La bataille de Tchernobyl : l’hommage aux liquidateurs
par LM
mercredi 26 avril 2006
Documentaire exceptionnel, malheureusement diffusé très tard sur France 3, La Bataille de Tchernobyl retrace l’épopée spectaculaire et improvisée de ceux qu’on a appelés « les liquidateurs ». Ou comment des soldats de fortune circonscrirent l’Apocalypse.
Vider la mer avec une petite cuiller. L’expression illustre bien ce que des milliers d’hommes, parfois très jeunes, réalisèrent il y a vingt ans autour de la centrale ukrainienne de Tchernobyl. Pour sauver les leurs. Pour nous sauver tous. Le documentaire glaçant et détaillé de Thomas Johnson s’ouvre par la reconstitution de l’explosion, dans la nuit du 26 avril 1986, du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl. Un exercice de sécurité très mal maîtrisé, une réaction en chaîne, une forte explosion, puis une colonne de lumières qui s’élève dans le ciel. Un témoin parlera d’un phénomène « très beau ». Très beau, oui, sans doute, mais mortel. Quelques heures après, au petit matin, il fait beau dans la ville de Prypiat, les gens vaquent à leurs occupations, hommes, femmes et enfants, installés dans cette ville tout près de la centrale pour y travailler.
La cité est neuve, propre, belle, décorée soviétiquement, c’est-à-dire avec un mélange de fierté kitsch et d’ordre militaire, les immeubles sont nickels, les marchés bien garnis, tout semble baigner comme à Pompéi, quelque temps avant que le Vésuve ne donne de ses nouvelles. Sauf que ce matin-là, le volcan a déjà craché son venin, mais les habitants n’en savent rien. Ni eux, ni personne. Ni nous, ni Gorbatchev, prévenu qu’il s’est passé « quelque chose » mais sans plus. On ne lui parle même pas, dans un premier temps, d’explosion, c’est pour dire. Des soldats sont là, pourtant, parmi les badauds, des soldats dont certains tiennent des appareils de mesure de la radioactivité, d’autres, plus tard, avec des masques sur la bouche.
Certains passants trouvent ça louche, se retournent, puis continuent leur chemin. On est en Union soviétique, on n’a pas l’habitude de se poser trop de questions. Moins de deux jours plus tard, toute la population de Prypiat sera évacuée en autocar. Des centaines d’autocars, peut-être des milliers, des convois qui n’en finissent pas. L’exode. C’est qu’il est urgent de se dépêcher. Le mal invisible est là. Même sur la pellicule, qui imprègne par petits flashes blancs les particules de radioactivité.
Le début du documentaire de Thomas Johnson est effarant. Parce qu’on y voit une population sacrifiée, condamnée, inconsciente. On y entend un Gorbatchev impuissant, incapable d’aller plus vite dans un premier temps que la petite musique des informations made in URSS, c’est-à-dire distillées au compte-gouttes. Sans que tout soit dit. Puis, une fois la catastrophe avérée, connue, tout s’accélère. On éteint le feu, dans un premier temps, puis on cherche à noyer sous des tonnes de sable, puis de plomb, le cœur du réacteur en fusion. Puis, on fait face à une deuxième angoisse, bien plus forte, le scoop du reportage : une deuxième catastrophe pourrait se produire, bien plus grave que la première.
La moitié de l’Europe serait en jeu, cette fois-ci. Rien que ça. Le cœur du réacteur en fusion menace de faire fondre la dalle de béton sur laquelle il repose, puis d’entrer en contact avec l’eau qui se trouve sous la centrale, la nappe phréatique. A ce moment-là, une deuxième explosion se produirait, beaucoup plus puissante que la première, suivie d’une onde de choc dévastatrice. Pour éviter ce scénario d’Apocalypse, on va réquisitionner des mineurs, leur faire creuser un tunnel sous la centrale, seul point d’accès possible, leur faire creuser une pièce sous la dalle de béton menacée d’écroulement, et installer dans cette pièce un complexe système de refroidissement.
Les hommes travailleront vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans des conditions abominables, exposés au pire, mais parviendront à leurs fins. Là où il leur aurait fallu normalement trois mois pour creuser un tel tunnel, ils ne mettront que trois jours. Finalement, dans la pièce sous le réacteur, on injectera du béton. Qui doit y être encore. Ces liquidateurs mineurs nous ont sauvé la mise, sur le coup. Ils meurent aujourd’hui à petit feu, si j’ose dire. Plus tard, on va décider de construire un sarcophage autour du réacteur endommagé. Un projet titanesque. Jamais des hommes n’ont travaillé dans un environnement aussi radioactif, aussi pollué, aussi dangereux. Là encore, d’autres liquidateurs donneront leur vie, au moins leur santé, pour cacher ce monstre pas encore froid.
On voit ces jeunes hommes, sur le toit de la centrale, courir avec leurs pelles et leurs uniformes de pacotille, renforcés de plaques de plomb pour contrer un tant soit peu les rayons malins, courir avec leurs pelles, ramasser deux ou trois morceaux de graphite et les envoyer par-dessus le toit, avant de vite redescendre se mettre le plus à l’abri possible du mal invisible. On assiste à ce ballet délirant l’œil médusé, l’impression de voir un de ces films muets et absurdes, sauf qu’ici rien n’est fiction, rien n’est drôle surtout, même si tout semble ridicule, le désarroi des hommes face à des éléments qu’ils ne maîtrisent plus. Contre lesquels ils n’ont aucune chance. Une lutte perdue d’avance... qu’ils gagneront pourtant, mais pas à mains nues. Dégager à la pelle le toit prend trop de temps, et surtout met trop la vie des hommes en danger, alors on décide d’envoyer des robots. Mais pour acheminer des robots sur le site, il faut encore des hommes. Ceux qui s’y collent déposent les robots au pied du réacteur, les abandonnent là, puis courent se réfugier dans une sorte d’engin militaire bricolé façon mad max, renforcé de grandes plaques de plomb, toujours le plomb, pour protéger les liquidateurs de l’irradiation.
Il faut les voir ces engins, hallucinants, mal fichus et artisanaux, symboles de l’absence totale de moyens face à l’atome et à ses ravages. Les liquidateurs... On les voit encore recevoir cent roubles en remerciement de leur sacrifice, de la main d’un officier qui leur souhaite une bonne santé... On en voit rire et assurer que ce n’est pas si dangereux qu’on le dit... Il y a de la vodka, à manger, beaucoup à manger, parce qu’un corps fort est moins vulnérable aux rayons, dit-on... On en voit aussi qui ne savent pas trop où ils vont, mais qui y vont quand même.
Combien ? 500 000, nous dit-on... cinq cent mille... « Plus que les armées de Napoléon »... Ces liquidateurs si fiers de leur sarcophage : « C’est notre Panthéon, notre deuxième mausolée », si fiers qu’ils plantent au sommet, à son achèvement, le drapeau soviétique... Ces liquidateurs qui aujourd’hui, à 50 ans, « vivent comme des vieillards », nous dit le commentaire. Malades, fatigués, usés, délaissés. La patrie reconnaissante offrira, à certains d’entre eux, une médaille, avec en son centre une goutte de sang, transpercée de rayons alpha, bêta et gamma.
« La Bataille de Tchernobyl » leur rend hommage, vingt ans après la catastrophe. Entre autres silences, entre autres mensonges, on avait jusqu’ici plutôt gardé sous silence les véritables exploits de ces hommes-là, courageux par obligation pour beaucoup, mais qui ont permis sans doute d’éviter pire encore que cette catastrophe colossale.
Ce documentaire, honteusement diffusé à une heure avancée de la nuit, les met en lumière, leur donne la parole, un visage, un corps. Un hommage émouvant, pour ceux qui ne font pas partie du « bilan officiel », dont on a volé la mort après avoir dérobé la vie.
Des soldats d’une autre guerre, inédite et impossible. Mais des combattants quand même, malgré tout, jusqu’au bout. Des hommes énormes.