Le scandale de la tour de Nesle : quand l’adultère ébranla la couronne de France

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 2 avril 2025

En 1314, sous les murs austères de la tour de Nesle, un scandale éclate, aussi sulfureux que sanglant. Philippe IV le Bel, le "roi de fer", voit son trône vaciller lorsque ses belles-filles, princesses adulées, sont accusées d’adultère avec des chevaliers. Tortures, exécutions et emprisonnements s’abattent dans un fracas qui résonne encore.

 

Un royaume sous tension : le décor d’une tragédie

Paris, printemps 1314. La tour de Nesle, dressée sur la rive gauche de la Seine, veille sur une capitale où la boue des rues côtoie les fastes de la cour. Philippe IV le Bel, à 46 ans, règne d’une main inflexible. Ce roi, qui a écrasé les Templiers et défié le pape Boniface VIII, jongle entre crises financières et ambitions dynastiques. Ses trois fils – Louis, Philippe et Charles – sont mariés à des princesses prometteuses : Marguerite de Bourgogne, Jeanne de Bourgogne et Blanche de Bourgogne. Leur jeunesse insuffle un vent de légèreté dans une cour corsetée par l’austérité.

 

 

Mais sous cette façade brillante, les fissures se creusent. La reine Jeanne de Navarre, épouse de Philippe, est morte en 1305, laissant une fille, Isabelle, mariée à Édouard II d’Angleterre qui préfère la compagnie des hommes. Isabelle, alors âgée de 22 ans, revient souvent à Paris, observant la cour de son père avec un regard acéré. Les rumeurs y bruissent déjà : des regards furtifs, des absences suspectes des princesses. La tour de Nesle, fortification héritée du XIIIe siècle, devient un lieu de chuchotements, un refuge discret loin des regards indiscrets du Palais de la Cité. C’est dans ce climat de méfiance que l’étincelle jaillit.

Le royaume, épuisé par les guerres et les impôts, repose sur la stabilité de la dynastie capétienne. Philippe le Bel mise sur ses fils pour assurer sa succession : Louis doit hériter du trône, Philippe et Charles consolider des alliances. Mais un scandale touchant leurs épouses menace tout. L’honneur royal, fragile comme une vitre sous la tempête, risque de voler en éclats. Et c’est Isabelle, la fille exilée en Angleterre, qui va allumer la mèche.

 

 

Les aumônières fatales : une enquête implacable

Tout commence par un geste innocent : Isabelle offre à ses belles-sœurs trois aumônières brodées, petits sacs de soie d’un raffinement exquis. Un présent princier, presque anodin. Mais lors d’une fête somptueuse donnée par Philippe le Bel – peut-être à Pâques 1314 –, elle remarque un détail troublant. Deux chevaliers, Gauthier et Philippe d’Aunay, frères et écuyers au service des princes royaux, portent ces bourses à leur ceinture. Le cœur d’Isabelle s’emballe : ces objets, symboles d’intimité, ne devraient pas être entre leurs mains.

Les soupçons d’Isabelle ne naissent pas de nulle part. Depuis des mois, des murmures circulent à la cour : Marguerite, épouse de Louis, et Blanche, mariée à Charles, s’éclipsent trop souvent. Jeanne, femme de Philippe, semble complice, couvrant leurs escapades. Isabelle, forte de son statut de fille du roi, confie ses doutes à Philippe le Bel. Le roi, inflexible sur la morale et la discipline, ordonne une enquête discrète. Des espions royaux – peut-être menés par Guillaume de Norgaret, son redoutable conseiller – surveillent les allées et venues autour de la tour de Nesle. Les preuves s’accumulent : des rendez-vous clandestins, des serments murmurés dans l’ombre.

Bientôt, les frères d’Aunay sont arrêtés. Sous la torture – une pratique courante dans la justice médiévale –, ils avouent tout. Oui, ils ont séduit Marguerite et Blanche. Oui, la tour de Nesle a abrité leurs étreintes. Les aveux, arrachés par le fer et le feu, sont consignés dans les chroniques de l’époque, notamment par le moine Jean de Saint-Victor dans son Memoriale Historiarum. Philippe le Bel, furieux, voit dans cette trahison une atteinte personnelle autant que politique. La cour entière s’enflamme : ce qui n’était qu’un adultère devient, dans les récits amplifiés, des nuits de débauche effrénée.

 

Une justice de sang : châtiments et spectacles

La colère de Philippe le Bel s’abat comme un couperet. Le 19 avril 1314, à Pontoise, les frères d’Aunay subissent un supplice public d’une sauvagerie rare. Battus jusqu’au sang, émasculés devant une foule hurlante, ils sont plongés dans l’eau bouillante avant d’être traînés par des chevaux dans la poussière. Décapités, leurs corps mutilés sont exposés, avertissement macabre à quiconque oserait défier la couronne. Le chroniqueur Geoffroi de Paris, témoin de l’époque, décrit une exécution "si cruelle que nul ne peut la dire sans frémir". Philippe le Bel veut faire un exemple.

 

 

Pour les princesses, le sort est tout aussi implacable, mais plus discret. Marguerite et Blanche, tondues comme des criminelles – un châtiment symbolique d’humiliation –, sont jetées au cachot de Château-Gaillard, en Normandie. Marguerite, enfermée dans une cellule glaciale au sommet de la forteresse, meurt en 1315, peut-être de froid ou de maladie, à moins que – comme le suggèrent certains – Louis n’ait hâté sa fin pour se remarier. Blanche, elle, survit dans l’ombre avant d’être reléguée dans un couvent, où elle s’éteint vers 1326. Jeanne, accusée de complicité passive, échappe au pire : emprisonnée à Dourdan, elle est libérée en décembre 1314 grâce à l’intercession de son mari, Philippe, qui la réintègre à la cour.

 

 

Cette justice expéditive n’est pas qu’une affaire de morale. Philippe le Bel protège sa dynastie. Marguerite n’a pas donné d’héritier légitime à Louis et la bâtardise putative de sa fille Jeanne de Navarre, née en 1312, jette le doute sur la succession. Blanche n’a pas d’enfant, mais Charles refuse de la répudier immédiatement. Quant à Jeanne, son retour en grâce montre la clémence calculée d’un roi qui préfère préserver une alliance avec la Bourgogne. Le scandale, amplifié par la rumeur, devient un outil politique : la peur du châtiment doit dissuader toute rébellion.

 

Pouvoir, honneur et succession

Au-delà des draps froissés et des serments brisés, le scandale de la tour de Nesle touche au cœur du pouvoir médiéval. La monarchie capétienne repose sur une image de vertu et de stabilité. L’adultère des princesses n’est pas qu’une faute personnelle : il met en péril la légitimité des futurs rois. Si Marguerite et Blanche ont fauté, qui garantit la pureté du sang royal ? Louis X, Philippe V et Charles IV – les trois fils de Philippe le Bel – régneront successivement après sa mort en novembre 1314, mais aucun ne laissera d’héritier mâle viable. Cette "malédiction" dynastique, amplifiée par l’affaire, marque la fin des Capétiens directs.

La tour elle-même devient un symbole. Propriété de la famille royale, elle est offerte en 1319 par Philippe V à Jeanne, geste ambigu : récompense pour sa loyauté ou rappel ironique de sa faute ? L’opinion publique, elle, s’empare de l’histoire. Les chroniqueurs comme Bernard Gui exagèrent les faits, transformant des liaisons en orgies scandaleuses. Une légende naît, sans preuve tangible : une reine – souvent associée à Jeanne – aurait attiré des amants à la tour avant de les faire noyer dans la Seine, cousus dans des sacs. Cette fable, popularisée au XVe siècle par des récits comme ceux de Brantôme, s’éloigne des faits mais trahit une fascination morbide pour la débauche royale.

L’enjeu est aussi social. Dans une société féodale où l’honneur féminin conditionne les alliances, l’infidélité des princesses est une bombe. Philippe le Bel, en punissant si durement, réaffirme son autorité face à une noblesse parfois rétive. Mais il expose aussi sa faiblesse : un roi incapable de contrôler sa propre maison peut-il dominer un royaume ? Le scandale révèle les tensions d’une cour où la jeunesse des princes heurte la rigidité d’un monarque vieillissant.

 

Un écho dans les siècles

Quand Philippe le Bel s’éteint le 29 novembre 1314, sept mois après l’exécution des frères d’Aunay, le scandale laisse des cicatrices profondes. Louis X monte sur le trône, mais sa lignée s’effrite : sa fille Jeanne, suspectée d’illégitimité, est écartée, et son fils posthume, Jean Ier, meurt en cinq jours en 1316. Philippe V puis Charles IV suivent, sans héritiers mâles. En 1328, la couronne passe aux Valois, marquant un tournant historique. Certains, comme l’historien Jules Michelet au XIXe siècle, y voient une punition divine, un "châtiment des cieux" pour les péchés de 1314.

Pour les protagonistes, le destin est amer. Isabelle, instigatrice de l’enquête, retourne en Angleterre, où elle renversera son mari Édouard II en 1327, gagnant le surnom de "Louve de France". Les familles d’Aunay, modestes chevaliers normands, sombrent dans l’oubli, leur nom terni. La tour de Nesle, elle, reste debout jusqu’en 1663, lorsque Louis XIV ordonne sa démolition pour agrandir le collège des Quatre-Nations (aujourd’hui Institut de France). Ses pierres disparaissent, mais son ombre persiste dans l’imaginaire.

 

 

Aujourd’hui, l’affaire oscille entre histoire et mythe. Les sources – chroniques de Geoffroi de Paris, Bernard Gui ou Jean de Saint-Victor – confirment l’adultère et les châtiments, mais les exagérations postérieures brouillent la vérité. Les travaux d’historiens comme Jean Favier (Philippe le Bel, 1978) ou Elizabeth A. R. Brown recentrent les faits : une crise dynastique plus qu’une bacchanale. Pourtant, dans les ruelles de Paris, on aime encore murmurer l’histoire de la tour maudite, où l’amour défia la couronne et paya le prix du sang.


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