Poulidor, une scoumoune au paroxysme en 1964 sur le Tour de France
par Axel_Borg
vendredi 23 novembre 2018
Sorti d’une victoire à la Pyrrhus sur le Giro au printemps 1964, Jacques Anquetil eut la baraka tout autant que l’énergie implacable des champions pour conquérir son cinquième maillot jaune, tandis que son rival et dauphin Raymond Poulidor était marqué au fer rouge par la malchance …
En pleine France des Trente Glorieuses, Antoine Blondin avait écrit ceci dans une de ses savoureuses chroniques : Le Général De Gaulle est le président des Français onze mois sur douze. En juillet, c'est Jacques Goddet. En juillet 1964, la grand-messe de thermidor aurait pu tourner à la guerre civile pour le patron du quotidien L’Equipe vu comment Anquetil et Poulidor ont croisé le fer, déchaînant les passions exacerbée sur le bord des routes de France et de Navarre.
Le Tour de France 1964 part de Rennes dans un contexte très particulier. Au printemps, Raymond Poulidor a remporté la Vuelta tandis que l’autre star française du peloton, Jacques Anquetil, a gagné le Giro au prix d’une haute lutte, imposant sa férule aux coureurs transalpins face à des tifosi italiens plutôt hostiles.
Quadruple maillot jaune depuis 1963, le virtuose normand ne court après aucun record puisqu’il a dépassé Philippe Thys et Louison Bobet au panthéon du Tour de France. Au contraire d’Eddy Merckx, Bernard Hinault, Miguel Indurain ou Lance Armstrong, Jacques Anquetil ne court après aucune ombre puisqu’il est le premier à accomplir la quadrature du cercle, en l’occurrence le quadruplé dans la Grande Boucle. Mais le Français veut rejoindre dans la légende un certain Fausto Coppi, son idole de jeunesse mais surtout le seul champion cycliste à avoir accompli le doublé Giro – Tour (en 1949 et 1952), sorte d’apothéose du cycliste nourri au nectar et à l’ambroisie. Anquetil sait combien le risque d’usure du pouvoir est grand mais il souhaite une dernière fois imposer son hégémonie et pérenniser son insolente supériorité sur les courses par étapes, en remportant la même année les deux plus belles épreuves cyclistes européennes, le Giro et le Tour. En 1965, Anquetil verra encore plus grand, chaussant ses bottes de sept lieues pour un fabuleux doublé Critérium du Dauphiné Libéré / Bordeaux-Paris, démesuré d’ambition, tel un Pantagruel encore affamé après un colossal festin qui n’a laissé que des miettes à ses rivaux pulvérisés.
Ereinté après sa campagne italienne du printemps 1964, Anquetil voit aussi un certain personnage, le mage Belline, lui prédire une fin funeste, soit la mort avant Toulouse, terme de la quatorzième étape au départ d’Andorre.
L’effet underdog va-t-il propulser la coqueluche du public, Raymond Poulidor, au firmament du cyclisme ? Ou le favori va-t-il émerger une cinquième fois en jaune au Parc des Princes ? Car bien que fatigué au départ de Rennes, Anquetil avait montré en 1963 une incroyable résilience en montagne, résistant au prodigieux escaladeur ibérique Federico Bahamontes, l’Aigle de Tolède, qui arbitrera ce duel d’anthologie entre les deux coureurs français.
Le duel Anquetil / Poulidor, ce n’est pas David contre Goliath tant Poulidor a progressé CLM entre 1963 et 1964, dans la gestion de l’effort solitaire. Le temps du chrono de Lyon en 1962, où Anquetil portait son style au pinacle et avait inspiré à Antonin Magne ce mot resté célèbre lors du passage du futur maillot jaune (Garez-vous Raymond, et admirez la Caravelle), est bien révolu. Challenger crédible d’Anquetil, loin d’un rookie ambitieux, Poulidor veut gagner le Tour de France mais le triple tenant du titre n’est pas enfermé dans une tour d’ivoire, il sait qu’il devra accomplir un exploit pour devancer le Limousin à l’arrivée, tant l’écart s’est réduit au bénéfice de son cadet de deux ans, même si Anquetil reste la figure de proue du cyclisme hexagonal, à défaut d’être l’idole de la foule qui plébiscite Poulidor …
La première étape part de Rennes vers Lisieux, et déjà Raymond Poulidor lâche du lest sur son rival. Pris dans une chute collective dont le déclencheur bien involontaire est le champion belge Rik Van Looy, le lauréat de la Vuelta chute juste avant la flamme rouge indiquant le dernier kilomètre de l’étape, au contraire d’Anquetil. Ce détail insignifiant va causer un écart d’une vingtaine de secondes entre les deux coureurs à l’arrivée.
Préoccupé par la prédiction funeste du mage Belline, Jacques Anquetil se rend lors de la journée de repos à Andorre à un méchoui organisé par la radio locale, accompagné par son directeur sportif Raphaël Geminiani. Le voir mordre avec appétit dans le mouton, agrémenté d’un verre de sangria, provoque le courroux d’Antonin Magne. L’offensive de Poulidor, mais aussi de Bahamontes, semble sonner le glas des espoirs d’Anquetil, en perdition dans le Port d’Envalira, col à la fois long et pentu, et donc un bien mauvais endroit pour rencontrer une défaillance pour un candidat au titre. Proche de passer du Capitole à la Roche Tarpéienne, Anquetil se bat comme un beau diable, et Geminiani le pique au vif dans son orgueil de champion. Timoré, démoralisé, presque groggy tel un boxeur proche du KO, il semble utopique de voir Anquetil revenir sur ses rivaux avant l’arrivée à Toulouse. Mais dans le brouillard, Anquetil dévale la descente du col andorran à tombeau ouvert, tel un kamikaze, tutoyant la perfection dans ses trajectoires, comme s’il s’était persuadé de la véracité de l’oracle funeste. A la grande fureur de son coéquipier Louis Rostollan, Anquetil disparaît dans la brume à chaque virage, mais arrive au bas du col en chair et en os ! Le miracle s’accomplit et le Normand revient du diable vauvert dans cette étape véritablement dantesque. Voulant mourir avec panache au sens propre comme au sens figuré, Anquetil revient finalement sur ses adversaires au classement général en vue de la ville rose. C’est ensuite Poulidor qui tombe de Charybde en Scylla, avec des rayons de sa roue arrière brisés. Le changement effectué par le mécanicien de son équipe se passe mal, puisque le Limousin chute à la relance de son vélo. Jamais Poulidor ne pourra opérer la jonction, la faute aux voitures qui séparent le coureur d’Antonin Magne du groupe Anquetil – Bahamontes – Groussard, le maillot jaune. A Toulouse, Poulidor se retrouve à 2’52’’ de son rival au classement général, un gouffre presqu’irréversible qu’il va s’employer à combler avec une combativité admirable, dès le lendemain.
Furieux de voir le destin s’acharner contre lui, Poulidor réagit avec orgueil sur la route de Luchon le lendemain, sortant du groupe des ténors de façon explosive dans le col du Portillon. Implacable, le grimpeur limousin s’attire les superlatifs des observateurs après cette impressionnante victoire pyrénéenne qui le replace dans la course à la victoire finale, hypothèse utopique la veille au soir à Toulouse.
Entre Pau et Bayonne, c’est une crevaison qui prive Poulidor de la possibilité de battre Jacques Anquetil dans sa chasse gardée, le CLM individuel. Non seulement le Limousin perd encore du temps sur le Normand qui reprend le maillot jaune à Georges Groussard, mais l’épouvantail Anquetil récupère aussi une précieuse bonification avec cette victoire d’étape au Pays Basque. Une fois de plus, l’épée de Damoclès reste inoffensive pour le quadruple vainqueur du Tour, qui repousse la perspective de la défaite.
Vient ensuite l’étape la plus célèbre de ce Tour de France 1964, le morceau de bravoure qui se joue entre Brive et Clermont-Ferrand où Anquetil et Poulidor offrent des montagnes russes d’adrénaline au public. Dans la terrible ascension du Puy-de-Dôme, le volcan auvergnat redouté de tous, le maillot jaune bluffe son dauphin. Proche de la rupture, le Normand accompagne le plus longtemps possible un Limousin qui tergiverse au lieu d’attaquer derrière Bahamontes et Jimenez échappés. Mais la banderille trop tardive de Poulidor n’est pas sa seule erreur du jour sur les pentes du col auvergnat, car le braquet employé est trop long. Avec un 42*25, le Limousin a perdu en explosivité par rapport à Bahamontes et Jimenez qui avaient judicieusement monté un 42*26 sur leur vélo. Derrière, Jacques Anquetil, avec un refus viscéral de la défaite et l’énergie implacable des champions, limite l’hémorragie du temps. Clé de voûte de cette opération sauvetage du maillot jaune, le courage surhumain d’Anquetil et son mental redoutable ont permis au Normand de conserver quatorze petites secondes au sommet du col. La fin de l’étape est un climax d’intensité dramatique, le coude-à-coude offre des moments inoubliables au public, pour ce Tour de France en forme de millésime exceptionnel. Après l’étape, le malchanceux Poulidor, patronyme qui deviendra quelques années plus tard synonyme d’infortune et de personne condamné à la deuxième place, avoue à son directeur sportif Antonin Magne que le bras de fer avec Jacques Anquetil a été biaisé, car il n’avait pu reconnaître l’étape avant le Tour, le col auvergnat étant fermé à la circulation … Ce détail important aurait pu changer l’épilogue de cet incroyable Tour de France 1964, car Anquetil avoua qu’il aurait abandonné la course si Poulidor lui avait repris la Toison d’Or. En effet, en vue du chrono final Versailles - Paris, il était important pour Anquetil de conserver son maillot jaune afin de partir derrière son rival pour deux raisons : être transcendé par le maillot jaune pour tirer la quintessence de ses jambes et de ses poumons en plein effort, mais surtout voir le dauphin servir de lièvre en ayant connaissance des écarts. Tels deux gladiateurs dans l’arène, Anquetil et Poulidor se sont sublimés sur l’asphalte du volcan, se regardant en chiens de faïence au paroxysme de l’effort dans cet univers darwinien qu’est la haute montagne et ses forts pourcentages.
Au final, l’accumulation des destins contraires de Lisieux, Toulouse, Bayonne et du Puy-de-Dôme montrent de façon arithmétique que le Tour de France 1964 aurait pu s’offrir à Raymond Poulidor, car le champion limousin a laissé bien plus de 55 secondes dans ces diverses mésaventures, mangeant son pain noir bien des fois, de façon injuste. Le chant du cygne de Jacques Anquetil attendra, l’ogre affamé engloutit un nouveau festin, et pourra fêter ça au calvados dans le manoir de Neuville Chant d’Oisel, celui de la famille Maupassant. Orphelin d’un ange gardien, Poulidor se donne rendez-vous en 1965 sur le Tour de France.
Mais l’infortuné Poulidor a aussi fait une erreur de taille durant la Grande Boucle 1964, à Monaco, car il était resté sur les souvenirs de la Vuelta. Ayant mal lu la fiche de l‘étape, le Limousin entre sur la piste en cendrée du stade Louis II en tête devant son rival Jacques Anquetil. Mais contrairement à l’épreuve espagnole, il fallait accomplir un tour complet en plus du tour d’entrée. Coupant son effort après le seul arc de cercle initial, Poulidor croit qu’Anquetil continue à bride abattue pour le tour d’honneur en Principauté. Mais ce n’est pas le tour d’honneur qu’accomplit le Normand, amis celui vers une victoire d’étape en terre monégasque, et vers une très précieuse minute de bonification décisive …
Loin d’être intouchable et de cannibaliser ce Tour de France 1964, Jacques Anquetil a su réagir en champion dans les moments décisifs, les fameux money times, à Envalira, Monaco ou encore au Puy-de-Dôme. Comme dans un match de tennis, Anquetil a su utiliser son expérience pour sécuriser les moments importants dans cette Grande Boucle. A son zénith, le Normand aurait pulvérisé, atomisé, laminé son rival limousin comme un vulgaire fétu de paille. Mais ce ne fut pas le cas en 1964, Anquetil était plus humain après un Giro si éprouvant. Jamais Poulidor n’a pu porter l’estocade fatale, se contentant d’une magnifique banderille à Luchon. Jamais Raymond n’a su sonner le glas des espoirs d’Anquetil, juste le tocsin.
Entre 1965 et 1968, Raymond Poulidor n’aura jamais l’occasion de combler son palmarès par un maillot jaune qu’il aurait pourtant mérité. Viendra ensuite le temps d’un autre titan du cyclisme, stratosphérique en bien des circonstances et aussi implacable qu’un bulldozer : Eddy Merckx …