Après le CPE, le Mundial : la société n’existe pas !
par Bernard Dugué
mardi 4 juillet 2006
De cette année 2006, on retiendra deux événements qui ont propulsé des centaines de milliers de Français dans la rue. Les manifestations contre le CPE ont réuni pas loin de trois millions de personnes, selon les organisateurs. La victoire de la France contre le Brésil a rassemblé beaucoup de monde, mais aucun chiffre n’est disponible, faute d’organisateurs et de fonctionnaires de police pour compter les supporters. D’ailleurs, la tâche aurait été impossible, compte tenu de la dispersion des participants au coin des rues, alors qu’une manifestation politique organisée rassemble les individus dans une zone bien délimitée.
Quel point commun entre ces deux phénomènes, hormis le grand nombre de gens rassemblés ? Une immersion dans la foule permet de donner quelques pistes de réflexion. J’avais participé à l’une des deux manifestations d’avril 2002 contre Le Pen et à trois contre le CPE. Samedi 1er juillet, sur le coup de 23 heures, j’ai pris mon vélo pour une immersion dans le centre de Bordeaux, au milieu des gens et des automobilistes. Ces expériences m’ont permis d’effectuer deux constats auxquels on pouvait s’attendre.
Dans les manifestations politiques, la majeure partie des gens se déplacent lentement, en silence, excepté les groupes affiliés aux syndicats et qui reprennent leurs slogans maintes fois répétés. « Rien n’est à eux, tout est à nous, tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé, ils l’ont volé... Partage des richesses, partage du temps d’travail... » On aura reconnu les syndicalistes de SUD. Un peu plus loin, des chansons de potaches, recyclées des temps anciens. « Villepin, si tu savais, ta réforme où on s’la met... Aucu aucu, aucune hésitation ! »Pour le reste, la plupart des gens manifestaient sans réellement se voir, sans partager d’intense émotion. Beaucoup d’anonymes ; quant aux autres, on devine à quelques mots échangés qu’ils se connaissent, oui, des vieilles connaissances qui échangent deux ou trois mots, signe qui par ailleurs permet de reconnaître dans une salle de restaurant les vieux couples. Ce qui ressort de cette expérience, c’est un sentiment de solitude. Les gens, excepté quand ils sont en groupe, ne donnent pas l’impression d’une communion, d’un désir de partager avec l’autre. On les devine absents, presque comme s’ils étaient là pour pointer dans la manif, avant de repartir dans leur quotidien.
L’ambiance après une victoire de la France contre le Brésil est tout autre. Les regards se pointent les uns vers les autres, chacun prend le soin de vérifier s’il a en face un supporter. Celui qui ne crie pas, ne klaxonne pas, n’est pas Français ! La foule est en communication fusionnelle. Je fus moi-même interpellé par quelques jeunes en vélo brandissant un drapeau tricolore, l’un m’ayant apostrophé pour délit de neutralité : « Allez m’sieur, faut y aller, faut se lâcher ! » J’étais repéré, ce soir même, alors qu’à l’occasion d’un déplacement dans une journée ordinaire, je suis invisible. Ce soir-là, tout le monde s’apostrophait, souriait, lançait quelques cris de joie, et autres borborygmes à l’encontre d’un alter ego, d’un véhicule à un autre, avec parfois un contact entre mains. Etrange sentiments. Ce soir-là, tout le monde se connaissait. Il n’y avait plus de fonctionnaire derrière l’hygiaphone, de caissière derrière la caisse, de promeneur anonyme dans un parc, de piéton perdu dans ses pensées. Ce soir-là, tous étaient amis et se reconnaissaient, après avoir fait tomber leur signe d’appartenance, que ce soit à une religion, à une communauté, à une classe sociale, une phratrie, une corporation, une association. Bref, l’individu s’efface et se dé-différencie, abandonnant sa personnalité.
Conclusion. Lors des manifestations contre le CPE, on peut dire qu’il s’agissait d’un rassemblement d’individus qui ne communiquent pas. Après la victoire de la France, nous avons vu une foule qui communique, mais sans les individus.
Des individus sans communication, une communication sans les individus, voilà un signe évident d’une société hypermoderne qui en fin de compte, se cherche. Contre le CPE, les gens se sont donné un rendez-vous qui fut manqué ; pour l’équipe de France, le rendez-vous était réussi, mais il n’y avait pour ainsi dire personne.
Les analystes peu scrupuleux s’engouffrent sans précaution dans l’interprétation bien pensante, jugeant cet engouement footballistique comme le signe d’une société désirant communiquer, partager, créant par ailleurs du lien social. Au risque de choquer, je préfère évoquer un lien non sociétal, une communion dont le ressort essentiel est la désindividuation ; bref, tout le contraire du carnaval, tel que les Anciens le pratiquaient, avec comme finalité la trans-individuation, horizon sociétal fort prisé par les penseurs tel Bernard Stiegler. A lire en complément, cet extrait :
« A travers le carnaval, l’être humain cherche à se transindividuer. En effet, le temps de l’existence où chaque être est individué se trouve suspendu pour laisser place à un moment diacritique. Pendant ce temps, la personne suspend son existence individuelle, par le déguisement et le jeu de rôle, chacun peut adopter une personnalité autre et se métamorphoser en acteur. C’est le moment où le même se dissout pour faire place à l’altérité (inversion par rapport à la synchronicité), le moment où l’être se désindividue pour incarner la personnalité de l’autre. Les moments séparés de l’existence individuelle se trouvent ainsi réunis à travers une réalité où les Temps sont mélangés, où l’être individuel a accès à l’être social transindividuel. D’où le sens du carnaval en tant que moment pendant lequel une socialité se constitue, où le moi devient l’autre, où la Forme individuelle se transfigure au sein d’une Forme de la société [...] A travers le carnaval, l’homme cherche à retrouver un ordre transcendant conçu comme une sacralisation du temps qui ne sépare plus, mais contribue à insérer l’individu au sein d’un Tout. En Occident, le sens du sacré s’est progressivement perdu, et ceci en raison de la religion souvent pratiquée comme une idolâtrie, et d’une autre forme d’idolâtrie qui a pour nom matérialisme, relayé par une philosophie existentialiste qui ne connaît pas l’éternité. Il n’en n’est pas moins vrai que les formes anciennes du sacré ne sont plus adaptées aux temps modernes, ce qui n’exclut pas que l’homme occidental puisse retrouver sous une forme post-moderne ce Temps sacré. » (Bernard Dugué, Procès et Miroir, thèse de doctorat de philosophie, Poitiers, 1996)
Je ne pense pas que ce patriotisme footballistique relève d’une quelconque quête de transcendance, ni d’un désir de partage social ancré profondément dans les individus. L’image la plus parlante est celle d’une marée humaine qui monte rapidement et qui reflue après avoir balayé, reprenant une allégorie de Foucault dans Les mots et les choses, une figure du sujet dessinée sur le sable ; et j’ajoute, une figure cherchant à s’inscrire sur une plage, patiemment sculptée grâce au temps écoulé du sablier de la construction de l’Homme dans le Temps.