De l’art d’être trompé au musée : direction Marmottan-Monet, pour une expo divertissante inédite

par Vincent Delaury
samedi 2 novembre 2024

Jusqu’au 2 mars prochain, l’expo-événement temporaire « Le trompe-l'œil, de 1520 à nos jours », au musée Marmottan Monet (Paris), chapeauté depuis 2020 par l’artiste (excellent) graveur Éric Desmazières, membre de l’Institut, nous invite à retracer l’histoire de la représentation de la réalité dans les arts, en venant s’enrouler habilement, tel le ruban de Möbius, dans l’abolition des frontières entre art et réalité, afin de questionner au mieux le trompe-l’œil, procédé visuel créant l’illusion de voir la réalité : ce terme artistique, pour rappel, désigne l’illusion optique très réaliste d’un espace tridimensionnel et d’objets sur une surface bidimensionnelle. Au fait, pourquoi démarrer la chose en 1520, juste un peu après la bataille de Marignan (1515) ? Eh bien, tout simplement, parce qu’au XVIe siècle, alors que la figuration illusionniste d’objets du quotidien devient le principal sujet dudit « tableau de chevalet », tendance qui se multiplie alors en séduisant moult collectionneurs et amateurs, La Nature morte aux bouteilles et aux livres (vers 1520-30, Colmar, musée d’Unterlinden) constitue un exemple significatif d’une des plus anciennes natures mortes trompe-l’œil connues.

« Deux Grappes de raisin », Nicolas de Larguillere (1676-1746), 1677, huile sur panneau, Paris, fondation Custodia, collection Frits Lugt
Portrait de l’artiste, et directeur du musée Marmottan Monet (Paris), Éric Desmazières, académicien, dans le cadre de la rétrospective-hommage Vladimir Veličković (1935-2019), au Fonds Hélène et Édouard Leclerc (Fhel) à Landerneau (Finistère), le 14 déc. 2019, ©photo VD

Ce qu’il faut savoir, tout d’abord, le terme trompe-l’œil aurait été employé pour la première fois par Louis-Léopold Boilly (1761-1845) en légende d’une œuvre exposée au Salon de 1800. Trente-cinq ans plus tard, ce néologisme fut adopté par l’Académie française. Au cours des siècles, le trompe-l’œil va se décliner à travers des médiums variés, en se révélant particulièrement pluriel, jouant non-stop avec le regard du spectateur pour prendre la forme d’un clin d’œil aux pièges que nous tendent, au sein du monde des apparences, nos propres perceptions.

Cette expo-somme brasse large, abordant tant des thèmes du trompe-l’œil bien connus, des vanités aux grisailles en passant par les faux billets parfaitement imités, les trophées de chasse et autres porte-lettres, que des déclinaisons décoratives plus inattendues (mobilier, faïences….), tout en revenant, avec précision, sur la pratique du trompe-l’œil, aussi surprenante que séduisante, stimulant inlassablement nos sens, quitte à nous faire tourner la tête !, en finissant, au passage, par montrer la portée politique de ce genre pictural, de l’époque révolutionnaire jusqu’aux versions modernes et contemporaines, notamment chez la Grande Muette.

Attention : expo-piège, qui plaira tant aux petits qu’aux grands

Faire croire qu'il y a un trou dans le mur, qu'une abstraction géométrique se présente face à nous alors qu'elle n'est que la construction architecturale d'un jeu de plans savants, entre planéité et profondeur, pour nous berner, qu'un personnage sort soudain du tableau observé, qu'une fausse fenêtre, dessinée et peinte, ouvre sur un paysage à la perspective infinie qui l'est tout autant, ou encore que de magnifiques fruits, ou pâtisseries, ou encore pièces de monnaie, déposés délicatement sur un plateau en argent s'offriraient généreusement à nous : qui un jour ou l'autre, consciemment ou juste pour le plaisir d'être - optiquement - trompé, ne s'est pas retrouvé dans cette situation-là ? Ça peut être certes au musée ou en galerie, des lieux de prestige propices à la contemplation bon chic bon genre on va dire, ou tout simplement dans un restaurant, un hall ou chambre d'hôtel, ou bien directement dans la rue, en croyant, par exemple, marcher sur un (faux) billet de banque égaré sur un trottoir, que nenni !, car l'art du trompe-l'œil, si savant, technique et ingénieux soit-il, relève d'un moyen d’expression (artistique) populaire, d'où le dédain dont il a longtemps souffert, et ce encore aujourd'hui, dans les milieux autorisés des professionnels de la profession de la critique d'art et des institutionnels en musée (pas tous, heureusement !).

« Trompe-l’œil à la gravure de Bouchardon au verre brisé », après 1738, Gaspard Gresly (1712-1756), huile sur toile, Besançon, musée des Beaux-Arts et d’archéologie
Dans l’expo, une peinture en grisaille, avec fausse fenêtre sur le mur l’exposant, imitant les bas-reliefs d’une sculpture...

Et, pourtant, cette tromperie généralisée, quand c'est bien fait disons-le, bluffant même, quel vertige cela peut susciter en nous ! Quel plaisir aussi, mazette, d'être ainsi attrapé ! Ravissement pouvant également, par ailleurs, possiblement se doubler d'une belle réflexion, entre vérités et mensonges, en se jouant des frontières ô combien flottantes entre art et réalité, sur les apparences trompeuses façon l'allégorie de la caverne de Platon  ; rappelons-nous, dans La République, comme le raconte Socrate, repris par Platon, ces prisonniers, enchaînés dans une grotte, qui ne réalisent pas, pauvres bougres !, que ce qu'ils voient sont en fait des ombres d'objets devant un feu.

Alors, dans le cadre du prestigieux musée Marmottan de Paris, riche en dorures, en moulures et en chefs-d’œuvre picturaux, dont l’iconique Impression, soleil levant (1872) de Claude Monet (1840-1926), œuvre fondatrice du mouvement impressionniste, nous ne sommes pas dans une grotte, quoique l'astucieuse scénographie de l'expo-événement en question présente de fausses petites fenêtres, rectangulaires ou ovales, dans le mur, mais chez Monsieur Monet (où se trouvent notamment ses fameux nymphéas, aux lignes serpentines, proches de l'expressionnisme abstrait) et, normalement, à l'inverse des hommes précédemment cités restés bêtement dans la caverne, nous ne sommes pas, en tout cas espérons-le, ignorants ! Nous y venons, exprès pour nous faire duper, puis nous divertir - certes c'est une expo de groupe, que Le Trompe-l’œil de 1520 à nos jours, pouvant tout à fait être pratiquée en solo mais, en couple ou en famille, la complicité de groupe aidant, cela doit être certainement encore plus savoureux, j'ai d'ailleurs vu pas mal d'enfants visiteurs le jour de ma visite - tout en apprenant des choses, sur l'Histoire, les grandes figures de cette tendance, ou tropisme (voire pulsion) scopique, et la visée d'un tel stratagème (le fameux trompe-l'œil, en peinture ou en dessin, sans oublier la sculpture et les arts décoratifs en passant par la céramique).

Atelier parisien post-palisséen/Suite de Bernard Palissy, « Plat ovale à décor de rustiques figulines », détail, 1ère moitié du XVIIe siècle, terre cuite à glaçure plombifère, 7 x 51 x 40 cm, Paris, musée Gustave Moreau

Et, selon moi, à ce niveau-là, en parvenant habilement à croiser les regards (l’art, l’histoire et la science), le tout en étant habilement épaulé par un catalogue édité pour l'occasion s'avérant une véritable mine d'informations, cette expo-dossier, au sujet des plus populaires (bouh, pour rappel, ce qualificatif n'est pas un gros mot), s'avère parfaitement réussie : on découvre tour à tour des classiques, dont les incontournables jeux de miroirs dans l'art contemporain (cf. les Tableaux-miroirs de Pistoletto, alternant image spéculaire, dite « objective » (simple reflet du monde, et de nous, les regardant, troublé ou amusé), et image reproduite), avec lesquels on peut se faire des histoires en se projetant dedans, et de l’inédit, voire du jamais-vu, parfois en remontant assez loin dans le temps ou en échappant, stricto-sensu, à la sphère artistique. Puis, on suit, en quelques salles joliment agencées (même si, à mes yeux, pas assez labyrinthiques, j’aurais aimé m’y perdre davantage), l’évolution - ce qui ne veut pas dire progrès, nuance - du fascinant trompe-l’œil au fil de l’histoire de l’art, bref, à Marmottan en ce moment, il est possible de s'y a-musée grandement tout en ayant du grain, tant philosophique que plastique, à moudre. Bingo !

« Pour la piste » (For the Track), John Frederick Peto (1854-1907), 1895, huile sur toile, Washington, National Gallery of Art, don de Jo Ann et Julian Ganz Jr. en l’honneur d’Earl A. Powell III

Juste deux bémols, dommage que cette expo-somme, ne se voulant certes pas exhaustive, ne s’aventure pas, alors qu’elle s’ouvre, dans sa toute fin, à l’art contemporain, jusqu’à la bande dessinée (je pense aux pièges à regard kafkaïens de Marc-Antoine Mathieu, avec son pauvre Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, perdu dans les dédales de la bureaucratie absurde) et jusqu’au street art (pas mal d’artistes urbains se faisant une joie de s’enrouler dans les spirales du faux-semblant et de l’apparence trompeuse - ainsi, diantre, pourquoi n’avoir pas demandé à l’un des leurs, tel la star JR par exemple, qui plaît tant aux jeunes, de réaliser une œuvre murale immersive piégeuse ?), et dommage également que le circuit ne fasse pas un détour par les pièges optiques sans fin, en passant par le biais de la photographie et de l’architecture abandonnée réhabilitée en étant notamment « colorisée » (et c’est encore de l’art mural en ville), des malicieux Georges Rousse et Felice Varini, orfèvres en anamorphoses élastiques, façon une surface plane fictive dans un espace tridimensionnel, perspectives paradoxales et autres couloir des illusions.

Par ici la monnaie, chez Monet ! « Trompe-l’oeil aux cartes et pièces de monnaies », vers 1808-1815, Louis Léopold Bailly (La Bassée, 1761 - Paris, 1845), huile sur vélin marouflé et enchâssé sur le plateau d’un guéridon en acajou, 48 x 60 cm (guéridon de 26 cm de hauteur). Lille, palais des Beaux-Arts

Hormis ces deux réserves, cette expo « Le trompe-l'œil, de 1520 à nos jours », en proposant plus de 90 œuvres, dont des tableaux, des sculptures et des objets en céramique, tous créés pour tromper le regard et interroger la perception des spectateurs que nous sommes, de 7 à 77 ans et bien après, est des plus plaisantes, si ce n’est troublante (ou du plaisir d'être dupé), tout en s'avérant fort instructive.

Aux côtés d’un tableau-relief de Daniel Spoerri (des restes d’un plat consommé), le mal-être d’une jeune femme ? « Jade », 2015, Daniel Firman (né en 1966), résine peinte, acier, vêtements, perruque, courtesy Ceysson & Bénétière

Cerise sur le gâteau, il se raconte même qu'en sculpture hyperréaliste, dans le prolongement d'un Duane Hanson, la Jade (2015) de Daniel Firman (artiste né à Bron en 1966) représentant une femme... jeune, au vu de sa silhouette sexy, contre un mur, est d'apparence si réaliste que même les gardiens de l'institution s’y sont laissés prendre. Assurément, cette femme esseulée intrigue. Pleure-t-elle ? Est-elle en prière ? Se concentre-t-elle ? Ou bien boude-t-elle suite à un désarroi amoureux ? Ces surveillants de salles s'apprêtaient-ils, en s’en approchant, à consoler cette inconnue au pull rayé - en fait, cette sculpture à échelle 1, réalisée d’après un moulage sur nature, est en résine peinte, avec de l’acier, de vrais vêtements et une perruque - ou bien à la réconforter quelque peu en la conduisant dans un endroit bien plus tranquille (exposition se dit exhibition en anglais), à l'abri des regards voyeurs, voire inquisiteurs ? Le mystère reste entier !

Et cette expo-millefeuille, pleine de secrets (de fabrication, bien gardés ou de Polichinelle) bienvenus, en recèle bien d'autres. En voici quelques exemples, en se laissant tant porter par les différents chapitres du dispositif scénographique (de La genèse et âge d’or du trompe-l’œil : le XVIIe siècle aux trompe-l’œil contemporains (groupe Trompe-l’œil/Réalité, les illusionnistes de la réalité en passant par Les arts décoratifs : la céramique et autres Tromper l’adversaire : l’art du camouflage) qu’en focalisant, à la manière de zooms révélateurs, ne se voulant aucunement complets quant à la question abyssale passionnante du leurre visuel, sur trois productions plastiques, à forte dimension plastique, qui ont particulièrement retenu mon attention.

Zoom sur trois œuvres surprenantes, ou du plaisir d’être trompé 

Tout d’abord, au beau milieu de l'expo, trône, selon moi, un « tableau de chasse » stupéfiant, comme posé sur une étagère, signé Jean-Baptiste Oudry (Paris, 1686 - Beauvais, 1755), peintre officiel bien connu des chiens et des chasses de Louis XV, ainsi que, comme on le sait bien, grand auteur virtuose de natures mortes, toujours très classieuses (c'est un grand coloriste), montrant très souvent des animaux, chassés, morts, voire pendus. Ici, rien de tout ça, le less is more bat son plein, l'animal étant d'autant plus présent qu'il est quasiment absent de la toile, fonctionnant comme tableau-piège, intitulée Tête bizarre d'un cerf pris par le roi dans la forêt de Compiègne le 3 juillet 1741 (huile sur toile de 1741). Ne restent, en fait, de ce cerf mort, roi de la forêt, que ses bois, à l'aspect des plus asymétriques, ce qui donne même la curieuse impression que cette magnifique ramure, alternant les velours sombres et denses de ce « trophée » de ce mammifère mâle et le blanc de l'os, est sur le point de glisser de son support, voire, ni plus ni moins, de basculer. Ainsi, dans le catalogue de l'expo, Oriane Beaufils, en ce qui concerne la notice (p. 90) de cette œuvre phare dans l'exposition, note, à raison : « La représentation naturaliste des ombres donne le sentiment que le bois glisse presque du support contre lequel il est posé, témoignant de la virtuosité d'Oudry dans le domaine du trompe-l'œil. »

L’authentique chef-d’œuvre de l’exposition : « Tête bizarre d’un cerf pris par le roi dans la forêt de Compiègne le 3 juillet 1741 », Jean-Baptiste Oudry (Paris, 1686 – Beauvais, 1755), huile sur toile, 1741, 100 x 88 cm, Paris, musée du Louvre, dépôt au musée national du château de Fontainebleau

En effet, il se dit même, qu'à l'époque de sa monstration (c'était un tour de force en peinture, mâtinant à la fois trophée royal, leçon d’histoire naturelle, curiosité historique et véritable leçon de peinture, pour asseoir encore plus la réputation de ce peintre d'exception qu'était Oudry), que certains critiques avaient l'impression, en le regardant, de pouvoir saisir ces bois ultra-réalistes entre leurs mains. Soit dit en passant, cette illusion n'est pas passée de mode, son efficacité « roublarde » est encore visiblement redoutable, puisque, véridique !, j'ai même vu, en l'observant alors de loin, un visiteur âgé, canne anglaise à la main, tendre la main pour toucher, en vain, ce trophée de chasse si bien exécuté. En outre, avec son grand souci du détail, Jean-Baptiste Oudry en est même venu, au sein de cette superbe composition agrémentée d'un faux panneau de bois (support souvent imité, avec délectation, par les artistes véristes) comprenant même les clous fixant ses planches, à représenter avec minutie - quels bons yeux il faut avoir et certainement un appui-main pour s'aider à peindre et à dessiner sans trembler ! -, un petit cartel informatif, ou cartouche, au blanc cassé, indiquant que cet animal, entre présence et absence (les bois se faisant ici métonymiques), a été chassé le 3 juillet 1741, du côté de Compiègne. Actuellement, cette toile admirable, prêtée exceptionnellement pour l'occasion, est conservée au château de Fontainebleau (il s’agit en fait d’un dépôt du musée du Louvre). C'est peu dire que c'est une splendeur, attirant tous les regards.

Une Joconde qui déchire ! « La Déchirure », 1981, Henri Cadiou (Paris, 1906 - Paris, 1989), huile sur toile, 81 x 54 cm, collection particulière

Puis, aux deux tiers du parcours, avec Henri Cadiou (Paris, 1906 - Paris, 1989), d'abord graphiste publicitaire puis peintre, quel cadeau, vindiou : en voilà une Joconde qui dépote grave ! Des plus emballantes même, en étant tout bonnement empaquettée, à la Christo, si précieuse qu'elle est (chef-d'œuvre muséal, le tableau du Louvre le plus connu au monde), dans un paquet-cadeau bleu, déchiré partiellement. Une déchirure, agissant comme un véritable morceau de bravoure en peinture ; question technique, l'artiste, en virtuose du pinceau illusionniste, emploie deux techniques : l'huile pour représenter la sacro-sainte Mona Lisa, dont on aperçoit seulement qu'un œil scrutateur, le sourire énigmatique ainsi que la pose des mains iconique, et l'aquarelle pour le papier d'emballage, le faux scotch et la carte de visite. Devant cet emballage lacéré (La Déchirure, 1981, huile sur toile), au contenu des plus collector, difficile de ne pas admirer les faux-plis, froissures et adhésifs, ombres et salissures, d'un réalisme troublant, sans oublier les fendillements hyper bien imités sur la surface fragile du vrai tableau, peint sur bois de peuplier devenu quelque peu convexe avec le temps.

« Transcendance spatiale », 1960, Henri Cadiou, huile sur toile, 41 x 33 cm, collection particulière

Pour la petite histoire, sur la carte de visite, en bas à droite de la superstar Mona Lisa, Cadiou, en fin limier, a laissé son adresse, 9 cité Fleurie dans le 13e arrondissement, lieu qui n'est autre que le centre de ralliement du groupe Trompe-l'œil/Réalité, apparu en 1960, qui comptait aussi, comme membres, Jacques Poirier et Pierre Ducordeau, présents également dans l’expo, ces artistes figuratifs visaient, à l'époque, non sans humour, à travers le « Triomphe du trompe-l'œil » (nom d'une manifestation en 1993 au Grand Palais), à en faire un support de contestation face à l’art contemporain « officiel » ayant pignon sur rue, parce que profitant pleinement, jusqu’à s’en gaver, des faveurs des institutionnels en place. Ainsi, juste à côté de cette Joconde réjouissante revisitée, un petit tableau-piège fétichiste, encore plus caustique, toujours du même peintre (Transcendance spatiale, 1960, huile sur toile), imite, en la parodiant (on y retrouve sa marque de fabrique, ou griffe-signature, à savoir ses célèbres entailles, mais ce coup-ci, accompagnées par l’objet du délit : une lame de rasoir !), non plus le maestro Léonard de Vinci mais l’œuvre de l’un dix grands maîtres de son temps, le plasticien Lucio Fontana (1899-1968), fondateur du Spatialisme, qu’il théorisa en 1949. Ce pastiche, oscillant entre hommage et détournement, est très drôle, certes façon private joke dans le milieu de l’art, du genre querelle de crémeries et de chapelles.

Puis, en fin de circuit, il y a deux « tableaux-miroirs » de Michelangelo Pistoletto (Biella, né en 1933), figure marquante de l'Arte Povera, mouvement d'avant-garde italien des années 1960/70 fêté en ce moment, par le biais d'une grande rétrospective, à la Bourse de Commerce - Pinault Collection (Paris), qui fonctionnent plutôt bien, notamment celui montrant une femme, dont le visage est en partie hors-cadre, porter un homme abattu. Lui a-t-on tiré dessus, au pistolet ? Mystère et boule de gomme. Il s'appelle Déposition [Deposizione], 1973 (sérigraphie sur acier inoxydable, miroir poli, 230 x 125 cm, en provenance de Biella, Collezione Cittadellarte - Fondazione Pistoletto). Formé auprès de son paternel, restaurateur de tableaux et peintre de natures mortes, Michelangelo a commencé, dès 1962, sa série culte des tableaux-miroirs, basés sur une illusion d'optique assez simple : un miroir inframince, agissant telle une fenêtre ouverte sur la réalité (définition possible de la peinture, selon Alberti), se confond avec la cimaise pendant que sa surface réfléchissante renvoie à des figures se positionnant au même plan que l'image du reflet des spectateurs, à savoir nous, les regardeurs.

« Déposition » [Deposizione], 1973, détail, Michelangelo Pistoletto (Biella, né en 1933), sérigraphie sur acier inoxydable, miroir poli, 230 x 125 cm, Biella, Collezione Citadellarte - Fondazione Pistoletto. Courtesy Galleria Continua

Dans le catalogue, concernant la notule de cette œuvre spéculaire assez spectaculaire (p. 210), on (est devant) comme au théâtre et comme si c'était nous qui en étions possiblement les héros (subrepticement invités), la co-commissaire de l'événement Sylvie Carlier précise finement ceci : « À partir de 1971, pour ses tableaux-miroirs, Pistoletto utilise un processus sérigraphique de reproduction de l'image photographique. Le spectateur devient l'acteur de manière inversée du jeu de silhouette. Les figures humaines projetées sur le fond se glissent dans le reflet en trompe-l'œil du décor qui les entoure. (...) La Deposizione fait référence au titre des œuvres des XVIe et XVIIe siècles relatant la déposition du Christ avec la Vierge Marie.  »

Eh bien, c'est sûr que, devant cette « œuvre ouverte », on se fait fissa un petit film dans sa tête ! Marcel Duchamp (1887-1968) ne disait-il pas que c’est le regardeur qui fait le tableau ? Pour ma part, voici le mien, bon, je vous l’accorde, il vaut ce qu’il vaut (s’y trouve d’ailleurs un soupçon de religiosité - je précise au passage, sinon ce serait trop facile, que je n’avais pas pris connaissance de son titre avant de me faire ce petit récit de court-métrage en mon for intérieur) : ce jeune homme, à la coiffure toute botticellienne, a fait un malaise au musée, victime d'un trop plein d'art, ce qu'on appelle communément le syndrome de Stendhal, heureusement, cette jeune visiteuse, très polie, infirmière de métier et qui venait de finir son stage de sauvetage aquatique à Gatineau, l'a aussitôt secouru. 45 minutes plus tard, ils repartaient main dans la main, amoureux comme des oufs, ce qu'on appelle un coup de foudre. Le musée, lieu d'art, mais aussi de vie, de drague, de rencontres, de…, etc.

Franz Rösel Von Rosenhof (Vienne, 1626 - ?, 1700), « Trompe-l’oeil avec un singe capucin dans sa caisse », dit aussi « Le Singe effronté », dernier quart du XVIIe siècle, huile sur toile, 60,6 x 49,8 cm, Paris, collection Farida et Henri Seydoux

Un singe capucin, ça trompe énormément !

En tout cas, cette histoire de trompe-l’œil, quelles que soient les époques abordées, cela vient questionner, en peinture, et pas seulement, le plus vrai que nature, l’inutile de l’entreprise (vouloir s'approcher au maximum du réel, cf. la fameuse phrase du philosophe Pascal (1623-1662), on s’en souvient, « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux !  », puis l’on pense aux fameux grains de raisin si bien peints par le peintre grec ancien Zeuxis (464-398 av. J.-C.) qu'ils furent bientôt, selon la légende, picorés par des oiseaux, voletant tout autour) ; faiblesse - l'inutilité, voire l'impasse ? - d’ailleurs pouvant être force, notamment lorsque des artistes, virtuoses dans l'imitation léchée et le pinceau-scalpel tatillon, se mettent à imiter obstinément, non seulement une image, mais la gravure la proposant (autrement dit, le vertige de la copie, ou s’arrêtera-t-elle si on a, en soi, cette rage à vouloir imiter coûte que coûte le réel ?).

Emballé c’est pesé, ça tient ! Tableau de Jean Pillement (Lyon, 1728 - Lyon, 1808), « Trompe-l’oeil avec ruban turquoise devant le paysage de la campagne portugaise », vers 1780-1800, huile sur toile, 37,5 x 54 cm, Paris, collection Farida et Henri Seydoux

Ainsi, autant de questionnements pas mal pertinents qui se posent, pendant le parcours de la visite, et qui rendent ce group show d’hier et d’aujourd’hui vraiment intéressant à suivre : on y croise notamment un singe malicieux, « capucin » nous précise le carte de l’œuvre (peinte par un certain Franz Rösel Von Rosenhof (1626-1700), Trompe-l'œil avec un singe capucin dans sa caisse, dit aussi Le Singe effronté, dernier quart du XVIIe siècle, huile sur toile), comme encastré dans du Inception (mise en abyme de l’emboîtement, ou de l’enchâssement), de près on dirait qu’il porte même un appareil d’orthodontie (renforçant l’impression qu’il est notre frère, notre semblable, à peu de choses près), puis un paysage dans le lointain à la Lorrain, ou Watteau, comme surplombé par un ruban turquoise venant apparemment en saillie (de la 3-D avant Avatar  ! Et ce par un certain Jean Pillement (1728-1808), ou j'empile les poncifs (ce tableau Trompe-l'œil avec ruban turquoise devant le paysage de la campagne portugaise, vers 1780-1800, huile sur toile, sert de visuel pour l’affiche de l’expo et c’est vrai qu’il s’avère plutôt renversant). Enfin, un peu plus loin, se découvrent, non seulement une Joconde si bien peinte que l’imitateur ou copiste (Henri Cadiou, La Déchirure, 1981) en vient à peindre, délicieusement, on l’a déjà évoqué précédemment, sur le visage rond de Mona Lisa, les craquelures liées au vieillissement du tableau d’origine (on retrouve alors la même idée fixe que ceux, plus éloignés dans le temps, imitant la gravure, copie de l’image gravée, avec ses spécificités propres), mais également une peinture-reliquaire (volontairement) absurde.

« Le Reliquaire », n. d., Jacques Poirier (Paris, 1928 - Paris, 2002), huile sur panneau, 44 x 38 cm, Lyon, galerie Saint-Hubert

De toutes façons, à vrai dire, tout est un peu absurde dans cette expo !, débouchant, à un moment donné, donc, sur un hommage faussement idolâtre, au sein d'un cadre aux volutes baroques (cadre dans cadre, petite mise en abyme), limite pompier, à Picasso [on en vient à conserver, comme pour toute star - désormais contestée, non plus artistiquement, mais humainement, dans son rapport aux femmes - qui se respecte, le moindre de ses mégots gobés, c'est signé d'un certain Jacques Poirier (1928-2002), Le Reliquaire, années 1980, huile sur panneau, soit dit en passant le clin d’œil à Pablo Picasso (1881-1973) n’est certainement pas fortuit puis cet ogre de Catalan est l’un des tout premiers artistes, sans oublier Kurt Schwitters, à avoir intégré, en passant de la représentation à la présentation, un élément du réel, en l’occurrence, un morceau de toile cirée dans l’une de ses compositions peintes, cf. Nature morte à la chaise cannée, printemps 1912, musée Picasso-Paris], pour finir, last but not least, par se voir, à loisir, dans un Pistoletto, yo !, récréatif et réflexif, bienvenu, permettant, comme d'habitude, de s'interroger encore et toujours, ici en ce qui concerne notamment, via le reflet, sur, semble-t-il, sa propre personne (le miroir est-il copie, image ou vérité ? Suis-je beau ou moche aujourd’hui ?), puis surtout de se recoiffer et, qui plus est, de s'adresser un petit sourire perso, coquin et cadeau, histoire de faire bonne figure ou de s’encourager. 

« Ghillie suit Chamelon ®Woodland », 1998, Grande-Bretagne, coton, polyester, plastique, métal, tissu velcro, caoutchouc, Paris, musée de l’Armée

La toute fin focusse sur le camouflage et je me suis alors cru, soudain, au musée de l'Armée ! Qui a prêté un certain nombre de pièces pour l’occasion. Mais, pourquoi pas, c’est un chouette musée à pratiquer, et cela relance le rythme, au sein du parcours (enfin du nouveau venu d’ailleurs !), en apportant, volontiers, un regard différent, « croisé » comme on dit, sur la thématique abordée (de l’art du trompe-l’œil à celui du camouflage). C’est même passionnant. Car ce camouflage - ou action de camoufler, de maquiller un objectif ou un matériel militaire, afin de le rendre méconnaissable ou invisible - est également, à sa manière, une espèce d’art de l’illusion, celui de la dissimulation à usage militaire. Cette « nouvelle » arme du camouflage, qui s’est notamment épanouie lors de la Première Guerre mondiale avec, en France, en août 1915, la section Camouflage créée afin de permettre à des artistes et à des décorateurs de théâtre spécialistes de développer, avec dextérité et débrouillardise, des dispositifs homologués par les hauts gradés pour protéger les hommes lors des combats et améliorer leur défense, va, au fil des conflits du XXe et du XXIe siècles, se perfectionner pour, qu’à l’instar de certains animaux rois du camouflage (le phasme comme brindille dans la forêt, la sole caméléon sur fond sableux, un ours polaire dans la neige, un chat noir dans la nuit, une sauterelle immobile dans l’herbe…), le soldat finisse par ne faire plus qu’un avec son environnement. Bref, art pictural ou entreprise militaire possiblement main dans la main, l’ensemble demeure fort plaisant à parcourir.

Détail de l’installation de la plasticienne française Carole Benzaken (née en 1964 à Grenoble), « Morceaux choisis : déplier les récits », au musée Marmottan Monet, Paris, avec le soutien de la maison Isidore Leroy
Illusion d’optique : deux Rodin pour le prix d’un ! « Bacchantes s’enlaçant (petit modèle) », Auguste Rodin (1840-1917), circa 1896-1900, plâtre, ancienne collection Claude Monet, acquis par l’Académie des beaux-arts en 2018

Après, en descendant l'escalier, on découvre l'expo temporaire (« Morceaux choisis : déplier le réel », huitième opus des « Dialogues inattendus ») de Carole Benzaken, très décorative, mais avec tout de même de la plasticité à l'œuvre, ouf !, et faisant, sciemment ?, de curieux échos à l'expo du dessus (comme si la peintre contemporaine avait peint des bibliothèques, fausses ou plutôt feuilles, de printemps ou d'automne, sur les cimaises), puis on est, peu après, chez Monet. S'y trouve, en autres, l'accompagnant, parmi ses nymphéas mitchelliens avant l'heure et ses barques symbolistes comme absorbées par des gouffres mortifères, un petit modèle en plâtre [Bacchantes s’enlaçant (petit modèle), vers 1896-1917), plâtre], de toute beauté, signé Auguste Rodin (1840-1917)  : on découvre alors, un peu par hasard, deux petites diablesses, ou matrones, s'enlaçant, silhouettes ultrablanches si bien éclairées que j'ai cru, au départ, que c'était du marbre. Et si le plus vrai que nature, en guise de tromperie (l’art comme mensonge permettant de saisir la vérité… des êtres), se trouvait là, logé discrètement dans cette « petite chose », comme sublimée par un jeu spéculaire minimal ?

Expo-événement « Le trompe-l'œil, de 1520 à nos jours », jusqu’au 2 mars 2025, au musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly, à Paris (16), commissaires : Sylvie Carlier, directrice des collections, Aurélie Gavoille, attachée de conservation, jusqu'au 2 mars 2025, du mardi au dimanche de 10 à 18h. Plein tarif à 14 euros et tarif réduit à 9 euros, moins de 7 ans : gratuit. Catalogue, aux éditons Snoeck (avec le concours de l'Académie des Beaux-Arts/Institut de France), au prix public de 35€. ©Photos in situ VD.


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