Jack l’Éventreur : le bourreau sans visage de Whitechapel
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
lundi 7 avril 2025
À l’automne 1888, les ruelles brumeuses, sales et étroites de Whitechapel, à Londres, deviennent le théâtre d’une terreur sans nom. Un tueur invisible, surnommé Jack l’Éventreur, massacre cinq prostituées avec une sauvagerie qui défie l’entendement, laissant derrière lui des corps atrocement mutilés et une ville paralysée par la peur. Jamais identifié, il échappe à la police et entre dans la légende, un spectre dont les pas résonnent encore.
Whitechapel : un décor de misère et de sangLondres, fin du XIXe siècle, est une métropole à deux visages. À l’ouest, les riches s’épanouissent dans l’opulence victorienne ; à l’est, Whitechapel suffoque sous la pauvreté. Ce quartier surpeuplé, refuge d’immigrants irlandais, juifs et déclassés, compte 1 200 prostituées pour 80 000 âmes. Les rues, étroites et mal éclairées, puent la bière rance et le désespoir. C’est là, dans ce cloaque humain, que Jack l’Éventreur trouve son terrain de chasse, profitant de l’anonymat qu’offre le chaos.
Le 31 août 1888, tout commence. Mary Ann Nichols, 43 ans, une femme au visage marqué par l’alcool et les nuits sans fin, est retrouvée dans Buck’s Row. Sa gorge est tranchée jusqu’à l’os, son abdomen lacéré par des coups précis. Les journaux s’emparent de l’affaire, mais la police, dépassée, ne voit qu’un crime banal dans un quartier où la violence est quotidienne. Pourtant, une semaine plus tard, le 8 septembre, Annie Chapman, 47 ans, est découverte dans une cour de Hanbury Street, éventrée, ses intestins posés sur son épaule. Le motif se dessine : un tueur méthodique, audacieux, qui frappe au cœur de la nuit.
La peur s’installe. Les habitants barricadent leurs portes, les prostituées, proies idéales, hésitent à sortir. Les autorités, dirigées par Charles Warren, chef de la Metropolitan Police, pataugent dans une enquête brouillonne. Whitechapel devient une cocotte-minute, entre indignation populaire et fascination morbide. Le surnom "Jack l’Éventreur" naît d’une lettre reçue le 27 septembre par l’agence Central News, signée d’une plume moqueuse. Vraie ou fausse, nul ne le sait. Ce qui est sûr, c’est que l’automne 1888 marque un tournant : Londres ne sera plus jamais la même.
Les victimes : des vies brisées dans l’ombre
Elles sont cinq, ces femmes que l’histoire appelle les "cinq canoniques", leurs noms gravés dans la pierre froide de la mémoire collective. Mary Ann Nichols, surnommée "Polly", a 43 ans quand elle croise la lame de Jack, le 31 août 1888. Mère de cinq enfants, séparée, elle erre dans Whitechapel, vendant son corps pour un verre de gin. Dans Buck’s Row, une ruelle étroite, le tueur l’attaque par surprise. Sa gorge est tranchée d’un coup net, deux entailles profondes qui sectionnent les artères et la laissent se vider de son sang en quelques instants. Puis, avec une précision glaçante, il soulève sa jupe et lacère son abdomen de coups sauvages, exposant ses entrailles à la nuit. Le médecin légiste, Frederick Gordon Brown, note des incisions "habiles", comme si la main savait où frapper. Polly meurt sans un cri, son visage figé dans une stupeur muette.
Annie Chapman, "Dark Annie", 47 ans, est la suivante, le 8 septembre. Veuve, malade des poumons, elle titube dans Hanbury Street, cherchant un client pour payer son lit. Jack la conduit dans une cour sombre, loin des regards. Là, il l’égorge d’un geste brutal, une coupure si profonde qu’elle frôle la colonne vertébrale, la réduisant au silence avant qu’elle ne puisse hurler. Mais il ne s’arrête pas : il ouvre son ventre d’une entaille verticale, arrache une partie de ses intestins et les dispose sur son épaule droite, comme une offrande macabre. Son utérus et sa vessie sont tailladés, emportés peut-être comme trophées. Le Dr George Bagster Phillips, horrifié, parle d’un "travail de boucher" exécuté avec une lame fine et aiguisée, un acte qui mêle rage et méthode. Annie, les yeux grands ouverts, gît dans une mare rouge, abandonnée au petit matin.
Le 30 septembre, la nuit du "double événement" frappe deux fois. Elizabeth Stride, "Long Liz", 44 ans, immigrante suédoise au sourire timide, est trouvée dans Dutfield’s Yard. Son assassin l’attrape par son écharpe, la plaque au sol et lui tranche la gorge d’un seul coup, une incision nette mais moins profonde que les autres. Le sang coule encore quand un cocher passe, faisant fuir Jack avant qu’il ne puisse mutiler davantage. À peine une heure plus tard, Catherine Eddowes, 46 ans, une Irlandaise au rire rauque, rencontre le même bourreau dans Mitre Square. Il l’égorge avec une sauvagerie redoublée, deux entailles qui déchirent la chair jusqu’aux vertèbres, puis s’acharne sur son corps. Son abdomen est ouvert en croix, ses intestins tirés sur l’épaule, son foie et son rein gauche arrachés avec une précision chirurgicale. Son visage, lacéré en V sous les yeux, devient un masque grotesque. Le Dr Brown, examinant le corps, évoque une "connaissance anatomique" troublante. Kate, encore chaude, repose sous la pluie, méconnaissable.
Mary Jane Kelly, 25 ans, clôt ce cortège sanglant le 9 novembre. Irlandaise aux cheveux blonds, elle chante parfois pour ses clients dans sa chambre misérable de Miller’s Court. Ce soir-là, Jack entre chez elle, un privilège rare, loin des ruelles. Il la tue dans son lit, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre, si profondément que la tête tient à peine au corps. Puis, dans une frénésie sans précédent, il la démantèle : son abdomen est vidé, ses organes éparpillés sur le matelas, son cœur arraché et posé sur l’oreiller. Ses seins sont coupés, ses cuisses dépecées jusqu’à l’os, son visage tailladé jusqu’à l’informe. Le Dr Thomas Bond, appelé sur place, décrit une scène "au-delà de l’imaginable", un carnage qui dure des heures dans l’intimité de ces murs. Mary Jane, la plus jeune, devient le chef-d’œuvre macabre de Jack, un adieu brutal à sa série.
Ces femmes ne sont pas que des cadavres dans un rapport. Polly rêvait peut-être de revoir ses enfants, Annie toussait en riant avec ses amies, Liz parlait de sa Suède natale, Kate plaisantait malgré la faim, et Mary chantait pour oublier. Jack ne leur a pas seulement pris la vie ; il les a déshumanisées, les réduisant à des chairs ouvertes sous le regard curieux des badauds. La presse les pleure en gros titres, mais leurs âmes, déjà effacées par la misère, s’évanouissent dans l’ombre de leur tueur. Chaque coup de couteau raconte une histoire : la leur, et celle d’un Londres qui les a laissées mourir.
La chasse à l’homme : une police dans le brouillard
La Metropolitan Police, épaulée par Scotland Yard, jette toutes ses forces dans la bataille. Frederick Abberline, inspecteur tenace au regard fatigué, prend les rênes. Avec ses hommes, il interroge des centaines de témoins, fouille les taudis, traque les indices. Mais en 1888, les outils sont rudimentaires : pas d’empreintes digitales, pas d’ADN, juste des témoignages flous et des autopsies laborieuses. Les rapports médicaux notent une précision chirurgicale dans les mutilations : un scalpel, peut-être, manié par une main experte. Une piste ?
La pression monte. Le public, hystérique, inonde la police de lettres : plus de 600 en octobre. Parmi elles, la missive "From Hell", reçue le 16 octobre avec un bout de rein humain, glace les enquêteurs. Warren mobilise des chiens renifleurs, efface un graffiti antisémite près d’un meurtre pour éviter des émeutes, mais les erreurs s’accumulent. Les comités de vigilance, formés par des citoyens excédés, patrouillent en vain, souvent ivres ou violents. Jack, lui, se joue d’eux, disparaissant dans la brume après chaque coup.
L’échec policier devient un scandale. La presse, du Times au Penny Dreadful, accuse les autorités d’incompétence, alimentant une guerre des ego entre Warren et James Monro, chef du CID. Les prostituées, cibles désignées, sont à la fois protégées et suspectées, piégées dans un filet de mépris social. À la fin de l’année, les meurtres cessent, ou du moins, ceux attribués à Jack. Abberline, usé, ne lâchera jamais l’affaire, mais le tueur s’évapore, laissant une énigme insoluble.
Les suspects : un cortège d’ombres
Qui était Jack ? Plus d’un siècle après, la question obsède. Parmi les suspects, Aaron Kosminski, barbier polonais de 23 ans, attire l’attention. Vivant à Whitechapel, interné en 1891 pour schizophrénie, il hait les femmes et correspond au profil d’un tueur désorganisé. En 2014, un châle taché de sang, retrouvé près d’Eddowes, révèle un ADN mitochondrial lié à sa lignée, mais les experts doutent : contamination, preuves fragiles. Kosminski reste une hypothèse, pas une certitude.
Montague Druitt, avocat de 31 ans, est une autre piste. Dépressif, renvoyé de son école en 1888, il se noie dans la Tamise en décembre, peu après le dernier meurtre. Son cousin, médecin, connaissait les lieux des crimes, et la famille le soupçonnait d’instabilité. Mais rien ne le lie directement aux scènes. Un homme cultivé aurait-il hanté Whitechapel ? James Maybrick, marchand de coton de Liverpool, surgit en 1993 via un prétendu journal confessant les meurtres. L’écriture vacille entre vrai et faux, et son auteur, drogué à l’arsenic, est mort en 1889. Fascinant, mais douteux.
Les théories abondent. Francis Tumblety, charlatan américain, collectionneur d’utérus, fuit Londres en novembre 1888 sous un mandat d’arrestation. Walter Sickert, peintre fasciné par le sordide, est accusé par Patricia Cornwell en 2002, sans preuves solides. Même le prince Albert Victor, duc de Clarence, petit-fils de la reine Victoria, est évoqué dans des rumeurs rocambolesques. Chaque suspect porte un bout de vérité – folie, savoir médical, proximité – mais aucun ne boucle le puzzle. Jack demeure un fantôme, riant peut-être encore dans l’au-delà.
Un mythe né du sang
Les meurtres de Jack l’Éventreur secouent la société victorienne. Whitechapel, sous les feux médiatiques, force Londres à regarder sa misère en face. Les réformes sociales s’accélèrent : logements, santé, éducation pour les pauvres. La police, humiliée, modernise ses méthodes, adoptant la photographie criminelle et les fichiers. Mais le prix est lourd : les femmes de l’East End, stigmatisées, restent des proies dans l’imaginaire collectif.
Jack devient une icône. Dès 1888, des pamphlets le dépeignent en croque-mitaine ; au XXe siècle, romans, films comme L’Étrangleur de Londres (1944) ou From Hell (2001) le mythifient. Il incarne le mal absolu, un miroir des peurs urbaines et sexuelles d’une époque corsetée. Les "ripperologues", amateurs et experts, traquent son identité, alimentant une industrie du mystère : livres, podcasts, visites guidées à Whitechapel.
Pourtant, au-delà du mythe, il y a les oubliées. Polly, Annie, Liz, Kate, Mary Jane ne sont plus des noms, mais des symboles. Leurs tombes, modestes, rappellent une injustice plus grande que le tueur : celle d’un monde qui les a laissées mourir deux fois : dans la rue, puis dans l’oubli. Jack, lui, vit encore, tapi dans nos cauchemars.