Broyés par la haine : Sacco et Vanzetti, victimes d’une Amérique xénophobe
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
jeudi 24 avril 2025
En 1927, deux immigrés italiens, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, sont exécutés sur la chaise électrique à Boston. Accusés de braquage et de meurtre, ils deviennent les symboles d’une justice dévoyée, prise dans les tourments de la xénophobie et de la peur rouge. Leur procès, véritable parodie judiciaire, soulève une indignation planétaire.
Des anonymes propulsés dans l’histoire
Nicola Sacco, né en 1891 à Torremaggiore dans les Pouilles, et Bartolomeo Vanzetti, né en 1888 à Villafalletto dans le Piémont, étaient des hommes ordinaires, issus de la vague d’immigration italienne vers les États-Unis au tournant du XXe siècle. Sacco, cordonnier, et Vanzetti, vendeur de poissons, incarnaient le rêve américain dans sa version la plus humble : travailler dur pour une vie meilleure. Mais leur engagement anarchiste, forgé dans les luttes ouvrières et les injustices sociales, les place sous le feu des autorités dans une Amérique en proie à la psychose anticommuniste.
Leur rencontre au sein des cercles anarchistes, notamment celui de Luigi Galleani, figure influente du mouvement, scelle leur destin. Sacco, père de famille discret mais fervent militant, et Vanzetti, intellectuel autodidacte à la plume éloquente, partagent une vision radicale : la société capitaliste doit être renversée. En 1917, pour échapper à la conscription, ils fuient ensemble au Mexique avec d’autres insoumis, un épisode qui renforce leur camaraderie et leur méfiance envers l’État.
Leur arrestation, le 5 mai 1920, dans un tramway près de Brockton, Massachusetts, marque le début de leur calvaire. Soupçonnés de deux braquages, dont celui meurtrier de South Braintree, ils sont arrêtés avec des armes et des tracts anarchistes. Leur comportement ambigu – refus de coopérer, déclarations contradictoires – nourrit les soupçons. Mais derrière ces faits, c’est leur identité d’immigrés italiens et de "rouges" qui les désigne comme coupables idéaux dans une société marquée par la xénophobie et la peur du bolchevisme.
Une Amérique sous tension
Les années 1920 aux États-Unis, souvent idéalisées comme les "Roaring Twenties", cachent un visage sombre. La Première Guerre mondiale a laissé des cicatrices, et la révolution russe de 1917 alimente une peur viscérale du communisme, surnommée la "Red Scare". Cette psychose, amplifiée par des attentats anarchistes comme celui de Wall Street en 1920 (38 morts), pousse les autorités à réprimer sans distinction socialistes, communistes et anarchistes. Les "Palmer Raid", orchestrées par le ministre de la Justice, ciblent les immigrés, perçus comme des menaces à l’ordre établi.
Dans ce climat, les Italiens, qui affluent par millions, sont particulièrement visés. Considérés comme une "race inférieure" par l’élite anglo-saxonne, ils sont stéréotypés comme criminels, sales et inassimilables. À Boston, bastion de la bourgeoisie blanche et anglo-saxonne, ces préjugés sont exacerbés. Les témoignages d’Italiens en faveur de Sacco et Vanzetti sont systématiquement discrédités, comme l’illustre la remarque du gouverneur Alvan Fuller : "Ce sont des Italiens, on ne peut pas croire leurs paroles".
Les deux braquages incriminés – un hold-up raté à Bridgewater en 1919 et celui de South Braintree en 1920, qui coûte la vie à deux employés – s’inscrivent dans une vague de criminalité. Mais l’enquête, menée par le brigadier Michael Stewart, se focalise rapidement sur les milieux anarchistes italiens, sans preuves solides. L’arrestation de Sacco et Vanzetti, alors qu’ils tentaient de récupérer une voiture suspecte, devient le point de départ d’une affaire où la justice semble moins chercher la vérité que des boucs émissaires.
Le procès : une parodie de justice
Le premier procès, en 1920 à Plymouth, concerne le braquage de Bridgewater. Vanzetti, seul inculpé, est condamné à 12 à 15 ans de prison sur la base de témoignages flous, notamment celui d’un témoin évoquant une "moustache" semblable à la sienne. Sacco, prouvant qu’il était au travail ce jour-là, échappe à l’accusation. Ce verdict, déjà entaché de préjugés, pose les bases d’un second procès, celui de Dedham en 1921, qui deviendra une cause célèbre.
À Dedham, sous la présidence du juge Webster Thayer, un conservateur connu pour son hostilité aux "rouges", le procès de Sacco et Vanzetti pour le braquage de South Braintree tourne à la farce. Les preuves matérielles sont fragiles : un pistolet de calibre 32 trouvé sur Sacco correspondrait aux balles du crime, mais l’expertise balistique, encore rudimentaire, est contestée. Les témoins à charge, souvent éloignés de la scène, livrent des récits incohérents, tandis que les alibis des accusés, soutenus par des immigrés italiens, sont ignorés. Thayer, qui qualifie les accusés d’"ennemis des institutions", oriente le jury vers un verdict de culpabilité, prononcé le 14 juillet 1921.
Les appels, portés par l’avocat Fred Moore et soutenus par des intellectuels comme Felix Frankfurter, futur juge à la Cour suprême, échouent face à l’inflexibilité de Thayer et de la Cour suprême du Massachusetts. En 1925, un tournant survient : Celestino Madeiros, un criminel emprisonné, confesse avoir participé au braquage de South Braintree, exonérant Sacco et Vanzetti. Mais Thayer refuse de rouvrir le dossier, arguant que cette confession manque de crédibilité. Cette obstination, couplée aux déclarations publiques du juge contre les accusés, scandalise l’opinion mondiale.
La mobilisation internationale : un cri pour la justice
L’affaire Sacco et Vanzetti dépasse rapidement les frontières du Massachusetts. Dès 1921, les milieux anarchistes et syndicaux, notamment les Industrial Workers of the World, alertent l’opinion via des avocats comme Moore. En Italie, les manifestations débutent, relayées par l’Internationale communiste. En France, le Parti communiste organise des comités de soutien, et une grève générale de 24 heures, le 8 août 1927, mobilise des milliers de travailleurs. À Paris, un cortège de 100 000 personnes, incluant Luigia Vanzetti, sœur de Bartolomeo, défie les interdictions.
L’élite intellectuelle se joint au mouvement. Albert Einstein, Simone de Beauvoir, et même le pape Pie XI appellent à la clémence. Benito Mussolini, malgré son régime fasciste, intervient en faveur de ses compatriotes, conscient de l’émotion en Italie. Aux États-Unis, des écrivains comme John Dos Passos et Upton Sinclair dénoncent l’injustice dans des œuvres marquantes. La presse, de Paris à Buenos Aires, relaie l’affaire, transformant Sacco et Vanzetti en martyrs de la lutte des classes.
Cette mobilisation, sans précédent, reflète les tensions de l’époque : la lutte ouvrière, la solidarité internationale, mais aussi les divergences idéologiques. Les communistes prônent des manifestations ordonnées, tandis que les anarchistes, fidèles à la "propagande par le fait", envisagent des actions violentes. Malgré ces clivages, l’affaire unit des millions de personnes autour d’un idéal commun : la justice pour deux hommes broyés par un système.
L’exécution et ses suites : un symbole éternel
Le 23 août 1927, après sept ans de combat judiciaire, Sacco et Vanzetti sont exécutés à la prison de Charlestown. Leurs dernières paroles résonnent comme un testament. Vanzetti déclare : "Si cela n’était pas arrivé, j’aurais passé ma vie à parler dans l’ombre. Ceci est notre triomphe". Sacco, s’adressant à son fils Dante, écrit : "Nous ne sommes pas des criminels. On nous exécute parce que nous sommes pour les pauvres". L’indignation mondiale éclate : manifestations, grèves et attentats anarchistes, comme ceux des galleanistes, marquent les années suivantes.
L’affaire ne s’éteint pas avec leur mort. Dans les années 1930 et 1940, des enquêtes indépendantes, notamment celles des historiens William Young et David Kaiser, utilisent des technologies comme la microscopie électronique pour démontrer l’innocence des accusés. En 1961, un test balistique conclut que le pistolet de Sacco aurait été utilisé lors du crime, mais cette preuve, isolée et tardive, reste controversée. En 1977, le gouverneur Michael Dukakis proclame le 23 août "Sacco and Vanzetti Day", reconnaissant l’iniquité du procès sans toutefois les gracier, un geste symbolique mais incomplet.
L’héritage de l’affaire perdure dans la culture. Le film de Giuliano Montaldo (1971), porté par la chanson Here’s to You de Joan Baez et Ennio Morricone, immortalise leur combat. Des romans, comme Boston d’Upton Sinclair, et des chansons de Georges Moustaki ou Mireille Mathieu, perpétuent leur mémoire. Sacco et Vanzetti deviennent des icônes de la résistance à l’oppression, comparables à Dreyfus, et un miroir des luttes contre la xénophobie et l’injustice.