L’Ochju

par C’est Nabum
jeudi 7 mars 2024

 

La Louise et le mauvais œil

 

La navigation à vapeur ne compta pas le nombre de ses damnés au début de son aventure. Sur les rivières comme sur les mers, la cocotte-minute coupa souffla le sifflet à des capitaines qui ne passèrent pas aisément de la voile à la cette force motrice périlleuse. La roue tourna parfois dans le mauvais sens pour quelques navires qui défrayèrent la chronique dans la rubrique nécrologique. Tel fut le cas pour La Louise, un des fleurons de la compagnie Corse « Valery Frères & Fils »

Il faut avouer que faire construire en 1855 ce beau bâtiment en Grande Bretagne par les chantiers Scott Shipbuilding & Engineering de Greenock était un terrible pied de nez aux nostalgiques de l'Empereur et à ces français qui se pensèrent assez vite chez eux sur cette magnifique Île aussi fière que farouchement indépendante.

Les mensurations de la Louise avait de quoi faire tourner les têtes de plus d'un matelot. Longue de 55 mètres, large de7 mètres elle affichait un tirant d'eau de 5 mètres. Sa machine de 120 cv lui permettait d’atteindre la vitesse de 8 nœuds tandis qu'elle pouvait bénéficier de l'apport supplémentaire d’un gréement de trois mâts. Elle allait donc à voile et à vapeur, ce qui ne manquait pas de provoquer les moqueries des terriens.

Cinq ans après sa mise à l'eau, la Louise était un des cinq bâtiments à vapeur battant pavillon de la Compagnie Corse Valéry qui assurait les liaisons entre Bastia, Marseille ou Livourne. À l'initiative du Roi Louis-Philippe, des travaux furent engagés à Bastia pour offrir un port plus sûr en lançant les travaux du Port Saint Nicolas. Se concilier les grâces du Saint Patron des marins semblant alors une garantie suffisante pour exorciser les démons et le terrible dragon qui vivait jadis dans les quartiers de la forteresse.

Le 22 février 1860, le rideau se lève sur ce qui sera une terrible tragédie. C'est du reste la compagnie théâtrale de Luigi Gagliardi qui constituait la part la plus réputée des quatre-vingts personnes qui ce jour-là, embarquèrent à Livourne. Les autres passagers auraient dû se méfier du mauvais œil qui pesait sur cette troupe et son créateur.

Luigi Gagliardi né à Venise en 1819, est un enfant de la balle. Il est le fils de deux humoristes assez populaires à l’époque. Il entend voler de ses propres ailes et fondent une compagnie qui connait un parcours plein de difficultés et de vicissitudes. Dès 1841, la troupe échappe de peu à un premier naufrage ce qui ne fit que repousser l'échéance. Puis, en 1849 Luigi se retrouva sous les barreaux pour avoir joué en public une pièce interdite par la censure. Si cela ne suffisait pas, en 1855, la troupe mit véritablement le feu aux planches de son théâtre qui fut détruit par un terrible incendie.

Loin d'être superstitieux à moins qu'il ne fût poussé à la toute dernière extrémité, ce 22 février, la troupe embarquait pour aller tenter sa chance en Corse à la quête d'un succès qui ne lui souriait guère depuis le début. Luigi partit même avec ses artistes ainsi que son épouse, ses deux enfants, son beau-frère et sa famille.

Espérant que la Corse leur ouvre les bras, les artistes envisageaient sans doute de se lancer dans un autre répertoire. Ce qu'ils vécurent dans la nuit du 22 au 23 février laisse à croire qu'ils envisageaient sans doute une grande tragédie comme la Tempête de William Shakespeare Ils poussèrent la métaphore jusqu'à déclencher la colère des cieux.

La mer Méditerranée se drapa de houle et de vent. La Corse subissait une tempête terrifiante tandis que les côtes étaient harcelées par des vagues monstrueuses. Un vent à décorner les bœufs ballotait une pauvre Louise comme fétus de paille. Le navire manqua une première fois l’entrée du port alors qu'il était minuit et demi. À la seconde approche, ce fut le drame ...

Un coup de vent plus fort encore le repoussa violemment le malheureux navire contre les rochers qui se dressaient entre le port et le phare. Le choc fut terrible, la Louise prisonnière de la vieille jetée se brisa fit eau de toute part.

À bord, c'était la panique générale chacun cherchant à se sauver, faisant fi des mesures collectives. Un seul individu : le chef mécanicien Cambiaggi démontra dans cette terrible épreuve un courage exceptionnel. L'homme au lieu d'abandonner le navire s'en retourna dans la salle des machines, abandonnée par les chauffeurs. Alors que l’eau montait dangereusement, il parvint à purger les soupapes de sécurité. Ce geste héroïque évita l’explosion de la chaudière au contact de l’eau froide.

Nombreux furent les passagers à chercher leur survie en sautant dans une mer déchaînée. La scène n'en fut que plus dramatique dans un décor dantesque. En dépit de l'intervention rapide des secours qui s’organisaient dans le port, une mer en furie rendait presque impossible l'approche de l'épave. Sur le bateau, huit passagers avaient réussi à mettre à l'eau un canot de sauvetage. Leur frêle esquif se brisa contre les rochers et disparut corps et biens.

Sur le pont, beaucoup d'autres choisirent de se jeter dans une mer furieuse. Si les plus chanceux parvinrent miraculeusement jusqu'à la jetée, les autres furent déchiquetés par les rochers et avalés par la mer. Le commissaire de police avait fait allumer un immense brasier pour éclairer la scène tandis que de nombreux bastiais étaient là, impuissants devant ce naufrage.

Dans un décor de fin du monde, au cœur d'une nuit éclairée par le feu, ce n'était que vacarme des flots et lamentations des témoins. Deux heures plus tard, seul le grand mât du navire émergeait des flots avec accrochés à ses cordages cinq passagers qui avaient choisi ce refuge incertain. Trois intrépides capitaines du port parvinrent au péril de leur vie à ramener ces braves gens à terre.

Au petit matin, il fallut faire le décompte macabre. Quarante-quatre disparus selon les uns, cinquante selon les autres étaient à déplorer. La légende s'empara alors du drame et une anecdote fit le tour du port. Une jeune mère qui venait de voir périr son mari sous ses yeux lança en désespoir de cause son bébé vers des sauveteurs sur la jetée. L'enfant fut attrapé tandis que la mère, hélas, rejoignait son époux.

Parmi les victimes, vingt-huit étaient issues de la troupe de théâtre. Le destin s'amuse parfois à jouer de vilains tours puisque celui qui jusqu'alors était poursuivi par la poisse, la scoumoune, le mauvais œil : le directeur Luigi Gagliardi sortit vivant de ce drame. Excellent nageur, il était même parvenu à sauver un de ses fils.

Parmi les autres rescapés le représentant de la compagnie de navigation, six marins ainsi qu’un employé du journal Le Courrier de Marseille, s'ajoutèrent au malheureux artistes et à son fils. Le journaliste, remit de ses émotions, publia un récit détaillé du naufrage dans les pages de son journal.

Alphonse Daudet évoqua brièvement le drame de la Louise dans « Souvenirs d’un homme de lettres » en 1889 : « …je me rappelais que par une nuit semblable, j’étais sur la terrasse d’une hôtellerie de Bastia à écouter une canonnade funèbre que la haute mer nous envoyait ainsi, comme un cri perdu d’agonie et de colère. Cela dura toute la nuit ; puis, au matin, on trouvait sur la plage, dans une mêlée de mâts rompus et de voiles, des souliers à bouffettes claires, une batte d’arlequin et des tas de haillons pailletés d’or, enrubannés, tout ruisselants d’eau de mer, barbouillés de sang et de vase. C’était, comme je l’appris plus tard, ce qui restait du naufrage de la Louise, grand paquebot venant de Livourne à Bastia, avec une troupe de mimes italiens.  »

 

L'épave de la Louise ou ce qu'il en reste, repose près de l’entrée du port de Bastia, par 18 mètres de fond. Le navire n’a pas résisté à la fureur des éléments. On peut reconnaître au-dessus d'un fond sableux parsemé de posidonies les membrures, le fond de la coque, la proue ainsi qu’une ancre.

 


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