À Chelles, « La fin du banal », avec le peintre français Thomas Lévy-Lasne : expo-rétrospective + entretien inédit

par Vincent Delaury
lundi 28 octobre 2024

Le début de la fin (faim ?) du banal. Avec Thomas Lévy-Lasne (TLL), 44 ans, à Chelles, au Centre d’art Les Églises (jusquau 17 novembre prochain), est-ce la fin du banal ou bien sa transfiguration, voire sa sacralisation ? Via la faim du banal, chantier réflexif, toujours en cours (pas de réponse définitive), et dans l’entre-deux manifeste, au vu de sa délectation (évidente) à peindre le moche ! Cf. le lavabo bouché de sa désormais série aquarellée culte « La Fête », qui avait fait l’objet d’une jolie publication (2017, aux éditions de La Ménagerie), du même nom, préfacée par l’écrivain Aurélien Bellanger. À Chelles (77) : rétrospective Thomas Lévy-Lasne, aux frontières du Grand Paris, couvrant, dans un lieu public accessible à tous (notamment aux scolaires), vingt ans de peinture, à travers la monstration d’une dizaine de dessins (2010-2020) et d’une quinzaine de peintures (2004-2024), variant les genres (paysages, portraits, vanité, nature morte, scènes de genre…).

Courez-y, mazette !, c'est en dehors du parisianisme snobinard soûlant et des bouches pincées du white cube élevant la morgue au rang d’art conceptuel majeur. Bref, c’est peu dire que ça fait du bien, que de constater, tout en la savourant, cette ivresse chez lui à représenter, avec vertige parfois, ce qui se donne à voir (son plaisir à peindre le réel est contagieux), tout en nous interrogeant sur le sort incertain du monde. Cette présentation personnelle, nommée La fin du banal, s’incarne, en fait, dans un double format, contenu et contenant étant associés, puisque ce titre, quelque peu mystérieux, désigne non seulement l’expo-rétrospective de TLL à Chelles mais également, à venir, une publication monographique, sur son travail, pictural et graphique, des plus opiniâtres.

Aquarelle de la série « La Fête », par Thomas Lévy-Lasne, aquarelle sur papier (15 x 20 cm, circa 2010-2016), exposée dans le cadre de « La fin du banal » à Chelles (77)

Une grande appétence pour la représentation du réel en passant par le prisme de l’histoire de l’art

Une visiteuse dans l’expo-rétrospective « La fin du banal » de Chelles devant le tableau de Thomas Lévy-Lasne « Au Biodôme », 150 x 200 cm, huile sur toile, 2020

Le mot du début, pour chroniquer cette Fin du banal, à l’entrée gratuite (critique d’expo qui se doublera, ici, d’un entretien inédit avec l’artiste), à deux jeunes peintres figuratifs français, discrets et sympathiques, Bastien Vittori (Beaux-Arts de Lorient) et Damien Toillon (ceux de Nancy), avec qui je suis rentré par le Transilien, après avoir vu cette expo : « On vient parce que nous avons découvert Thomas Lévy-Lasne il y a quelque temps déjà, par le biais de sa peinture, bien sûr, mais également de ses "Apparences" [un exemple ici (épisode 51, avec le peintre Cyril Duret, « Je passais ma vie au Louvre », réalisé le 11 septembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=mhCXSh7aSyY], les vidéos au long cours d’artistes interviewés sur leur pratique. Ça a été pour nous comme un déclic. Il y a chez lui, comme pour nous, une grande appétence à représenter le réel ; on trouve cet écho-là dans sa démarche, ainsi que toute une réflexion sur et autour de l'image qui nous titillent, nous interpellent.  »

Le circuit, à l’entrée gratuite, se fait librement, et à nous de créer des conversations possibles entre les œuvres : par exemple, est-ce que l’homme scrollant sur son smartphone de Vacance (2014) au beau milieu du sublime de la nature, qu’il ne prend même plus la peine de regarder, fait un clin d’œil à Laetitia Dosch nue alanguie, telle une moderne Olympia (Laetitia au lit, 2012), troquant la petite glace portée par un ange de la Vénus au miroir de Velázquez contre un téléphone portable ? Ou bien est-ce que l’impressionnant Bosco (2020) en noir et blanc représentant, avec un luxe de détails relevant d’une grande technicité à l’œuvre, le petit bois de la Villa Médicis à Rome, qui disparaît peu à peu, conséquence du changement climatique, vient dialoguer avec l’homme alité en fin de vie, accroché un peu plus loin, portant un masque à oxygène du tableau Agonie de 2009 ? Ou bien avec À Pripiat, accroché tout juste à l’entrée de l’expo, qui n’est autre qu’une huile sur toile panoramique fascinante, au format écran large de cinéma, de 2020, rappelant au passage les ruines romantiques d’Hubert Robert ou de Caspar David Friedrich, nous montrant, semble-t-il, une salle de cours scientifique définitivement désertée, aux faux-airs rétro-futuristes à la Stalker (1979, Tarkovski) et aux vitres brisées comme soufflées par une explosion atomique ?

« À Pripiat », Thomas Lévy-Lasne, 150 x 200 cm, huile sur toile, détail, 2020
Nicolas Gausserand, conseiller du président (Sylvain Amic) en charge des questions internationales et des programmes Contemporains, musée d’Orsay, et Thomas Lévy-Lasne, lors du « Jour des peintres », le 19 septembre 2024, à Orsay, Paris, ©photo VD

En fait, Thomas Lévy-Lasne est un artiste (solitaire, le dur labeur qu’exige la peinture isole) tout en étant, comble du paradoxe, des plus fédérateurs. C’est un jeune peintre figuratif contemporain français, né en 1980 à paris, passé par les Beaux-Arts de Paris puis par la Villa Médicis à Rome, (re)connu désormais non seulement pour sa peinture à tendance hyperréaliste, ou plutôt super-naturaliste (il cherche moins à imiter la photo qu’à traduire, poil par poil, brin après brin (qu’il aime s’abandonner dans chaque brin d’herbe peint), le rendu infini des matières, des apparences), visant à célébrer, via une méticulosité toute maniaque, les mille et une variations de la beauté du monde, dont celle, majestueuse, d’une nature luxuriante revigorante (Mère Nature), tout en s’inquiétant des travers de notre société actuelle, tant dans nos habitus (notamment dans notre rapport boulimique aux écrans, aux images) qu’au niveau environnemental, que pour son obstination tout à fait louable, comme chevillée au corps (son amour pour le médium peinture est manifeste), à porter la connaissance de l’art pictural au plus grand nombre.

Il pratique cette extension du domaine de la peinture notamment à travers sa chaîne YouTube créée en 2021 « Les Apparences », sur laquelle il invite régulièrement (en général le dimanche, à 18 heures), depuis quelques années, un(e) peintre à parler peinture, mais également en organisant, ponctuellement, des expositions collectives mettant en avant Dame Peinture et ses sortilèges, comme, par exemple, en 2021 en se faisant le commissaire de l’exposition Les apparences au centre d’art À cent mètres du monde à Perpignan (66) ou encore plus récemment, le 19 septembre dernier, au musée d’Orsay à Paris, via son formidable focus, par le biais de l'enthousiasmant « Jour des peintres », sur 80 artistes peintres d’aujourd’hui présents, dans ce cadre muséal d’exception, aux côtés de leurs toiles, venus, pour le plaisir ainsi que pour la curiosité, tant pour dialoguer avec leurs glorieux aînés, d’Ingres à Monet en passant par Courbet, qu’avec le public, des plus variés (touristes étrangers, visiteurs lambda, amateurs curieux d’art en train de se faire), de 2024.

« Laetitia au lit », Thomas Lévy-Lasne, huile sur toile, 2012, 130 x 195 cm
La fête battait son plein ! Un monde fou, le 19 septembre 2024 au musée d’Orsay, pour voir le « Jour des peintres », avec Thomas Lévy-Lasne comme co-commissaire de l’événement

En ce qui concerne sa pratique picturale chiadée et visionnaire, engendrant, avec le temps, de plus en plus des compositions très élaborées (certaines scènes présentées, que l’on dirait agencées banalement, sont en fait entièrement recomposées), Thomas Lévy-Lasne, après s’être fait remarquer, via La Fête, en montrant, par le biais de petites aquarelles aux allures d’instantanés façon polaroids, des soirées parisiennes nous apparaissant comme autant de saynètes du quotidien photographiées sur le vif, oscillant entre le festif euphorisant le plus débridé et les fins de festivités poisseuses louchant vers la lose magnifique ou pathétique, est vraiment un artiste contemporain à contre-courant des vents coulis à la mode, tant mieux, n’hésitant pas à affirmer l’intemporalité de la peinture de chevalet à l’ancienne : ce qui ne l’empêche point d’apprécier, lui qui fut longtemps l’assistant vidéo de l’historien de l’art original et critique d’art pertinent Hector Obalk, tout autant de grands anciens, tels Titien, Rembrandt, Gérôme, Rosa Bonheur et Manet que des contemporains, à l’instar de Gilles Aillaud, d’Eric Fischl, de Richard Estes ou encore de Jonathan Wateridge. Avec le temps, il s’est davantage orienté, notamment depuis qu’il a intégré, en 2020, sa galerie parisienne actuelle Les Filles du calvaire dans le Marais (sa première expo solo avait d’ailleurs pour titre L’Asphyxie, terme explicite, si ce n’est programmatique et annonciateur, déjà, de lendemains qui déchantent), vers un corpus de thèmes et d’images plus graves que ses Fêtes passées, axé notamment sur une nature, qui n’existerait plus que sous la forme de reconstitutions artificielles, à la Truman Show (le leurre confondant du factice, du simulacre), et sur les dérives effrayantes du réchauffement climatique, s’ouvrant sur une possible, accrochez-vous, fin du monde.

« Agonie », Thomas Lévy-Lasne, 65 x 80,5 cm, huile sur toile, 2009

Capter un sentiment d’éternité du présent, tel un temps suspendu, grâce à la peinture

Cette expo-somme à Chelles, courant sur vingt années, brasse large, allant du début de La fin du banal, entre constat et célébration, à, ni plus ni moins, la fin des temps, en passant par la banalité apparente du quotidien : TLL, tel un sismographe de la réalité tous terrains (c’est un peintre qui peint beaucoup les rochers), est en quête, à la manière des Nouveaux Réalistes, de « nouvelles approches perceptives du réel » (Pierre Restany). Autrement dit, entre le panache et la dépression, il ambitionne d’observer le monde sous un nouveau jour, et ce avec son regard lent de peintre-orfèvre consciencieux, voire tatillon.

« Vertige » (« portrait » de Justine Triet), Thomas Lévy-Lasne, 150 x 200 cm, huile sur toile, 2016

Dans la représentation en peinture (ou en dessin), du grandiose au glauque, du minuscule au majuscule, il ne s’interdit rien : biotopes sous cloche, vanités, vestiges d’une fiesta d’appartement, trivialité majestueuse, aquarelles de fêtes, fusains de manifestations, tableaux tirés au cordeau de l’envahissement de l’intime par la technologie chronophage (les humains, trop humains face aux écrans, virant aux Robots après tout), fin de vie, ennui, sexe et mort, ou encore peintures à l’huile de la solitude urbaine : des rues désertes au Vertige de Justine Triet à son balcon au sein d’une barre d’immeuble kafkaïen, comme si elle se destinait déjà, en 2016 (année de la réalisation de ce « portrait »), à l’Anatomie d’une chute à venir (thriller palmé d’or sorti le 23 août 2023). Cinéaste, soit dit en passant, dont il est très proche (Thomas a joué le premier rôle, un peintre fauché, dans son court-métrage Vilaine fille, Mauvais garçon, 2012).

De lui, cette dernière précisait ceci, non sans affection, dans Le Monde Magazine du 12 mai 2023, #608, in article Anatomie d’une bande, propos recueilli par Valentin Pérez, en page 69 : « Thomas et moi nous sommes rencontrés le premier jour des Beaux-Arts, avons été amoureux plusieurs années, puis nous sommes restés proches. On a même écrit un scénario ensemble qu’on avait apporté au producteur Patrick Sobelman : il nous l’avait renvoyé poliment en disant que ça ne ressemblait pas à un film. Ce qui était sans doute vrai… Échec que je considère fondateur : j’en ai retenu de ne jamais passer plus d’un an à écrire seule, sans partager mon travail avec mes amis les plus féroces. Plus tard, j’ai fait jouer Thomas dans Vilaine fille, Mauvais garçon et il a participé à l’écriture de Victoria. Nous sommes liés par la photographie, la peinture, la lumière. Thomas et moi, on s’adore, mais nos rapports ont été si passionnels que maintenant, on ne veut plus travailler ensemble. Mais on continue d’échanger beaucoup, sur la politique, la cause écologique, dans laquelle il est très impliqué. Je regarde avec attention les vidéos qu’il m’envoie et qui me passionnent, issues de son compte YouTube, "Les Apparences", où il convoque des peintres contemporains. »

En effet, Thomas Lévy-Lasne n’oublie pas d’insister, à coups d’images percutantes tout en étant cliniques, sur le changement climatique et à la fuite en avant, notamment des décideurs politiques, à laquelle nous assistons, sa peinture se faisant le simple constat (non sans une certaine amertume, qu’il est loin le paradis perdu...), en fixant l’impermanence des choses et en s’enroulant dans le continuum de motifs d’apparence anodine, d’une civilisation en bout de course.

Thomas Lévy-Lasne, très bon pédagogue, présentant sa peinture hyperréaliste, aux nombreux visiteurs, au cours du vernissage de son expo-somme « La fin du banal » au Centre d’art Les Églises de Chelles, le 13 septembre 2024

Mais, foutu pour foutu, ce peintre « lanceur d’alerte » (sa dernière expo solo en galerie, L’Impuissance, en mars/mai dernier, était tapissée au sous-sol de propos édifiants (« Six centrales nucléaires pourvoient à 80% des besoins d’électricité de la capitale  », « Pensez-vous vivre dans un pays assez stable sur 10000 ans pour se permettre de produire des déchets radioactifs ? », « Adhérez-vous à l’idée d’un État central et militaire sur 10 000 ans permettant la pérennité des espaces de stokage de déchet radioactif ?  »), croit cependant en une certaine beauté (« La banalité apparente, dit-il dans sa propre vidéo Apparences, épisode 50, en juillet 2022, alors interviewé malicieusement par Mireille Blanc, est d’une diversité incroyable, le goût des apparences me permet un ancrage dans le réel : réorganiser le chaos pour trouver une sorte d’harmonie, c’est l’enjeu principal de ma peinture ») qui, certes, ne sauvera pas le monde, Dostoïevski s’étant peut-être trop vite emballé, mais pourrait, un temps, l’adoucir.

Ainsi, par exemple, qui s’invitait subrepticement, dans son exposition L’Impuissance, au titre guère tonifiant ? Si ce n’est une coccinelle providentielle (peinte), au rouge pétant flamboyant ressortant sur la morne plaine de la grisaille d’Un jour sans fin ! Insecte, appelé « bête à bon Dieu », symbole, comme on le sait, d’espérance et d’amour à venir - alléluia !

Adepte du pas de côté, Thomas Lévy-Lasne, s’il ne se fait guère d’illusion, façon projection dystopique, sur le sort incertain du monde, garde tout de même, et c’est beau à voir, une foi inébranlable en la peinture pour rappeler, à la manière d’un Marcel Proust, que, face au vide de l’existence, à la vitesse vertigineuse du flux incessant d’infos continu et à la tyrannie de l’immédiateté (Paul Virilio) de mass médias oppressants visant à occuper, pour faire de l’audience à tout prix, notre « temps de cerveau disponible », « (…) Nous pouvons cultiver le présent par l’exercice de l’attention. C’est d’ailleurs ce que fait le peintre. Ce présent, nous pouvons le dilater. Et jouir de l’éternité… (…) Si nous sommes aussi sages qu’un peintre nous pouvons cultiver cette profondeur du présent, la savourer et en jouir  » (in Proust face à La Vue de Delft, émission 3 / 4 du mystère Vermeer, entretiens entre Jacques Darriulat et Adèle van Reeth, Les chemins de la philosophie, France Culture, 5/4/2017), 

L’artiste Thomas Lévy-Lasne, devant sa toile « Dans la serre », 2020-23, huile sur toile, 150 x 200 cm, exposée à proximité des « Romains de la décadence » (1847, Thomas Couture), pendant « Le jour des peintres », le 19 septembre 2024, à Orsay, Paname. ©Photo VD

 

Entretien exclusif avec le peintre Thomas Lévy-Lasne

Vincent Delaury : Pourquoi ce titre « La Fin du banal » (excellent d'ailleurs) ? Sonnant comme un film…

Thomas Lévy-Lasne : C’est une rétrospective de 2004 à 2024 et je suis passé d’une peinture figurative du quotidien et de l’intime, d’une certaine banalité des invariants humains, à constater que c’est cette banalité même qui s’échappe de mes mains avec la dérive climatique. Il me restait alors à intégrer ce vertige dans mes peintures plus récentes.

VD : Sauf erreur de ma part, à Chelles, il n'y a pas tes Webcam montrant, assez souvent, du porno trash, sous toutes ses facettes (hétéro, homo, plaisir solitaire, triolisme, etc.) : ça ne s'est pas trouvé (ton choix) ou on t'a clairement demandé de ne pas les mettre (c'est un espace relié à la mairie, ça peut se comprendre, et je crois, une ancienne église !) ?

TLL : Cette fin du banal à Chelles, c’est une exposition qui est destinée en priorité aux enfants*, il y a presque une centaine de classes qui vont la visiter. Cela ne me dérange pas de ne pas montrer Webcam. Il y a déjà une paire de fesses qui fait parler les petits garçons [*En effet, une brochure gratuite, distribuée au Centre d’art Les Églises de Chelles, met en avant un atelier-visite élémentaire adressé aux plus jeunes, en page 3 de celle-ci, nous est précisé ceci : « Une fois n’est pas coutume, la visite débute par l’atelier en invitant les enfants à activer la médiation. Pour découvrir et comprendre les enjeux du travail de Thomas Lévy-Lasne dans son exposition La fin du banal, nous proposons aux élèves de s’immerger directement dans son iconographie. Le classement des images par thématiques : matières, couleurs, compositions, sensibilise les enfants à l’iconographie comme l’étude empirique de l’image. Un série de cartes reproduisant des peintures, qui sont des références chères à l’artiste, sont à disposition des élèves et peuvent s’activer devant les tableaux, au gré de la visite. Les correspondances que pourraient créer les enfants entre les images et les œuvres produisent un nouveau maillage, de nouvelles connexions qui participent à de nouveaux réseaux de connaissances et de mises en résonnance, entre mémoire et référentiels, comme un atlas subjectif. Partant de l’idée qu’une œuvre d’art est un objet du savoir qui engage certaines formes de correspondances. Comme autant de référentiels qui sont ceux de la représentation, l’inscription dans l’histoire de l’art qui favorisent la subjectivité de celui ou de celle qui regarde. Cette démarche incitera les enfants à produire du sens et de nouveaux récits, à partir de ces rapprochements] 

VD : Qu'est-ce que tu penses qui a tellement plu dans ta série aquarellée « La Fête » (périodisation 2010-2016, même s’il t’arrive, parfois, de la poursuivre) dont tu montres ici neuf dessins (ensemble de feuilles qui t'a fait remarquer, dans les milieux des arts plastiques, du cinéma) ?

TLL : Je pense que la fête est une des rares conventions humaines dans laquelle on va encore avec enthousiasme. Messe, mariage, dîner de famille me semblent accompagnés d’un détachement ironique. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est que la kermesse, le carnaval étaient autrefois une occasion de manger le surplus conservé une bonne fois dans une forme de confiance dans l’existence avec le risque existentiel de la famine. Dans une société du surplus, à mon avis avec d’autres risques existentiels plus graves, on peut faire la fête quotidiennement.

VD : Un certain nombre de tes tableaux, ou dessins, célèbrent la nature (Le Bosco, 2020, Vacance, 2014) ou, inversement, ne la montrent plus que sous la forme d'artifices genre The Truman Show (1998) de Peter Weir ((elle aurait disparu, à l'état naturel, cf. tes Biodôme (2019, 2020) et autres Dans la serre, 2020/23, toile absente à Chelles mais montrée récemment à Orsay) : te considères-tu comme un artiste écologique ? Si oui, pourquoi ?

TLL : Il reste 4% d’animaux sauvages dans le monde. La biodiversité s’écroule. Je ne fais pas de distinction entre la nature et la culture même si le sauvage me paraît s’effacer. C’est un fait plus large que l’écologie politique que je trouve bien terne dans notre pays. Mon travail d’artiste c’est de regarder et, dans notre quotidien, le saccage est partout et permanent. Je pense que réduire cela à une idéologie écologiste est une mise à distance confortable du constat.

80 peintres... vivants à Orsay ! Ici (©photo VD, sur la terrasse du musée d’Orsay, le 2 septembre 2024), une partie des artistes, environ une trentaine, qui seront présents pour « Le Jour des peintres » à Orsay, quelques jours plus tard...

VD : Que peut la peinture, vieille de plus de 40 000 ans, aujourd'hui : ne la trouves-tu pas obsolète à l'ère de l'immédiateté des images (flux continu), captant avec précision le réel, faciles à produire, partout (je fais exprès mon naïf) ?

TLL : Je pense que la peinture à un lien très fort avec le temps, la continuité. Les activistes anti-pétrole ne se trompent pas en aspergeant des tableaux : le musée restant le seul lieu de préservation, quel intérêt s’il n’y a plus d’humanité pour les activer  ? À l'inverse, il y a un malaise à peindre si nous n’avons pas de futur. La peinture me semble avoir un lien précis également avec le soin. Dessiner un objet, c’est incarner son regard sur lui. Peindre c’est une activité physique qui consiste à rendre une présence réelle à des objets à l’aide de matériaux d’une toute autre nature. J'appelle cela faire rêver la matière. C’est ontologiquement très différent d’une captation photographique et vidéo même si l’on peint d’après photo. Ce n’est absolument pas le même engagement. En peignant on peint avec ses mains, son cœur, son cerveau, son inconscient, son sexe, il y a tellement de choix dans le temps long qu’on se retrouve, j’en suis convaincu, dépassé parce que l’on fait, dépassé par le flux du monde.

Composition épatante, montrée « Le Jour des peintres », le 19 sept. dernier, à Orsay (c’est la chienne de l’artiste, Antea, à droite), dans la salle des Courbet : « La vague, Deixa a Vida me Levar », Éric Corne, huile sur toile, 2020-2024

VD : "Ton" expo de groupe « 80 peintres contemporains de la scène française à la rencontre des visiteurs » au musée d’Orsay, le jeudi 19 septembre dernier, de 14h à 21h30 [pour rappel, c’était une formidable exposition de groupe qui, dans la continuité des expositions de Peter Doig et de Nathanëlle Herbelin, deux peintres vivants, permettait à cette institution publique de renommée internationale, associée au XIXe siècle, de poursuivre son exploration des relations qu’elle entretient avec la peinture contemporaine à l’occasion d’une après-midi prolongée en soirée de rencontres exceptionnelles : orchestré par Thomas Lévy-Lasne, l’événement a réuni avec succès 80 peintres contemporains, de la plus jeune (Cyrielle Gulascy, qui venait de fêter ses 30 printemps) au plus âgé (Gérard Traquandi, 72 ans) en passant par Marion Bataillard, Romain Bernini, Julien Beneyton, François Boisrond, Katia Bourdarel, Damien Cadio, Claire Chesnier, Mathieu Cherkit, Jean Claracq, Philippe Cognée, Marc Desgrandchamps, Éric Corne (cf. visuel), Damien Deroubaix, Jérémy Liron, Nina Childress, Julien des Monstiers, Françoise Pétrovitch, Christine Safa, Lise Stoufflet et autres Apolonia Sokol, aux côtés d’une de leurs productions fait main ; ce rassemblement tonitruant d’un jour, j’y étais !, d’ampleur inédite, témoigna alors, le tout dans une ambiance bon enfant des plus festives, d’une vitalité de la scène hexagonale hélas encore trop méconnue du grand public tout en mettant en lumière plusieurs générations d’artistes, l’importante féminisation progressive de la profession et la grande variété stylistique des approches picturales], a fait beaucoup parler d'elle, dernièrement : chapeau ! Peux-tu nous en rappeler la genèse (l'idée de départ, l'envie d'avoir envie) et son aboutissement (quels retours, anecdotes, des chiffres à nous communiquer en termes de fréquentation ; il y aura un opus 2) ?

TLL : C’est une envie de Nicolas Gausserand, conseiller pour l’art contemporain du président du Musée d’Orsay de mettre en avant la scène française. Il est venu me trouver pour une carte blanche « Les apparences » parce que je fais des interviews des peintres de la scène française depuis 2021. Prenant compte de la dérive climatique, je me suis retrouvé à remettre en cause la manière de me comporter en tant qu’artiste et j’ai trouvé comme solution, un peu tâtonnante, de prendre soin de mon biotope [écosystème, milieu, environnement, niche], de montrer la vitalité d’une scène qu’on ne met pas assez en valeur à mon goût. Il y a une conclusion assez poétique à se dire qu’en prenant soin des autres pendant deux ans de manière finalement assez simple, on se retrouve au Musée d’Orsay. La presse a beaucoup individualisé cette journée sur ma personne alors que je n’ai forcé personne, ce fut une collaboration inédite en bonne entente entre l’institution et les artistes. J’ai servi de courroie de transmission. Il semble encore compliqué de penser que l’on peut se parler et s’entendre pour travailler en commun. 17000 visiteurs, des artistes tous présents et joyeux devant leurs tableaux disséminés dans les collections. Une ambiance chaleureuse et simple, très différente d’une foire ou d’une exposition pointue. Les peintres en première ligne, ce sont encore les artistes qui font l’Art.

« À Auschwitz », Thomas Lévy-Lasne, 129,5 x 194 cm, huile sur toile, détail, 2020, collection privée, France

VD : Ton tableau À Auschwitz (2020, et je crois qu'il est lié à ton histoire familiale personnelle, mais je te sais très discret à ce niveau-là), j'y adhère, le voyant comme la dénonciation, froide et précise (neutre), de la disneylandisation de ce lieu historique tragique (camp de la mort effroyable) où les visiteurs-touristes se prennent aujourd'hui banalement en photo pour des souvenirs à facebooker ou à instagramer aussitôt, mais d'aucuns disent que ce n'est qu'une illustration assez simpliste et que la peinture, à l'inverse du cinéma en tant qu'« art total » [cf. La Zone d'intérêt (2023), adapté du roman homonyme de Martin Amis, qui suggérait hors champ la barbarie nazie pendant la Seconde Guerre mondiale tout en dévoilant, à un moment donné, via un effet de bascule sidérant, le musée national Auschwitz-Birkenau d’aujourd’hui où des employés nettoient les salles, remplies, comme dans une installation de fripes de feu Christian Boltanski, de chaussures, de vêtements et de béquilles portés par les prisonniers du camp, juste avant l’ouverture au public], n'aurait pas la force du cinéma pour "dire" cela - que leur réponds-tu ? Et as-tu vu, à ce sujet, le Jonathan Glazer, glaçant au possible (ton avis dessus) ?

TLL : Je n’ai pas encore vu ce film. Après mon tableau, il y a eu également Serge [paru en janvier 2021] de Yasmina Reza où elle y décrit un touriste à Auschwitz perdu. Je ne cherche vraiment pas à dénoncer et j’ai fait exprès de prendre un touriste assez âgé pour que l’on puisse penser qu’il a un rapport au lieu. Ce qui m’intéressait plus, c’était de montrer ce lieu du mal absolu, sans fard, à plat, avec la cruauté de ce qui en fait quelque chose de réel. Oui, il peut faire beau là-bas, oui il y a des arbres indifférents et finalement c’est un lieu moins spectaculaire et aussi plat qu’ailleurs. J’ai fait exprès d’installer le spectateur dans le camp. Je ne crois pas que le mal soit rangé dans un espace historique clos mais qu’il est partout. Pour donner un exemple, nous avons tous un smartphone contenant du cobalt qui provient à 90% de République démocratique du Congo dont les mines font travailler 40000 enfants (estimation de l’Unicef). Il suffit de regarder.

Thomas Lévy-Lasne, comme sortant du « Bosco » (petit jardin boisé de la Villa Medicis à Rome, 300 x 400 cm, fusain sur toile, détail, 2020). ©Photo retouchée VD, septembre 2024, d’après un cliché d’Alice Audouin, actrice reconnue du développement durable
Détail de « Au Biodôme », Thomas Lévy-Lasne, 150 x 150 cm, huile sur toile, 2019

VD : Il y aura prochainement une monographie de toi, à paraître fin 2024/début 2025 aux éditions des Beaux-Arts de Paris, peux-tu nous en dire un peu plus (les auteurs, un texte de toi ?, son prix public, où se le procurer, etc.) ?

TLL : Ma première monographie sortira avec le même titre que l’exposition « La fin du banal » aux éditions des Beaux-Arts de Paris. (288 pages, 35 euros). Il y aura un texte d’Aurélien Bellanger et de Judith Prigent ainsi qu’un long entretien avec Cécile Debray. On y retrouvera 20 ans de peinture mise en perspective avec ma biographie. On peut le pré-acheter sur le site de ma galerie : https://www.fillesducalvaire.com/publications/1-pre-achat-la-fin-du-banal-thomas-levy-lasne-chez-beaux-arts-de-paris-editions/

VD : Maintenant, quelques questions sur la « fabrique du peintre », autrement dit comment ça marche. Pourquoi l’huile et pas l’acrylique ?

TLL : Ce n’est absolument pas le même rapport au temps, l’huile par son séchage plus lent permet d’avoir des différences de traitements plus large, on peut peindre dans le frais, le poisseux et surtout jouer de glacis de manière plus subtil à mon goût qu’à l’acrylique. Pour être très sincère, peindre à l’acrylique pour moi c’est comme faire l’amour en portant un préservatif.

VD : Tu as fait, comme formation artistique, les Beaux-Arts de Paris, avec le système « à la papa » (mais qui a du bon) des ateliers, y as-tu appris quelque chose en termes de technique, ou bien davantage après (ton séjour d’un an à la réputée Villa Médicis à Rome), ou est-ce avant tout un lieu d’échanges, de dialogues, d’opportunités et de stratégie (pour faire carrière) ?

TLL : J’ai appris la technique surtout par les livres. Il n’y avait pas de formation simple de technique de peinture aux Beaux-Arts à mon époque. La Villa Médicis fut surtout un temps de travail intellectuel et de peinture sans souci d’argent, une respiration.

« Vacance », Thomas Lévy-Lasne, 180 x 180 cm, huile sur toile, 2014

VD : Quand tu peins tes tableaux, comme l'hyper travaillé et, selon moi, houellebecquien Vacance (montrant un homme en slip avec un sac en plastique à proximité, rivé sur son téléphone portable alors qu’une nature vivifiante (la possibilité d’une île ?), dans les Cévennes, s’offre à lui alentours, son corps humain, fragile au fond, apparaissant tel un détail infime perdu dans l’immensité de la toile), foisonnant de détails fabuleux, tu t'aides d'un épiscope pour reporter le dessin ? Comment procèdes-tu pour créer, par exemple, cette toile, c’est long, tu en baves ou c’est fastoche de sortir un truc pareil ?

TLL : Oui, j’ai décrit la fabrique de ce tableau à la fin de ma conférence au Collège de France. https://www.youtube.com/watch?v=Bw63ttFzNCQ&list=PLdmBkWLWgLYUVF4G3lMC7RfGel-Xx8_0l&index=8. Je projette à l’épiscope pour les proportions et après pour ce tableau, j’ai peint morceau par morceau. J’en ai bavé, eu du plaisir, du désespoir, de l’envie, de l’excitation, de l’épuisement, c’est une grande aventure qui a duré deux mois pour ce tableau.

VD : Toi, qui fais une peinture hyperréaliste, sensible aux moindres détails, très léchée (en venant même à peindre, pour ton expo solo en galerie au printemps dernier L’Impuissance, une (banale) glace de plage, j’aime cet humour "caché" chez toi - et si ce tableautin exquis était ton autoportrait ?), serais-tu tenté, comme l’imagier surréaliste René Magritte avec sa « période vache » [pour rappel, il s’agit d’une courte période de la production picturale de ce peintre belge pendant laquelle, dans un style volontairement grossier, et via une touche désinvolte, il représente en 1948 une série de personnages grotesques dans des peintures destinées à sa première présentation personnelle à Paris], ou le Dalí de la deuxième période (après 1945) s’ouvrant grandement au lâcher-prise de l’abstraction lyrique, de soudain, un jour, lâcher tes coups de pinceaux, avec taches et accidents provoqués (à la Francis Bacon), bref de faire de la super « bad painting », ou pas du tout ?

« La glace de plage », 2023, Thomas Lévy-Lasne, huile sur toile, 30 x 30 cm, collection particulière, France

TLL : Tout reste ouvert. J’ai fait beaucoup d’essais rapides récemment sans satisfaction. Je crois que mon problème dans la vitesse, c’est que l’artiste prend plus de place que son sujet. Ça va trop à l’encontre de ce que je cherche. L’humour, la cruauté ou le sourire, cela m’intéresse, mais j’aime la sourdine de la réalité dans le tableau. J’aime beaucoup Georges Braque qui dit qu’un tableau est fini quand il n’y a plus d’idée dedans. Le mutisme face au tableau en échos au mutisme face au réel me passionne plus que l’expression tripale de soi.

VD : Quel est ton musée préféré (France/monde) ?

TLL : Sans aucun doute, la National Gallery de Londres. Musée gratuit à l’accès hyper rapide par la rue. En 2 minutes, on est face à Bronzino. Les salles à taille humaine sont remplies de chefs-d’œuvre dans un parcours chronologique transparent et pédagogique.

VD : Merci, cher Thomas d’avoir répondu à ces questions pour le média citoyen AgoraVox (entretien réalisé le jeudi 24 octobre 2024 à Paris). Tu fais rayonner, avec une poignée d’autres, au féminin comme au masculin, la peinture à l’heure actuelle (cf. aussi tes désormais incontournables "Apparences"), en allant outre la froideur de la morgue des white cubes marchands exclusivement - je parle ici des galeries marchandes mastodontes adeptes d’art corporate - en général pour gros richards. Et c’est formidable que cette geste, te faisant par la même occasion peintre fédérateur et promoteur des artistes du temps présent, qui te conduit à démocratiser un art dit savant, la peinture, pour l’ouvrir au plus grand nombre. Tropisme généreux qui me semble d’ailleurs, soit dit en passant, tout à fait raccord avec le journalisme citoyen pluriel, croisant les regards variés, sur l’état du monde, entre grandeur et misère, profane et sacré, fulgurance et platitude. 

TLL : De rien. Avec plaisir.

Exposition-rétrospective (20 ans de peinture) Thomas Lévy-Lasne, La fin du banal, peinture et dessin, commissaire : Renaud Codron, responsable du pôle Arts visuels, jusqu’au 17 novembre 2024, au Centre d’art Les Églises, Esplanade de la Légion d’honneur (à proximité de la mairie), 77 500 Chelles (Seine-et-Marne). Horaires : les samedis et dimanches, de 15h à 18h, du lundi au vendredi sur rendez-vous au 01 64 21 04 33. Info : www.chelles.fr. ©Photos in situ VD.


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