L’enfant de Loire

par C’est Nabum
lundi 23 octobre 2023

 

Le gamin du quai

 

Personne ici ne se rappelait quand il était arrivé. Un gamin abandonné, la chose n'était hélas pas rare en ce temps-là. La vie était difficile, une bouche de plus à nourrir devenait parfois un obstacle insurmontable quand ce n'étaient pas les aléas de l'existence qui contraignaient des parents à se séparer de leurs rejetons.

Il y avait l'hôpital général pour embrigader ces pauvres hères, leur offrir le gîte et le couvert, leur offrir deux heures d'enseignement par jour avant que de leur trouver un apprentissage à la Saint Jean ou une famille d'accueil dans des cas beaucoup plus rares. Il y avait surtout la mort au bout du voyage pour près de la moitié d'entre eux, terrible constat qui n'était pas sans rapport avec ce qui se passait au sein des familles elles-mêmes. Grandir était un défi permanent que l'on fut avec les siens ou dans ces institutions.

Beaucoup fuyaient les hôpitaux généraux, tentant d'échapper aux mauvais traitements, aux humiliations, au désespoir, à cette vie en collectivité faite de tant de misère et de souffrance. Le rêve illusoire de retrouver les leurs, l'envie d'une liberté qu'ils envisageaient plus souriante, le désir de survivre en pensant qu'ailleurs, la vie serait plus aisée.

Il devait être de ces fugitifs qui ayant fait l'expérience de l'enfermement, entendait ne plus jamais tomber dans les griffes de ces personnes charitables qui ne se doutaient guère de l'enfer qu’ils leur proposaient dans leurs établissements. Il avait surgi sur les quais de Recouvrance, se proposant à aider les charretiers, les portefaix, les mariniers. On le voyait également sur les marchés pour donner un coup de main et repartir avec de quoi manger un peu.

De lui on ne savait rien si ce n'est un prénom qu'il acceptait de dévoiler à ceux en qui il avait confiance : Victor. Au fil du temps, lorsque des propos lui échappaient ou au hasard de discussions avec les mariniers, nous comprîmes qu'il avait dû s'échapper de l’hôpital général de Blois fondé en 1657 par Gaston d'Orléans pour héberger enfants, les sans-aveu et vieillards de la ville et des environs.

En Orléans pareille structure était beaucoup plus ancienne et c'est une nouvelle fois, le bienfaiteur de la cité, Théodulfe qui avait créé l'hôtel Dieu au début des années 800. Puis il y eut à l'époque de ce récit un hôpital général installé dans le quartier Madeleine à l'emplacement de l'ancien Arsenal. Victor redoutait par-dessus tout de faire la connaissance de cet endroit et se montrait particulièrement discret sur ses cachettes.

Le gamin devint rapidement un personnage des quais. Il était débrouillard, serviable, adroit, leste et costaud en dépit de son jeune âge. Il avait moins de 13 ou 14 ans, l'âge généralement où les enfants étaient placés pour apprendre un métier ou servir de larbin. Lui n'entendait nullement se laisser mener, il était farouchement indépendant, fier de sa liberté chèrement acquise.

La journée, il allait de l'un à l'autre, multipliant ses propositions d'aide, se montrant aimable et serviable mais disparaissait soudainement dès qu'un bicorne surgissait dans le secteur. Chacun avait compris sa situation et c'est ainsi qu'il bénéficiait de la complicité de tous tant Victor était apprécié des gens de la Loire et de ceux de la ville. C'était bien rare d'être ainsi reconnu par ces deux mondes qui souvent s'ignoraient ou se redoutaient.

Le soir venu, il jouait la fille de l'air, se volatilisant sans que personne ne puisse savoir où il passait la nuit. Il bénéficiait bien de quelques complicités mais ceux-là ne scellaient rien de ses secrets. C'est tout juste si on savait que le gamin confiait ses vêtements à Irène une lavandière de la Retrêve qu'il aidait en portant ses baquets et en poussant ses lourdes brouettes. Parfois, elle lui cédait un vêtement trop usé pour ses clients, chacun ayant compris son manège.

Il avait aussi une grande relation d'amitié avec Archimède, le clochard dans sa cabane en bord de rivière. Un personnage incontournable de la cité qui était devenu au fil du temps, le cuisinier et le compagnon de table de notre gamin. Victor le plus souvent était récompensé en denrées alimentaires qui faisaient la régalade de ces deux-là. Il y avait encore le brave curé de l'église Saint Donatien qui faisait appel à lui parfois pour l'accompagner lors du sacrement de l'extrême onction.

Une vie pas tant clandestine que ça au final puisqu'au fil du temps, il était devenu une sorte d'icône de la ville, le symbole qu'on pouvait y trouver réconfort et refuge en dehors des deux institutions Hôtel Dieu et hôpital général, redoutées de tous et porteuses de bien des malheurs. Avouons que les gens d'armes de la place connaissaient son existence et détournaient opportunément la tête s'ils l'apercevaient.

Victor grandissait et cette vie de marginal ne pouvait plus durer. Vue sa condition d'enfant sans identité, il n'avait guère de possibilités pour se faire une place au soleil. Les métiers de journalier, jardinier, berger, voiturier, portefaix, domestique étaient ce qu'il pouvait espérer de mieux puisqu'il se refusait à accepter le joug de l'apprentissage chez un tourneur, vitrier, serrurier, charpentier, cloutier, gantier, couvreur ou encore un vannier. Il avait l'embarras du choix mais se trouvait fort dans l'incertitude pour envisager toute son existence dans un atelier.

Le curé de l'église Saint Donatien, le père La Malice, avait bien une petite idée derrière la tête, c'est d'ailleurs pour ça qu'après chaque service rendu, il complétait son savoir en lui donnant quelques cours. Victor avait compris que le brave homme espérait le faire entrer au petit séminaire mais profitait pleinement de ce savoir qui aurait une valeur considérable pour son avenir. Reconnaissons que La Malice n'était pas dupe et qu'il n'en distribuait pas moins son enseignement avec conviction et enthousiasme.

Victor avait grandi. Désormais ne s'offrait plus qu'à lui, vu sa condition, que le métier des armes. L'armée a toujours été gourmande en jeunes gens, leur proposant de voir du pays sans jamais garantir d'en revenir. Victor n'était pas jeune homme à se laisser avoir par les sirènes de l'uniforme et de l'aventure. Il espérait mieux pour s'établir enfin dans l'existence.

C'est la perspicacité d'un marchand qui fréquentait la paroisse du père La Malice qui lui permit d'entrer par la grande porte dans la vie active officielle. Le sieur Louis Colas Desfrancs, un notable de la place d’Orléans, spécialiste du négoce des huiles, des savons, du sucre et des eaux de vie considéra qu'un gamin apprécié à la fois des mariniers et des gens de la rivière, des paysans qui venaient au marché et aux foires, des commerçants de la place et de tous les gens d'à terre serait un formidable commis. Le curé s'étant porté garant, il l'embaucha pour courir des quais à la place du Martroi, des bateaux ou lieux de négoce.

Victor fit tant et si bien chez ce marchand avisé qu'il gagna du galon et devint rapidement un rouage indispensable de la grande maison de commerce. Il continua malgré son nouveau statut à manger de temps à autre avec un Archimède qui chaque jour, recevait de quoi préparer un excellent frichti. La laveuse quant à elle cessa de se ruiner le dos en donnant du battoir, Victor lui offrit de tenir sa petite demeure.

Quoique peu sensible à la doctrine catholique, Victor se fit un devoir d'aller chaque dimanche à la messe d'un père la Malice vieillissant qui se faisait un honneur de partager ensuite le repas d'Archimède, Irène et Victor dans la petite cabane en bord de Loire. Les jours de grandes fêtes religieuses, monsieur Louis Colas Desfrancs en personne laissait sa table et ses serviteurs pour se mêler à cette assemblée hétéroclite. Il cédait du reste volontiers le bénédicité au père La Malice avant que le sang du Christ ne coule en abondance dans les godets. Seule concession qu'il imposait, c'est lui qui rompait le pain. L'enfant de Loire à cet instant précis, remerciait le très grand et versait toujours une petite larme en se rappelant son parcours.


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