Quels sont les vrais défis iraniens ?
par Daniel RIOT
samedi 21 janvier 2006
Qui faut-il croire ? Adler ou Imbert ? Je choisis ces deux analystes parce que j’ai estime, considération et amitié pour les deux, et parce qu’ils ont des analyses opposées sur cette question essentielle : comment réagir, vite et intelligemment, aux défis iraniens ?
Dans une chronique du Figaro, Alexandre Adler se montre optimiste : la dureté du président iranien n’est que de façade... et à usage interne. Les jours de Ahmadinejad seraient comptés. Les Occidentaux, au lieu de l’affronter de front, devraient lui infliger une défaite politique en persuadant Moscou et Pékin de le lâcher. « Il est temps que Washington envoie les signaux nécessaires à Moscou et à Pékin, afin que ces deux grands Etats issus de la mort du communisme fassent ce qui est en leur pouvoir pour faire triompher la raison, et non pour punir absurdement un peuple iranien dont on aura bien besoin, à l’avenir, pour réussir la mondialisation. »
Dans un éditorial du POINT , Claude Imbert
tire la sonnette d’alarme : « Ahmadinejad, jeune président de l’Iran,
nous expédie sa vérité, toute nue, toute crue. Il n’est pas si
chimérique qu’on croit. Il chevauche une grande cause : faire de son
pays, l’Iran, le restaurateur d’un islam sûr de lui et dominateur. Un
islam fidèle au testament du prophète : celui d’une sainte alliance de
la mystique et de la politique. Un islam au service de Dieu, dressé
contre un Occident oublieux ou séparé de Dieu. Un islam populaire et
profond, que trahissent des pouvoirs arabes corrompus par le Satan
occidental. » Nous voici loin des diagnostics sur l’état des forces
internes dans une Perse qui peut redevenir un partenaire, et non mener
une « guerre des civilisations ».
Imbert poursuit : « Pour
rassembler ainsi le peuple islamique, ce cavalier d’Allah offre une
terre promise : ce sera la mort d’Israël. Ahmadinejad l’annonce et la
proclame au nom des chiites d’Iran et d’ailleurs, mais il se convainc
aussi qu’en leurs seins et leurs coeurs les musulmans sunnites de
l’immense aire arabo-musulmane partagent la même espérance : détruire
Israël, « cette tumeur », disent-ils, en leur sein. »
Et Imbert ajoute : « Ce n’est pas tout. A cette sainte cause, il faut le glaive du prophète : et ce sera la bombe atomique. Voici donc le vaste dessein clairement arrêté et exposé : Israël est à « rayer, un jour, de la carte ». Et la bombe est à conquérir pour soutenir cette croisade au service d’Allah ».
Conclusion de Claude Imbert : « L’Occident, depuis des mois, se fait ainsi « balader ». Il n’a que trop tardé à saisir l’Onu pour des sanctions qui, bien conduites, seraient plus efficaces qu’on ne dit. L’outrance d’Ahmadinejad a cimenté le front diplomatique occidental. Elle a ébranlé les réticences russes. Elle a réveillé la crainte sunnite d’une bombe chiite. En Iran même, elle nourrit l’angoisse des élites et de la jeunesse devant cette course à l’abîme. Le temps n’est plus pour l’Occident de jouer au plus fin. Il lui faut, s’il en est capable, jouer au plus fort. »
Claude Imbert n’a rien d’un « va-t-en guerre », et Alexandre Adler n’a rien d’un « munichois ». Pourquoi leurs divergences ? Parce que les Européens sont en fait très mal informés sur ce qui se passe réellement dans l’Iran des mollahs. Quand je dis les « Européens », je pourrais ajouter les Russes, les Chinois, les Américains... C’est la première grande victoire de la Perse chiite, héritière de Khomeiny, d’aujourd’hui : elle, plus que la Russie d’avant-hier et l’URSS d’hier, est une « énigme enveloppée de mystères »... Nous en sommes donc réduits à considérer les faits . Au cours des dernières heures, trois événements à mettre en relief :
1° L’Iran vient de transférer ses réserves en devises de l’Europe vers les pays d’Asie du Sud-Est. C’est logique, dans la mesure où l’une des sanctions qui pourraient être prises par le Conseil de sécurité (toujours pas saisi) pourrait prévoir un « gel des avoirs ». C’est révélateur : Téhéran se prépare à une vraie épreuve de force durable sur le « dossier nucléaire » avec les Occidentaux. A noter : cette information date de mercredi soir, mais elle n’a été diffusée par trois agences de presse iraniennes que ce vendredi. Pour que cette annonce coïncide avec une menace plus grande pour les Occidentaux et... les Chinois : le chantage pétrolier. L’Iran , c’est 9% des réserves mondiales...
2 ° Pour sa première visite bilatérale depuis son élection, l’ultraconservateur président iranien Mahmoud Ahmadinejad a mis le cap sur la Syrie, une visite de deux jours. Le choix pourrait à première vue surprendre : la République islamique des cléricaux iraniens paraît éloignée de l’État arabe laïc et baasiste dirigé par Bachar el-Assad. Mais les pressions internationales exercées contre les deux pays en font des partenaires obligés dans une sorte de nouveau front du refus. Le rapprochement n’est d’ailleurs pas nouveau : en août dernier, Ahmadinejad avait promis à son homologue syrien, le premier chef d’État de passage à Téhéran après son investiture, un renforcement de la coopération irano-syrienne, afin de mieux résister aux « menaces ». Aujourd’hui, le voyage d’Ahmadinejad à Damas tombe à pic pour montrer à l’opinion publique musulmane qu’il a l’appui indéfectible d’une capitale arabe dans son bras de fer avec l’Occident. Le président syrien Bachar el-Assad a ainsi exprimé, à l’issue du premier jour de discussions, son soutien à la volonté de l’Iran de se doter d’« une technologie nucléaire à des fins pacifiques ». Avant d’appeler au démantèlement de l’arsenal nucléaire d’Israël...
3° A la veille des « élections législatives » en Palestine, Mahmoud Ahmadinejad a rencontré à Damas les dirigeants de dix mouvements palestiniens , parmi lesquels les plus « durs » : le Jihad islamique et le Hamas. Il a affirmé soutenir « avec force la lutte du peuple palestinien ». On comprend que le ministre israélien de la défense, Shaoul Mofaz, ait déclaré vendredi que « le dernier attentat a été financé par Téhéran, planifié en Syrie et perpétré par des Palestiniens »... Ces rencontres officielles ont permis au président iranien et à ses interlocuteurs de réitérer l’expression de leur antisionisme viscéral et de leur antisémitisme compulsif et passionnel : « L’Holocauste est un mythe », « La Shoah est un problème européen », « Israël doit être rayé de la carte ». A noter : le rôle particulier que joue dans ce contexte le puissant parti chiite libanais prosyrien (et pro-iranien) . Mardi, ses partisans ont encore manifesté à proximité de l’ambassade des États-Unis à Beyrouth, pour fustiger les « diktats US ». Le Hezbollah prend pour prétexte le différend frontalier libano-israélien des fermes de Chebaa pour justifier son refus de déposer les armes. Le président Ahmadinejad ne peut qu’appuyer l’intransigeance de la milice libanaise. Le cheikh Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a estimé jeudi que ces propos du président iranien contre Israël, contre « les Juifs » et contre « les occidentaux » ont « dérangé certains dans la région, et gêné d’autres », mais qu’après tout, ils expriment « le sentiment d’un milliard de musulmans dans le monde ».
Ces
trois événements sont évidemment à mettre en lien avec les explosifs
qui font de ce Proche-Orient volcanique une poudrière, où le pire n’est
peut-être pas encore arrivé... Tout s’accumule : le calvaire
d’Israël et les peurs légitimes d’Israël, la tragédie des
Palestiniens, et de la Palestine, l’enlisement américain en Irak, où les
chiites viennent de gagner les « législatives », le marécage
syro-libanais, les prises d’otages, les luttes d’influences des maffias
de l’économie parallèle...
Dans ce « paysage », dit Claude Imbert, «
l’Iran avance sans masque mais sans précipitation : son dessein est de
long terme. Il peut, sans hâte, agiter à sa guise le Hamas islamiste,
qui ronge la résistance palestinienne. Il peut manipuler le Hezbollah
chiite, qui s’impatronise dans le Liban-Sud, aux portes d’Israël. Il
peut réactiver un terrorisme international où il est passé maître. Il
pourrait enfin, avec la bombe, protéger son travail de sape,
sanctuariser l’Iran et dissuader l’intervention d’un Occident déjà fort
échaudé au Liban, en Iran, en Irak. Et qu’obsède le cauchemar d’un
conflit de civilisation. »
Même sans conflit ouvert, l’alliance « Téhéran-Damas-organisations islamistes palestiniennes les plus dures » a un pouvoir de nuisance (pour la paix) qui risque de se manifester de plus en plus.
J’ai très peur que Claude Imbert ait, en l’occurrence, raison, contre Alexandre Adler.
Dans
ce contexte, que fait l’Europe ? Elle fait ce que peut faire un nain
politique diplomatiquement et militairement non « constitué »... Elle
regarde, lance des appels, tente de calmer les esprits, essaie de faire
en sorte que les alliances d’intérêts conclues entre Téhéran d’une part
et (séparément) Moscou et Pékin d’autre part n’aggravent pas les
choses. Le président iranien a un avantage : il dit clairement ce qu’il
veut et compte faire. Comme tous ceux qui ont tiré parti d’un pouvoir
suprême pour engendrer le pire. Il ne s’agit évidemment pas ici de
diaboliser qui que ce soit, mais de voir les choses telles qu’elles
sont.