir coûte que coûte ses commentaires. C’était quelques heures à peine après l’attentat d’Oklahoma City. Pour les médias, cet acte de violence perpétré, on l’a su un peu plus tard, par Timothy McVeigh (que l’on qualifie d’ailleurs rarement de terroriste, mais c’est une autre affaire) ne pouvait qu’être lié au Proche-Orient, aux Arabes et aux barbus... Fin de la parenthèse.

Bien sûr, un pape est toujours bien protégé mais allez savoir ce qui peut arriver par les temps qui courent. C’est pourquoi j’ai trouvé, dès la confirmation du voyage et malgré toutes les réserves que m’inspirait l’homme, que Benoît XVI avait du cran. Il aurait pu reporter ce déplacement, attendre que les feux qu’il a allumés avec son fameux discours prononcé à l’Université de Ratisbonne s’éteignent définitivement. Cela aurait sûrement soulagé les autorités turques et nous avec. Peut-être même, avec la plus parfaite des mauvaises fois, vous aurais-je infligé une chronique dénonçant ce report ou cette annulation...

Au lieu de cela, le pape a fait face, et il est heureux que ce voyage ait pu avoir lieu. Allez, avouons-le, personne ne s’attendait à pareille tournure. Ayant lu le maximum de choses publiées en amont de cette visite, je n’ai rien trouvé qui annonçât les deux grandes surprises du séjour papal. Commençons par la première. Contrairement au cardinal Ratzinger, le pape Benoît XVI ne semble pas opposé à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne (UE). Certes, il n’y a pas eu de déclaration officielle - c’est le premier ministre turc qui l’a révélé - et le Vatican n’a pas vraiment confirmé. Mais il n’a pas démenti non plus et, en langage diplomatique, cela s’appelle une confirmation implicite, laquelle n’a d’ailleurs pas échappé aux médias.

Je fais partie de ceux qui pensent que l’une des meilleures choses qui puisse arriver au monde musulman est l’entrée de la Turquie dans l’UE. Evidemment, les choses sont mal parties (notamment à cause de Chypre qui, a défaut d’être une puissance, m’a dit un jour un confrère de Nicosie, a fait le choix d’être une nuisance...) Mais rien n’est encore perdu, et c’est pourquoi je suis ravi de cette prise de position du pape qui a le mérite de reléguer à l’arrière-plan le débat stérile sur l’Europe « club chrétien ».

Mais ce n’est pas le plus important. Ce qui restera dans les annales, c’est ce moment de prière de Benoît XVI sous les voûtes de la mosquée bleue. Ce fut un geste fort, un pont jeté vers une communauté qui, à travers le reste du monde, fait figure d’agresseur et qui se sent elle-même agressée. On va me dire que cet homme est incohérent, qu’il rudoie un jour les musulmans pour les flatter le lendemain. On va me reprocher de baisser ma garde et d’oublier le discours de Ratisbonne ainsi que la « leçon » faite aux musulmans à Cologne durant l’été 2005. On n’aura peut-être pas tort.

Il reste que je suis étonné et déçu de voir que ce moment de partage, cette communion spirituelle inédite entre un mufti et un pape dans un lieu saint n’a guère ému les foules musulmanes. Quelques images de télévision, quelques rares commentaires et éditoriaux, et puis c’est tout. Ne sommes-nous capables d’émotion que lorsque nous nous sentons insultés ? Où sont les grandes tirades ? Les opinions étalées sur deux pages ? Mais que l’on se rende compte : le pape a prié dans une mosquée !

Et si nous réfléchissions à notre tour ? Et si, par exemple, les dignitaires d’Al-Azhar ou de l’Organisation de la conférence islamique se fendaient d’un communiqué annonçant, en signe de bonne volonté, que le sort des minorités chrétiennes en terre d’islam est de la responsabilité de tous les musulmans et que doivent être bannies les menaces et les persécutions qui les font fuir, peu à peu, de la terre de leurs ancêtres ? Voilà une réponse qui serait à la hauteur de ce qui s’est passé à Istanbul. Mais, je rêve peut-être.

En tous les cas, cette main tendue du pape m’a fait du bien. A sa manière, elle signifie qu’il faut que nous cessions d’avoir peur les uns des autres. Je ne suis pas naïf. Il y aura d’autres moments difficiles, d’autres épreuves mais rien ne pourra effacer cette « prière de la mosquée bleue ». Surtout, j’ose espérer que cette démarche papale ne sera pas mal interprétée par nos excités du djihad. En se rendant à Istanbul, en priant dans une mosquée, Benoît XVI a mis notre religion sur le même plan d’égalité que la sienne. Ce serait lui faire insulte que d’affirmer ou d’oser penser qu’il s’agit d’un acte de contrition ou d’allégeance. Ne confondons pas main tendue et révérence.


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