Taxer le capital en Belgique. Faire le point sur différentes propositions

par xavier dupret
jeudi 27 mars 2025

Avant toute chose, précisons qu’en termes de préoccupation citoyenne, la question de la répartition des richesses s’avère particulièrement « concernante » pour ce qui est de la partie francophone du pays. En effet, c’est au sein de cette dernière que le risque de pauvreté de la population est le plus élevé. C’est ainsi qu’en 2023, 24% des personnes domiciliées en Wallonie étaient menacées de pauvreté. Ce chiffre culminait à 37,6% pour la Région de Bruxelles-Capitale. En revanche, en Flandre, ce même risque d’exclusion sociale ne concernait que 12,2% de la population[1]. La différence est frappante. Autrement dit, plus il y aura de redistribution fiscale en Belgique, moins les francophones de ce pays seront victimes d’un risque de pauvreté. Pourtant, on a coutume de dire que la Belgique est un des pays les plus égalitaires de la planète. Qu’en est-il réellement ?

 

[1] Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), Indicateurs de pauvreté en FWB. Etat des lieux, octobre 2024, p.12.

 

Prendre la mesure du problème

Inutile, à ce propos, de préciser que si la réponse à cette question est affirmative, la question de la redistribution fiscale s’avère somme toute peu pertinente. En revanche, dans le cas inverse, on peut poser le constat objectif d’inégalités plutôt importantes et récurrentes à travers le temps dans notre petit pays. Cette question s’avère d’autant plus cruciale que le jeu politique belge n’a gère permis, jusqu’à nos jours, de donner une chance à des mécanismes structurellement significatifs de redistribution du capital vers le travail.

En effet, l’étude de l’histoire politique de ce pays nous permet d’apprendre que depuis l’indépendance du jeune Etat belge en 1830, le ministère des Finances n’a jamais été occupé par un ministre social-démocrate. Il s’agit là d’un fait particulièrement significatif.

Et donc seules les familles politiques du centre chrétien et de la droite (tant libérale que nationaliste flamande) ont œuvré à la mise en œuvre de l’impôt en Belgique depuis bientôt deux siècles. Cette caractéristique, unique si on compare à la situation des pays voisins (en ce compris la place financière du Grand-Duché de Luxembourg), explique pourquoi le modèle fiscal belge a toujours été particulièrement avantageux pour le capital, et ce, au détriment, évidemment, du travail. Les fortes tensions entre socialistes flamands et libéraux francophones lors de la formation de la coalition Arizona à propos de la taxation des plus-values mobilières illustrent de manière particulièrement emblématique cet état de choses[1]. On notera, à ce propos, que ce type particulier de plus-values a été totalement exempté d’impôt en Belgique depuis les années 1950.

On relèvera également que les plus farouches opposants à la taxation des plus-values résultant de la revente de valeurs mobilières font déjà valoir que cette évolution potentielle du droit fiscal belge serait particulièrement préoccupante dans la mesure où elle constituerait un dangereux précédent. Il est vrai que l’adoption de cette taxe représente une contradiction majeure à l’égard de l’orientation pro-marché des différents occupants du ministère des finances depuis la Révolution belge.

Dans ces conditions, on comprend mieux la force de la polémique qui oppose les partis de droite de la coalition Arizona à Vooruit, l’unique parti de centre-gauche du nouvel attelage présidant aux destinées du pouvoir exécutif en Belgique. Pour les ennemis de cette taxe, les choses sont claires. Il s’agit d’une grave menace contre « le cadre conceptuel de la fiscalité belge »[2]. Si la taxation des plus-values mobilières devait d’aventure être adoptée, cela signifierait que le loup, au demeurant plutôt sympathique, de la taxation du capital serait bien entré dans la bergerie d’un droit fiscal structurellement favorable au capital et aux possédants.

On comprend dès lors mieux pourquoi Vooruit considère qu’il s’agit là d’un trophée sans lequel sa participation au gouvernement s’avère impossible, d’une part, et aussi pourquoi, d’autre part, cette exception à l’orientation globale de la fiscalité belge depuis plus de septante ans mobilisera l’aile droite de cette coalition (en clair, le MR) pour la vider de sa substance. C’est donc du point de vue de sa symbolique politique que ce dossier risque de peser sur la stabilité du gouvernement De Wever.

En effet, d’un point de vue strictement financier, la taxe des plus-values mobilières représente un montant globalement faible. C’est ainsi que les spécialistes parlent d’un retour de 500 millions d’euros en vitesse de croisière en 2029. Sans ces éléments de contexte politique et historique relatifs au droit fiscal belge, on ne peut évidemment pas comprendre pourquoi le dossier des plus-values mobilières pose un problème à ce point existentiel aux partis ayant intégré la coalition Arizona. Nul doute que le débat idéologique va faire rage dans les mois qui viennent en Belgique. Notre conception de l’idéologie s’enracine dans la philosophie d’inspiration marxienne et à ce titre, envisage, au sein de la société, l’idéologie comme un discours de légitimation des intérêts de la classe dominante[3].

C’est ainsi que l’on retrouve parmi les arguments destinés à contrer la mise en œuvre de la taxation des plus-values mobilières, une présentation de la Belgique comme étant le pays le plus lourdement taxé au monde. Le but de la manœuvre est des plus clairs. La classe travailleuse en Belgique est effectivement lourdement imposée et elle s’en plaint d’ailleurs de manière récurrente. En dénonçant un plan d’augmentation de la taxation du capital qui est faible en Belgique à travers le prisme de la charge fiscale globale, le discours de la classe dominante vise à faire croire que tout le monde chez nous est sur le même bateau face à l’impôt.

Rien n’est cependant plus faux. Pour s’en convaincre, regardons du côté des statistiques dressées par l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE). Dans le jargon de cette organisation, la charge fiscale est dénommée coin fiscal. La définition du coin fiscal désigne le rapport entre le montant des impôts dont doit s’acquitter un travailleur salarié moyen (par convention, il s’agit d’un célibataire dont la rémunération équivaut à 100% du salaire moyen) sans enfant à charge et le montant total de sa rémunération en incluant les cotisations de sécurité sociale versées par son employeur. Pour la Belgique, ce coin fiscal est de 52,7%. Nous sommes les champions dans ce domaine pour toute l’OCDE[4].

Dans son dernier rapport consacré aux impôts sur les salaires, l’OCDE a établi que de tous ses Etats membres, c’est bien la Belgique qui impose le plus lourdement le travail[5]. Pour les célibataires sans enfants et les couples à double revenu, là encore, plus de la moitié du revenu passe aux contributions. A titre de comparaison, la moyenne de l’OCDE en ce qui concerne le coin fiscal se situe bien en-deçà du niveau de la Belgique. C’est ainsi qu’en moyenne au sein de l’OCDE, pour un célibataire touchant le salaire moyen, le coin fiscal s’élevait à 34,8% en 2023, en progression de 0.13 point de pourcentage par rapport à 2022. Pour mémoire, un point de pourcentage s’obtient en établissant la différence arithmétique entre deux pourcentages. Autrement dit, le coin fiscal en Belgique est supérieur de 17,9 points de pourcentage à la moyenne de l’OCDE. De surcroît, la taxation des revenus du travail représente aujourd’hui plus de 70% des recettes fiscales totales de l’Etat belge. Cet état de choses s’accompagne également d’un état de choses pénalisant pour l’emploi dans notre pays puisque chez nous, la fiscalité des bas et des moyens salaires se situe à un niveau plus élevé que chez nos voisins. D’évidence, le travail est trop taxé en Belgique mais, et c’est ici que la nécessaire critique de l’idéologie dominante peut et doit intervenir, c’est en grande partie dans la mesure où le capital, lui, n’est pas assez imposé.

Ce constat a été posé, il y a de cela plus de dix ans, par des parlementaires dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont jamais vraiment été contaminés par la pensée marxiste. Il s’agit de Rik Daems (Open VLD), Daniel Bacquelaine (MR) et Vanessa Matz (Les Engagé-e-s). Dans un rapport adressé à leurs collègues parlementaires, ces trois représentants, accompagnés, il est vrai dans leur louable démarche par Dirk Van der Maelen (Vooruit), posaient un constat dénué de toute forme d’ambigüité à ce sujet : « Même après l’augmentation récente du précompte mobilier, le taux de taxation du capital en Belgique reste largement en deçà de la taxation du travail. En outre, on ne taxe pas ou très peu les plus-values. La Belgique devrait suivre l’exemple de la plupart des pays de l’OCDE, notamment l’Allemagne, et taxer les plus-values. Actuellement, il n’y a pas de preuve que taxer plus le capital en Belgique aboutirait à une réduction de l’investissement »[6].

En ce temps-là, la Belgique n’était pas encore frappée par la grande vague de droitisation qui touche aujourd’hui un grand nombre de nations industrialisées. De nos jours, la grande vague de droite et son cortège de fake news en arriverait presque à nier la progression des inégalités chez nous. L’analyse scientifique de la réalité sociale ne peut que s’opposer à ces propos.

Certes, si l’on consulte les données de la Banque mondiale, la Belgique apparaît comme un petit paradis égalitaire aux côtés de pays scandinaves à forte tradition de redistribution sociale et fiscale comme la Norvège ou la Finlande. Pour établir cette conclusion, la Banque mondiale se base sur les coefficients de Gini. Pour faire simple, le coefficient de Gini est par construction toujours situé entre 0 et 1. Ces deux bornes renvoient à deux situations théoriques qu’on ne rencontre jamais dans la réalité. Lorsqu’il est égal à zéro, l’indice de Gini correspond à une situation de pure et parfaite égalité. En revanche, s’il est égal à un, il renvoie à une configuration où un individu possède toute la richesse d’un pays.

De ce point de vue, les chiffres présentés par la Banque mondiale au sujet de notre pays paraissent plutôt flatteurs. En effet, les bases de données de la Banque mondiale estimaient, en 2021, que le coefficient de Gini de la Belgique était égal à 0,266. C’est un score apparemment remarquable. Pour mieux situer les choses, cette année-là, l’indice de Gini de notre pays était meilleur que celui du Danemark, lequel correspondait à une note de 0,283[7].

La Belgique inégalitaire

Il faut savoir se méfier des apparences. En effet, une étude d’une équipe de chercheurs de la KUL, conduite par la professeur André Decoster, a établi que la réputation de la Belgique dans le domaine de la lutte contre les inégalités était, en réalité, un peu trop flatteuse[8]. Par exemple, le coefficient de Gini de la Belgique repose sur des enquêtes de revenu. Ces dernières présentent une limitation de taille. En effet, puisqu’elles n’envisagent que les seuls revenus du travail, elles laissent, par définition, de côté les données chiffrées relatives à la rémunération du capital. Par conséquent, le calcul du coefficient de Gini, dans cette optique, ignore complètement la problématique de la répartition des richesses. Il s’agit là, bien entendu, d’un immense bémol.

En effet, l’accumulation des patrimoines s’effectue davantage par l’héritage et les placements que par les salaires. Pour se convaincre de la validité de cette hypothèse, il suffit de comparer les évolutions de la part des salaires, d’une part, et du capital, d’autre part, en pourcentage du PIB de la Belgique depuis une trentaine d’années. En partant du principe de comptabilité nationale qui établit qu’il n’y a que le capital et le travail comme facteurs de production dans une économie nationale, tout ce qui ne va pas au capital va au travail et inversement. Or, on observe qu’entre 1995 et 2017, la part du travail dans le secteur marchand a reculé de 5,3% chez nous. Pour mieux appréhender les choses, on précisera que cette diminution a été un peu inférieure pour la moyenne des pays de l’OCDE (-4,8%)[9].

Cette hypothèse d’une progression des inégalités patrimoniales est parfaitement corroborée par l’étude KUL mentionnée auparavant. En effet, cette analyse des inégalités en Belgique s’est basée sur un exercice de compilation que les seules enquêtes de revenu dans lesquelles les gens ne déclarent que ce qu’ils veulent bien déclarer. Pour corriger ce biais, l’enquête de la KUL a introduit dans leurs données de départ les déclarations fiscales des particuliers, les comptes nationaux et diverses études relatives aux patrimoines des ménages en Belgique. En procédant de la sorte, les chercheurs de la KUL ont pu mettre au jour un ensemble de constats qui invalident le récit officiel d’une Belgique égalitaire, ce d’autant que le niveau des inégalités a sérieusement progressé depuis la crise financière de l’automne 2008.

Depuis la crise de 2008, on a, en effet, observé une dualisation du rendement des produits financiers. D’une part, les formules proposées aux classes populaires et moyennes (obligations d’Etat et comptes d’épargne) se caractérisant par une dimension de sécurisation des placements effectués ont connu une baisse très importante du niveau de leurs rendements. En effet, pour conjurer l’impact de la crise financière, les banques centrales des pays développés ont adopté des politiques d’assouplissement quantitatif (dans le jargon du petit monde de la finance, on parle de quantitative easing). Ces dernières consistaient en des rachats massifs de titres sur les marchés obligataires secondaires (c’est-à-dire les marchés des obligations de deuxième main). Les banques centrales ont ainsi créé une demande artificielle en dehors des marchés pour ces titres. Or, quand une obligation est très demandée, c’est qu’elle est perçue comme sûre. Par conséquent, son taux d’intérêt diminue puisque le taux d’intérêt fonctionne sur les marchés financiers comme une prime de risque.

Evidemment, en agissant de la sorte, le but des banques centrales n’était pas de mettre en péril la rémunération de l’épargne des ménages populaires quand elle faisait l’objet de placements sous la forme de Bons d’Etat. En effet, l’idée était de créer les conditions d’un grand flux de liquidités qui aurait permis de relancer l’activité de prêts des banques et partant, empêcher que nos économies ne s’enfoncent dans un état de dépression comparable à ce qui s’était produit lors des années 1930. Pour accompagner cette mesure de manière cohérente, la Banque centrale européenne (BCE) a fortement baissé ses taux directeurs. Parmi ceux-ci, on retrouve le taux de la facilité de dépôt (également appelé taux de rémunération des dépôts), c’est-à-dire le taux d'intérêt déterminé par la banque centrale correspondant à la rémunération des dépôts effectués par le secteur bancaire sur les comptes de la banque centrale.

En baissant vigoureusement ce taux, une banque centrale fait en sorte qu’il soit finalement plus intéressant pour une banque de prêter ses liquidités aux ménages et aux entreprises que de les laisser dormir. Evidemment, si la rémunération des dépôts d’un établissement bancaire auprès de la banque centrale dont il dépend diminue, il aura bien évidemment tendance, pour maintenir ses marges, à faire diminuer également le rendement des comptes d’épargne de sa clientèle. C’est ici qu’intervient la baisse particulièrement importante de la rémunération des comptes d’épargne qui a durement frappé les ménages de ce pays appartenant aux classes subalternes.

A l’autre bout de la stratification sociale, on a également observé que les indices boursiers ont décollé après que les politiques d’assouplissement quantitatif aient été mises en œuvre. C’est ainsi que les rendements des placements correspondant à du capital à risque ont beaucoup progressé après l’adoption des mesures d’assouplissement quantitatif. Or, les produits correspondant à cette gamme d’investissements sont davantage prisés par les ménages des catégories supérieures dans la mesure précisément où ils disposent des moyens financiers leur permettant précisément de prendre du risque. Et donc pendant que les carnets d’épargne et les obligations publiques n’offraient plus que des rendements rachitiques de 2008 jusque 2023, les dividendes et les plus-values sur actions ont progressé, creusant par là-même les inégalités patrimoniales au sein de la société belge. Par conséquent, le poids dans le revenu national net (RNN) des dividendes et des bénéfices non-redistribués a presque triplé (en fait, il a été multiplié par 2,5) tandis que les revenus des épargnants ont connu une diminution durant la même période[10]. Pour mémoire, le revenu national net correspond à l’ensemble des revenus perçus par les agents économiques sous toutes les formes possibles (rentes comme salaires donc) déduction faite des dépréciations d’actifs liées à leurs amortissements. En effet, plus un équipement vieillit, plus il perd de la valeur. L’évaluation des patrimoines sous l’angle du revenu net permet précisément de tenir compte des amortissements et des dépréciations qui affectent la valeur des actifs. Il convient d’ajouter qu’en Belgique, le droit fiscal s’est jusqu’à présent montré particulièrement clément à l’égard du capital mobilier, ce qui a évidemment eu pour inexorable conséquence d’approfondir davantage encore les inégalités précédemment décrites.

Le décalage est évidemment saisissant. Pendant le même temps, on note d’ailleurs toujours en Belgique, une progression nominale des salaires de l’ordre de 2% par an. Sans vouloir enjoliver le moins du monde la situation des salariés, on notera que les questions de polarisation sociale correspondent en fin de compte autant à une question de répartition des rémunérations entre le capital et le travail qu’à une dualisation des revenus de l’épargne. Ce constat est politiquement important. Il permet peut-être d’esquisser pourquoi, jusqu’à présent du moins, la protestation contre l’organisation de l’économie capitaliste contemporaine a davantage revêtu la forme de mobilisations électorales de nature réactionnaire. Ces basculements politiques, à l’œuvre un peu partout dans le monde, y compris, d’ailleurs, dans des pays du Sud global, correspondent à ce que la sociologue Eva Illouz a qualifié, il y a déjà un certain temps, de « radicalisation » (à droite) des populations dans la plupart des démocraties libérales »[11]. Cette radicalisation n’est pas exclusivement le fait des démunis, des victimes de la mondialisation et du peuple qui souffre mais également de la frange la plus intégrée du salariat qui dispose d’un revenu suffisant pour dégager un volume d’épargne. On touche ici au cœur de ce que le langage courant qualifie, plutôt paresseusement d’ailleurs, de classes moyennes.

En effet, la propension à consommer d’un ménage est directement liée au niveau de son revenu. Plus ce dernier sera bas, plus la part affectée à la consommation sera élevée. Si la reproduction des inégalités a fondamentalement trait à la composition des patrimoines, et c’est clairement le cas en Belgique depuis 2008, cela signifie que les ménages disposant d’un bas de laine déjà bien garni peuvent, sans risquer de tout perdre, convertir une partie de leur épargne en capital à risque et voir leurs moyens sociaux d’existence augmenter. Pour la fraction des classes moyennes (la littérature spécialisée parle de « classe moyenne inférieure »[12]) qui doit se sacrifier pour disposer d’un petit volume d’épargne de précaution si un coup dur devait par malheur leur arriver et ne peuvent donc, à ce titre, se permettre de ne pas sécuriser leurs placements, cette évolution est synonyme de paupérisation et de déclassement.

D’un point de vue davantage socioculturel, on notera, au passage, que les ménages dont nous parlons ici adhèrent globalement aux orientations de l’idéologie dominante puisqu’au lieu de consommer la totalité de leur salaire, ils sacrifient une partie de leurs consommations et font confiance au capital bancaire afin de faire fructifier l’épargne ainsi constituée. Si cette dernière ne leur rapporte plus rien, leur révolte contre le modèle économique dominant ne revêt pas la forme d’une volonté de dépassement au nom d’une espérance dans un système meilleur. Au contraire, ils ressentent essentiellement une immense frustration que d’habiles démagogues peuvent aisément détourner en orientant cette colère contre des catégories de la population plus paupérisées encore et plus fragiles présentées comme parasitaires (par exemple, les travailleurs sans-emploi et les familles nombreuses afro-descendantes) selon un schéma bien connu des intellectuels spécialistes de la question du fascisme[13].

Ce n’est donc sans doute pas un hasard si la polarisation patrimoniale précédemment décrite (et qui est passée sous les radars jusqu’il y a peu) s’est soldée chez nous par la victoire en juin de l’année dernière d’un Mouvement Réformateur sérieusement réaligné à droite depuis que Georges-Louis Bouchez en est devenu le président. Comme partout où elle a connu des victoires dans le passé, l’exercice du pouvoir par cette droite basant ses succès sur l’exploitation de divers ressentiment se soldera par un dangereux approfondissement des inégalités alors même que la polarisation patrimoniale a déjà amplifié la fragmentation sociale en Belgique. Cette montée des inégalités ne fera en fin de compte que fragiliser davantage les couches moyennes inférieures concernées au premier chef par la baisse drastique de la rémunération de l’épargne. En effet, les ménages qui dans notre pays, sont déjà propriétaires d’un patrimoine accumulent plus vite les revenus que ceux qui ne disposent que de leur force de travail. Or, rien dans les programmes fiscaux des droites dures, ici comme ailleurs, ne traduit une volonté de rééquilibrage de la charge fiscale du travail vers le capital. On peut supposer que c’est en travaillant davantage sur ce terrain que la gauche peut espérer se refaire une santé.

Jusqu’à présent, nous avons repéré les répercussions de cette dualisation des patrimoines au sein de la classe moyenne d’un point de vue fondamentalement macroscopique. Il serait intéressant de montrer quelles classes d’actifs ont été davantage favorisées depuis la crise de 2008 car tout le monde n’est, en définitive, pas logé à la même enseigne devant les inégalités patrimoniales en Belgique. En effet, si l'année 2009 marque un tournant après lequel les inégalités de revenus provenant des actifs financiers ont commencé à augmenter chez nous, on observe que tous les actifs des ménages belges n’ont pas été affectés de la même manière par la polarisation patrimoniale. C’est ainsi que les revenus de l'immobilier sont beaucoup moins inégalement répartis dans la population. En revanche, les revenus du capital financier ont fortement contribué au renforcement de l'inégalité globale des revenus avant impôts. Malheureusement, les informations sur les revenus du capital financier sont plutôt approximatives en Belgique. On retrouve ici le vieux débat relatif au cadastre des fortunes chez nous (nous aurons d’ailleurs l’occasion d’en reparler par la suite). Dans d’autres pays, on connaît mieux cette composante spécifique des patrimoines puisque précisément, l’Etat a choisi de les taxer.

L’étude de la KUL précédemment citée a, malgré ces difficultés d’ordre technique, permis d’établir des constats pour le moins interpellants. On notera par exemple, que l'inégalité des revenus avant impôts a augmenté de manière substantielle entre 2009 et 2016, un constat qu’il n’est guère aisé de poser en s'appuyant uniquement sur les informations provenant des enquêtes mises en œuvre par Statbel en collaboration avec la BCE afin de déterminer le niveau du coefficient de Gini de la Belgique. Une analyse plus approfondie de la contribution des différentes sources de revenus à la montée des inégalités prouve de manière assez définitive que la méritocratie n’a aucun rapport avec les différences patrimoniales en Belgique aujourd’hui. En effet, les chercheurs de la KUL ont pu observer que les revenus du capital financier les plus élevés ont tendance à aller de plus en plus à ceux qui disposent déjà d’un revenu global avant impôts plus élevé. Dans le même ordre d’idées, ce constat permet de confirmer l’hypothèse de la fragmentation patrimoniale de la classe moyenne. Le déclassement d’une fraction de cette catégorie sociale se confirme ici pleinement. On notera également que la fiscalité belge s’avère en fin de compte peu fonctionnelle pour ce qui est de tenter d’enrayer cette tendance à la paupérisation de la classe moyenne inférieure. A ce propos, il est patent que l’inégalité du revenu disponible suit une courbe similaire à celle des revenus avant impôts[14]. C’est là un signe que la progressivité de l’impôt ne fonctionne pas de manière optimale dans notre pays du point de vue de la redistribution des revenus.

Le système fiscal belge corrige donc très mal les inégalités patrimoniales puisque comme l’établissent les chercheurs de la KUL, le travail est sévèrement taxé dans notre pays tandis que le capital bénéficie d’un régime nettement plus favorable revêtant parfois la forme de niches fiscales qui contribuent grandement à la reproduction de la concentration des patrimoines[15]. On notera que dans les débats internes à la coalition Arizona au sujet de la taxe sur les plus-values mobilières, cet élément de niches fiscales pourrait éventuellement intervenir si une exonération de taxation sur la plus-value était appliquée après 10 ans de possession des titres concernés comme le souhaite le MR. En tout état de cause, les résultats de l’étude de la KUL justifiaient pleinement, selon un membre de l’Institut des Comptes Nationaux (ICN) resté anonyme dans la presse, les pourparlers en cours à l’heure où ces lignes étaient écrites (7 mars 2025) autour de la taxation des épaules les plus larges, et ce en dehors de toute considération de nature idéologique[16].

En effet, si la rémunération du capital devient, au fil du temps, de plus en plus importante en comparaison de celle du travail, les bases du financement de la sécurité sociale belge seront d’office sapées. Certes, le niveau de la protection sociale en Belgique reste important en comparaison d’autres pays davantage touchés par le néolibéralisme mais il est essentiellement financé par le facteur travail. Un report de cette charge vers le capital permettrait d’ailleurs de favoriser la création d’emplois chez nous au moment où la conjoncture économique en Europe montre des tendances à la décélération.

E effet, ce type de tax shift contribuerait grandement à l’amélioration de la compétitivité de l’économie belge sans affecter l’équilibre du financement de notre système de protection sociale. A ce propos, les organisations syndicales plaident depuis des années déjà pour que les réformes fiscales ne se limitent pas exclusivement à une diminution des impôts. Les besoins sociaux impliqués par le vieillissement de la population belge rendent, en fin de compte, nécessaire de trouver des recettes supplémentaires. Pour cela, il convient d’orienter davantage la taxation vers le capital et la fortune[17]. Le financement de la sécurité sociale ne peut plus, pour des raisons d’équité, reposer sur les seules épaules du monde du travail.

En effet, le ratio de l’impôt sur le capital par rapport à la charge fiscale totale est légèrement supérieur à 23,5% chez nous. Dans le même ordre d’idées, le montant total des taxes en Belgique sur le patrimoine, les revenus du patrimoine et les transactions patrimoniales, à l’exception de l’imposition des loyers et des plus-values, correspondait à 13,5 milliards d’euros en 2020. Si nous rapportons ce chiffre au patrimoine net des ménages la même année (à savoir 2.127 milliards d’euros), nous obtenons une pression fiscale d’à peine 0,63%[18].

Un fabuleux gisement de ressources fiscales existe donc pour le financement des fonctions de solidarité sociale en dehors des salaires et des cotisations (tant patronales que personnelles). Si cette source de financement était activée à l’avenir, il en résulterait un avantage pour les travailleurs dont le salaire net pourrait augmenter et pour les PME dont la compétitivité serait améliorée du fait de la diminution de leur charge fiscale totale.

Cependant, poser un constat est une chose mais l’opérationnaliser en est une autre, sans nul doute plus importante. Voilà pourquoi il s’avère primordial d’examiner de près les différentes propositions de taxation du capital afin de faire le point sur les débats en cours en cette matière et esquisser des perspectives. Commençons par évoquer la question de l’impôt des sociétés.

Réforme de l’impôt des sociétés : un (très) gros manque à gagner…

Lorsque l’on évoque la question de la taxation du capital, on pense immédiatement à l’imposition de la fortune. Bien sûr, il faut en parler et nous le ferons. Mais avant d’aller plus loin dans cette voie, il convient de rappeler que les fortunes accumulées ont pour origine le Travail. Autrement dit, si on taxe directement à la source, c’est-à-dire au niveau des entreprises, la possibilité d’accroissement des fortunes privées, on procède en fin de compte au même exercice que l’imposition de la fortune, mais avec un temps d’avance.

On retrouve un raisonnement similaire dans le cas de la mise en œuvre de « marge actionnariale limite autorisée (en anglais « SLAM » ou Shareholder limited authorized margin). Cette dernière consiste en un seul de rentabilité pour l’actionnaire qu’une entreprise ne doit pas dépasser. Au-delà de ce niveau, une taxation corrective est appliquée qui rend impossible l’accumulation de fortunes personnelles à partir du versement des dividendes. Cette taxe fonctionne donc en réalité comme un impôt des sociétés progressif. En effet, l’impôt des sociétés diminue la masse des profits à redistribuer aux actionnaires sous la forme précisément de dividendes. Dans le concret, le SLAM constitue également une taxe de plafonnement dans la mesure où il détermine un plafond de rémunération actionnariale totale au-delà duquel un prélèvement confisque la totalité du gain de l’actionnaire. Ce faisant, le SLAM bloque également la progression des inégalités patrimoniales à la source en permettant la socialisation d’une importante partie des profits[19].

Des enjeux importants sont impliqués par ce type de discussions. En effet, ces dernières renvoient à des logiques différentes qui ne s’excluent d’ailleurs pas entre elles mais il vaut tout de même clarifier les choses. Le SLAM en visant à plafonner la rémunération actionnariale permet de contrecarrer un des effets socialement les plus dévastateurs de la maximisation du retour sur investissement dans la conduite des entreprises. A ce propos, imaginons qu’un fonds de pension décide d’offrir un taux de retour sur investissement à ses adhérents de 10-12%. Cet état de choses aura pour conséquence que des sites de production ne dégageant que 8% de taux de profit seront inévitablement fermés. En mettant en œuvre des taxes de plafonnement, on empêche ce type de logiques de produire de tels effets pervers sur le tissu industriel d’un pays. Si on se décide de taxer a posteriori le patrimoine privé, il y aura bel et bien redistribution mais en attendant, les usines auront fermé. Il y a là clairement un arbitrage à opérer. On prendra également soin de préciser que de nos jours, la mise en œuvre d’une lourde imposition sur les sociétés pousse le secteur financier à exiger de hauts taux de return pour les actionnaires. Pour cette raison, il est sans doute préférable de mettre en œuvre simultanément la réhabilitation de l’Isoc et des mesures de type SLAM. Hélas, les modèles permettant de calculer l’impact d’une taxation de type SLAM en Belgique sont encore très limités. Voilà pourquoi nous nous cantonnerons à analyser par la suite les enjeux relatifs à l’Isoc en Belgique.

Ces propositions ne manqueront évidemment pas d’être raillées par les partisans de l’idéologie dominante et des intérêts de classe que cette dernière garantit. La chose est bien connue. Quand dans le débat public, un militant du secteur associatif (en ce compris, d’ailleurs, la sphère syndicale) se mêle de fiscalité, très vite, des avocats spécialisés dans cette matière (et dûment rémunérés par le Capital), dont la technicité est indéniable, lui rétorqueront très rapidement que ce domaine est complexe. Ce qualificatif est très intéressant. A ce propos, on notera, avec Pascal Durand, que le caractère complexe d’un domaine d’études constitue, de nos jours, un argument d’autorité permettant de mettre un terme à un débat de façon à ce que des alternatives au néolibéralisme hégémonique ne puissent émerger[20].

Comprenons-nous bien. Ce texte n’affirme pas que la complexité n’existe pas et qu’à partir de la seule volonté politique, tout un chacun serait susceptible de remodeler le monde selon ses désidératas. En revanche, quand l’invocation de la complexité correspond systématiquement à des positions favorables à l’idéologie dominante, il y a légitimement lieu de dénoncer une opération de manipulation de l’opinion publique.

En tout état de cause, à l’époque où le gouvernement de Charles Michel baissait l’impôt des sociétés (Isoc), c’est au nom précisément de cette complexité dont seules les classes dominantes auraient, comme par miracle, le sens que le débat sur la diminution de la taxation des bénéfices fut organisé entre gens de bonne compagnie, c’est-à-dire sans prendre la peine d’organiser une concertation avec les trois grandes organisations syndicales du pays (CSC, FGTB et CGSLB). L’idée était, à l’époque, d’attirer les investissements en Belgique afin d’y préserver l’emploi dans un contexte de concurrence fiscale intra-européenne exacerbée après que l’élargissement de l’Union Européenne (UE) ait été mise en œuvre. Autrement dit, la baisse de l’impôt des sociétés devait en partie s’autofinancer par la création d’emplois et la multiplication des investissements qui en résulterait. De plus, de nouvelles voies de financement seraient également activées via ce que l’on qualifie de tax shift, c’est-à-dire un glissement de la taxation permettant une diminution des cotisations de sécurité sociale et un élargissement de la quotité exemptée d’impôts suite à une augmentation de la taxation de la consommation (TVA sur l’électricité, accises sur le diesel, taxe sur les sodas) et une diminution des subsides alloués aux entreprises et services publics. Ce faisant, la diminution de la charge fiscale sur le bénéfice des entreprises devait être budgétairement neutre et ce ne fut pas le cas.

En tout état de cause, avant la réforme de 2017, le taux facial de l’impôt des sociétés s’élevait à 33,99%. A ce taux de base, on ajoutait une cotisation de crise additionnelle de 3% qui avait été mise en œuvre dans les années 1990, à titre d’impôt de crise. Les petites et moyennes entreprises (PME) bénéficiaient cependant d’un taux préférentiel. Ce dernier faisait l’objet de trois tranches. La plus faible (jusque 25.000 euros de bénéfice imposable) était taxée à hauteur de 24,5% et la tranche la plus élevée (jusqu’à 90.000 euros) était, pour sa part, imposée à raison de 31%. Après la réforme de l’Isoc de 2017, le taux de taxation du bénéfice des sociétés a fortement diminué. Après une période transitoire de deux ans (durant lesquels le taux facial de l’Isoc a été ramené à 29% et la cotisation de crise à 2%), le taux de base de l’impôt des sociétés a été fixé à 25% alors que la cotisation de crise a été purement et simplement sortie du dispositif fiscal belge. En ce qui concerne les PME, un taux préférentiel de 20% est appliqué. Il est limité à la première tranche de 100.000 euros. Les bénéfices supérieurs à cette limite sont, pour leur part, imposés à hauteur de 25%.

Près d’une dizaine d’années plus tard, il est possible de faire le point en toute sérénité sur l’impact réel de cette mesure qui, en son temps, fit couler beaucoup d’encre. Avec le recul, on peut constater que l’effet retour censé résulter de la baisse de l’Isoc s’est avéré relever davantage du slogan que de la réalité. Au total, il apparaît que la baisse de l’impôt des sociétés s’est soldée en Belgique par une diminution de recettes de l’ordre de 4,766 milliards d’euros par an pour le gouvernement fédéral en vitesse de croisière après 2021[21]. Ce chiffre n’a pas été diffusé par une bande de dangereux gauchistes irresponsables. Bien au contraire, il s’agit d’un constat comptable aussi froid qu’implacable posé par la très sérieuse Cour des Comptes, laquelle peut difficilement être taxée de partis-pris idéologique. Sur une législature, le rétablissement de l’impôt des sociétés à son niveau antérieur à celui da la réforme de 2018 est susceptible de rapporter 23,830 milliards d’euros. En tenant compte de l’inflation, on peut établir que ce montant équivaut de nos jours à 26,306 milliards, soit 5,261 .milliards par an (en valeur 2025).

Nous venons donc de retrouver 26,3 milliards d’euros pour financer le budget de l’Etat. Pour rappel, la sévère cure d’amincissement à laquelle le fédéral entend se livrer, depuis que la coalition Arizona a été portée sur les fonts baptismaux, s’élève à 23,3 milliards d'euros à l'horizon 2029[22]. De son côté, pour rentrer dans les clous des règles budgétaires européennes, la Région de Bruxelles-Capitale devra, d’après le Cerpe (Centre de recherche en économie régionale et politique économique) de l’Université de Namur, réaliser un effort budgétaire cumulé de 3,3 milliards d’euros d’ici 5 ans[23]. On peut considérer que nous venons également de trouver un refinancement de 3,3 milliards d’euros pour Bruxelles (qui est profondément sous-financée) afin de lui permettre de stabiliser sa dette. Nous avons également sorti le fédéral des affres du piège de l’austérité qui s’est refermé sur lui jusqu’aux prochaines élections, à moins bien entendu que le nouveau gouvernement ne tombe avant.

Cela dit, nous n’avons pas encore taxé la fortune des particuliers à proprement parler. Comblons donc immédiatement cette lacune. On commencera d’abord par s’interroger sur le patrimoine des Belges, un domaine plutôt difficile à déterminer comme nous allons le voir de suite.

National, le patrimoine

Lorsque l’on envisage de taxer la fortune, on établit une imposition sur le patrimoine net des ménages. Ce dernier se définit comme l’agrégation de tous les actifs, financiers comme non-financiers, détenus par un ménage moins le montant de ses dettes. Les actifs financiers correspondent aux actions, aux obligations, aux comptes bancaires et aux espèces détenues, en cash alors que les actifs réels (ou non-financiers) désignent des biens tangibles comme les véhicules, les propriétés foncières et immobilières mais aussi les bijoux et les diverses collections pouvant faire l’objet d’une estimation monétaire (par exemple, des tableaux de maître ou une collection de timbres). Pour ce qui est des dettes, pas besoin de s’appesantir. La notion est on ne peut plus claire.

En revanche, on fera observer à titre de précision, et pour dissiper tout malentendu, que c’est bien le patrimoine net qui est visé par un impôt sur la fortune. Si l’on prend les propositions les plus radicales dans le domaine, on voit clairement que c’est sur cette base patrimoniale nette qu’elles permettent de dégager, il est vrai en mode one shot, jusqu’à 24,5 milliards de rentrées fiscales supplémentaires en moyenne sur une année[24].

En tout état de cause, la quantification du patrimoine net total des ménages en Belgique n’a rien d’évident. A ce propos, en 1978 déjà, des économistes de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et de la Vrije Universiteit Brussel (VUB) formulaient le constat d’un « retard inquiétant » de la Belgique en ce qui concerne l’évaluation du patrimoine des ménages[25].

En effet, selon les méthodes de calcul, les montants impliqués varient fortement, de 1.789 milliards d’euros[26] (valeur 2017) à 2.397 milliards (valeur 2018)[27]. Une autre étude de 2021 estime le patrimoine net des Belges à 2.127 milliards d’euros[28]. Cette imprécision quant aux termes de référence du débat ne date pas d’hier. Lorsque la devise du pays était encore le franc belge, les estimations variaient de 5.264,1 milliards (valeur 1969[29]) à 38.032,7 milliards de francs (valeur de 1994)[30].

C’est ici qu’un débat méthodologique s’impose. Quitte à sortir du domaine de la stricte évaluation comptable, on ne peut évidemment pas ignorer la dimension idéologique inévitablement inhérente en fonction des époques au débat public.

De ce point de vue, les élections de juin 2024 démontrent clairement que les positions égalitaires sont jugées moins crédibles au sein de l’opinion publique sinon les électeurs auraient voté plus massivement pour les partis de gauche. On émettra également l’hypothèse que cette droitisation est le reflet d’un désenchantement massif et profond. Quand dans l’enquête Noir Jaunes Blues, 69% des personnes interrogées marquaient leur accord avec l’idée suivante. A savoir, l’existence d’un épuisement du modèle parlementaire classique qui éprouverait, d’après cette majorité de personnes sondées, de plus en plus de difficultés à maintenir l’ordre et à adopter les décisions qui s’imposent. Face à de délitement de nos institutions, l’avènement d’un vrai chef qui remette de l'ordre et comprenne vraiment le peuple s’avèrerait, toujours d’après la majorité des personnes sondées, indispensable. Ce retour de postures fascistes, n’ayons pas peur des mots, fait froid dans le dos.

Dans ces conditions, plus notre camp social investira le débat public avec des propositions et des chiffres correspondant à des perspectives maximalistes, pus nous avons de chances d’être rejetés. Nos contemporains ne croient plus guère aux miracles.

Pour en revenir à notre évaluation du patrimoine des Belges, il va de soi que plus la base patrimoniale imposable sera élevée, plus le revenu retiré par les pouvoirs publics sera important. Cela signifie que le camp de ceux qui cherchent des alternatives au néolibéralisme et au grand retour des droites devront, d’abord et avant tout, se montrer prudents et à ce titre, soucieux de baser leurs estimations à partir de critères mûrement discernés tout en essayant de les vulgariser de manière à les rendre limpides pour la majorité de la population.

Le chiffre de 2021 relatif au patrimoine net des Belges, soit 2.127 milliards d’euros, a pour mérite d’être modéré et actuel. Il se situe sans nul doute en-deçà de la réalité puisque depuis 2021, la cotation des actifs financiers a beaucoup progressé dans le pays. Une variable permet d’en témoigner de manière, certes, grossière. Il s’agit de la progression de l’indice Bel 20. Le 12 mars 2021, ce dernier affichait à la mi-mars 3.864,84 points contre 4.377,59 quatre ans plus tard. Nous avons donc affaire à une augmentation de 13,27%. Les considérations qui nous amènent à privilégier le montant patrimonial net tel qu’établi en 2021 ne correspond (heureusement) pas qu’à des motivations idéologiques et/ou communicationnelles.

Voilà pourquoi nous avons écarté le chiffre correspondant à la présentation du Conseil Central de l’Economie (CCE), soit 1.789 milliards d’euros. En effet, ce dernier est le produit d’une enquête patrimoniale menée à l’échelle de tout le continent européen dans le cadre de la Banque centrale européenne (BCE). Il s’agit des enquêtes Household Finance and Consumption Survey (HFCS). Pour la Belgique, c’est la Banque nationale (BNB) qui est chargée de procéder à ce grand coup de sonde. L’objet de cette enquête ne correspond pas spécifiquement à la détermination du patrimoine net des Belges.

Elle envisage plus globalement l’ensemble des informations microéconomiques relatives à la situation financière des ménages. Les réponses des familles sondées viennent compléter les bases de données macroéconomiques dont dispose, par ailleurs, déjà la BNB. La représentativité du panel peut être sérieusement contestée puisqu’à la base, les ménages sélectionnés sont tirés au sort. En 2023 (année dont les résultats n’ont pas encore été publiés), plus de 10.000 ménages ont été contactés sur cette base et comme rien ne les oblige à répondre, un peu plus de 2.000 d’entre eux (soit un taux de réponse assez bas d’un peu plus de 20%) ont joué le jeu. De par sa construction, ce type d’échantillonnage doit poser question. En effet, par définition, les super riches constituent une minorité infinitésimale dans la société. Par conséquent, la probabilité de les rencontrer sur la seule base du hasard pour pouvoir les interroger en face à face relève purement et simplement du miracle. Voilà pourquoi les enquêtes HFCS sous-estiment systématiquement les données extrêmes, donc les très hauts patrimoines. La BCE et la BNB sont d’ailleurs parfaitement conscientes de cet état de choses.

C’est la raison pour laquelle elles ont encouragé des chercheurs à compléter les données HFCS, qui fournissent, malgré tout, une bonne base de départ afin de déterminer le patrimoine net des ménages, en les agrégeant aux listes nationales des ménages disposant d’un patrimoine très important, notamment les listes de Forbes sur les personnalités les plus riches[31]. Cette méthodologie correctrice a ensuite été complétée par une approche statistique visant à calculer le montant total du patrimoine net du pays à partir d’une distribution de Pareto. Pour rappel, Vilfredo Pareto (1848-1923) est un économiste et statisticien italien qui a mis au jour un principe de distribution selon lequel environ 80% des effets sont le produit de seulement 20% des causes. On parle également de distribution 80-20.

Dans le domaine de l’étude de la distribution des patrimoines nets, cela signifie que 20% des ménages concentrent 80% de la richesse d’un pays. C’est dans le cadre de ces rectifications comptables et statistiques que le chiffre de 2.127 milliards d’euros de patrimoine total pour toute la population belge a été produit dans le passé. Techniquement, il se rapproche sans doute assez bien de la réalité des patrimoines privés et reste audible par la population dans la mesure où il correspond à une méthodologie fiable. Il nous reste maintenant à envisager les différentes manières de taxer ce volume patrimonial.

Ici encore, la nuance s’impose. Il existe, en effet, plusieurs façons d’envisager les choses. C’est ce que nous allons pouvoir vérifier au chapitre qui suit.

Taxons, taxons !

L’idée qu’il suffirait de déterminer une photographie plus ou moins réaliste du patrimoine net des Belges pour capter le jackpot de l’imposition de la fortune est trompeuse. Il faut encore tenir compte du niveau de la capacité de contournement de l’impôt par les ménages touchés et se poser la question d’une éventuelle progressivité de l’impôt sur le patrimoine.

C’est sur cette base que cette étude s’intéressera aux propositions de taxation de la fortune que l’on retrouve dans le champ politique belge. Vu l’importance sociétale de ce dossier qui constitue une matière fédérale, on peut penser qu’il est important de reprendre les propositions émises au nord du pays également.

On commencera notre shopping list par le dernier parti unitaire du pays, à savoir le PTB-PVDA. Pour cette formation politique, la question de la progressivité de la taxation se pose à peine. La formule proposée consiste en deux niveaux de taxation pour quiconque détient un patrimoine correspondant à des montants très élevés. Dans cette mouture de la taxe des millionnaires, le seuil du patrimoine imposable a été fixé à 5 millions d'euros et le niveau de la taxe s’élève à 2%. Au-delà de 10 millions d’euros, le taux d’imposition passe à 3%. Quiconque détient moins de 5 millions d’euros est exempté de cet impôt. La volonté du PTB consistait à ne toucher que le pourcent le plus riche de la population. Dans son ancienne version, la taxe des millionnaires du PTB consistait en une taxe unique de 5% sur les patrimoines supérieurs à 3 millions d’euros. Le retour brut de cette mesure était de 15 milliards d’euros. Depuis, les prescriptions du PTB se sont faites plus modestes. Dans sa communication, ce parti a mis en avant un retour net de sa mesure phare de 8 milliards d’euros. Ce chiffre mérite d’être discuté.

En effet, le Bureau du Plan, dans son évaluation du programme du PTB[32], n’a pas procédé à une application du programme du parti en raison du nombre limité de ménages fiscaux disposant d’un revenu égal ou supérieur à ce montant. A ce propos, il faut en effet savoir que pour établir ses évaluations de rendement, le Bureau du Plan se base sur les enquêtes HFCS dans lesquels les ménages ultra-fortunés sont hyperminoritaires, ce qui signifie qu’il est difficile d’anticiper avec précision les réactions de cette frange très particulière de contribuables à une augmentation de leur charge fiscale. Cet élément a incité le Bureau du Plan à appliquer une taxe uniforme de 2,5% au-delà de 5 millions d’euros. Cet exercice a débouché sur un retour annuel pour les pouvoirs publics de 3,907 milliards d’euros. Toutefois, comme le note le Bureau du Plan, ces estimations étaient basées sur un nombre limité de ménages. En fait, il s’agit de l’enquête HFSC de l’année 2017. Par conséquent, la plus grande incertitude règne quant aux retours réels pour les pouvoirs publics. Le Bureau du Plan qualifie d’ailleurs ces chiffres d’ « expérimentaux » puisqu’ils résultent de la moyenne de deux résultats extrêmes.

Dans ces conditions, il est évident qu’il faut prendre ce montant de 3,9 milliards avec des pincettes tant un résultat établi sur une telle base s’avère en fin de compte incertain. En outre, ce montant des recettes additionnelles pour le budget de l’Etat n’intègre pas les coûts administratifs que pourrait entraîner la mise en place de cet impôt. Ces coûts se rapportent, d’après le Bureau du Plan, tant à la déclaration patrimoniale par les contribuables concernés qu’à la mise à jour annuelle du patrimoine net des contribuables ainsi que le contrôle par une institution du patrimoine net déclaré. En tout état de cause, l’effet retour pour les finances publiques, spécialement en ce qui concerne les deux premières années, est surestimé.

Comment intégrer ces données dans la suite de nos calculs ? En cohérence avec la ligne de conduite qui consiste à se montrer prudent, il faudra donc procéder de manière particulièrement restrictive quant au retour potentiel de la taxe des millionnaires. Puisque 3,9 milliards constituent une surestimation pour les deux premières années, on va se montrer particulièrement restrictif en estimant que durant les deux premières années d’exercice budgétaire, cet impôt ne rapporte rien (ce qui est rigoureusement impossible). Au total, cela revient à estimer que l’effet retour réel correspond à 60% des calculs théoriques du Bureau du Plan. Un différentiel de 40% nous semble suffisamment sévère. Dans ces conditions, au lieu de rapporter 19,5 milliards, la taxe des millionnaires permettrait de récolter 11,7 milliards d’euros (3,9x3). Annuellement, cela représente une rentrée annuelle moyenne de 2,34 milliards d’euros.

En ce qui concerne le Parti Socialiste, la mesure préconisée correspond à une taxation des patrimoines à partir de 1,250 million d’euros. Toutefois, l’immeuble d’habitation et les biens affectés à l’activité professionnelle, à concurrence dans chaque cas de 500.000 euros, ne sont pas inclus dans la masse imposable. La taxation était progressive et mise en œuvre selon 3 tranches : un prélèvement de 0,80% pour la tranche comprise entre 1,25 et 2,5 millions, une imposition de 1,20% pour la tranche comprise entre 2,5 et 5 millions d’euros, et pour finir, une taxation de 1,50% pour la tranche au-delà de 5 millions d’euros. On remarquera que le schéma proposé par le PS élargit la base fiscale de l’impôt sur la fortune par rapport à la proposition du PTB. En revanche, le taux d’imposition est plus faible que dans le cas du PTB. A partir de 5 millions d’euros, le PTB taxait à hauteur de 2% contre 1,5% dans le cas du PS. De surcroît, le PS ne cible pas spécifiquement les patrimoines au-delà des 10 millions d’euros.

Pour terminer cette comparaison entre les propositions du PTB et du PS, on remarquera que la formule d’imposition du PTB cible exclusivement les ultra-riches alors que le mécanisme promu par le PS fonctionne comme un impôt sur une fraction plus importante, quoique bien délimitée, de la population. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder la distribution des patrimoines en Belgique en la divisant en déciles. Pour mémoire, un décile désigne une tranche de 10% d’une population donnée.

On peut s’apercevoir que les 10% les plus riches de la population possèdent un patrimoine net moyen par ménage de 3.194.977 euros. C’est sur cette tranche de la population que le PTB concentre son tir. Plus précisément en décomposant cette dernière tranche de 10% en centiles (c’est-à-dire en tranches d’un centième de la population de référence), on voit que du 98 au 99ème centile le patrimoine moyen s’élève à 3.943.873 euros et que le dernier centile (le centième centile) s’élève à 14.013.503 euros. En revanche, la proposition PS frappe, en réalité, tout le dixième décile et une partie du neuvième décile, dont le patrimoine moyen s’élève, mine de rien, 889.517 euros[33]. En fait, le projet de taxation du PS vise les 15% des ménages les plus riches de ce pays.

Cela fait du monde. C’est vrai. En revanche, cette mouture de la taxation du patrimoine ne concerne en aucune manière la classe dite moyenne. Ce point mérite une explication un peu détaillée.

A ce propos, il est important de se faire une idée du patrimoine type des Belges pour comprendre l’impact de cette mesure. Avant d’explorer ces intéressantes données, on s’attachera tout d’abord à définir la différence entre une médiane et une moyenne. Cette distinction aura beaucoup d’importance pour bien comprendre la suite de nos développements. Pour analyser une série statistique, il est important d’en identifier une valeur centrale qui serait pour ainsi dire comme son milieu. Pour connaître cette valeur du milieu, deux mesures mathématiques peuvent être calculées. Il s’agit de la médiane, d’une part et de la moyenne, d’autre part. La moyenne correspond à la somme des valeurs de la série en question divisée par le nombre de valeurs de cette série. De son côté, la médiane va diviser cette même série en deux groupes égaux. Autrement dit, la moitié des valeurs de la série est inférieure ou égale à la médiane tandis que l’autre moitié lui est égale ou supérieure.

Lorsque l’on applique ces notions aux patrimoines des Belges, on voit que le patrimoine médian des ménages en Belgique s’établit à 249.301 euros. Si on tente de délimiter le patrimoine moyen des Belges, on verra que ce dernier est très supérieur à la médiane puisqu’il correspond à 437.273 euros[34]. En fait, le patrimoine moyen représente presque le double du patrimoine. Cela signifie que les patrimoines les plus élevés sont si importants qu’ils tirent la moyenne vers le haut. En fait, plus la différence entre une moyenne et une médiane est importante, plus on peut repérer des valeurs importantes au sommet de la distribution. La taxe des millionnaires « version PS » touche bien cette catégorie si particulière de la population

Au total, cette modalité particulière de taxation du capital rapporterait, d’après le Bureau du Plan, 7,558 milliards par an. Au total, si l’on retient ce chiffre, la taxe des patrimoines du PS rapporterait en une législature (soit cinq exercices budgétaires) un montant de 37,79 milliards. Il n’y a pas de secret. Plus on tond de moutons, plus on peut obtenir de laine. En élargissant le nombre de contribuables assujettis à l’impôt, la proposition du PS dispose d’une base imposable plus importante. C’est cette caractéristique qui explique les différences de rentrées entre les conceptions PS et PTB de l’impôt sur le patrimoine.

Comme pour les propositions du PTB, le Bureau du Plan a estimé les risques inhérents au projet tel que conçu par le PS. En l’occurrence, on retrouve la même limite de représentativité des ménages concernés par la taxe que dans le cas de la taxe des millionnaires du PTB. Elle est cependant moins forte puisque la base imposable de la proposition PS s’avère plus importante. Dans ces conditions, on peut estimer qu’un rendement effectif de 60% comme dans le cas du PTB surévalue, en réalité, le risque de pertes et d’effets retour négatifs. Cependant, il est également évident qu’il nous faut également tenir compte d’éventuels coûts administratifs de mise en œuvre de cet impôt. Ces coûts incluent la déclaration du patrimoine net par les contribuables concernés, la mise à jour des patrimoines chaque année et le contrôle du patrimoine net déclaré par les services compétents du Ministère des Finances.

Par conséquent, les rentrées liées à cette mesure, et particulièrement pour les deux premières années, constituent une surestimation. En tout état de cause, estimer que les deux premières années ne rapporteront rien permet assez clairement de couvrir l’intégralité de ces coûts. En tenant compte de cette correction à la grosse louche, on peut estimer que l’impôt sur la fortune du PS rapporterait 22,764 milliards au bout d’une législature (donc 4,553 milliards par an). Nous avons presque atteint les 23 milliards d’euros puisqu’il ne nous manque que 236 millions d’euros. C’est évidemment un détail.

Nous pouvons donc estimer que nous avons atteint la cible de 23 milliards d’euros de manière plus crédible que l’actuelle coalition Arizona. En effet, les plans budgétaires de cette dernière intègrent des effets retour auxquels pas un économiste de ce pays ne croit. Leur montant, pas moins de 8 milliards, est tout de même très élevé. Etienne de Calataÿ, un économiste peu suspect de sympathies pour la gauche en général (et le PS en particulier), n’hésitait d’ailleurs pas à faire part de ses doutes en la matière[35].

On mentionnera également que le parti Ecolo a proposé sa version de la taxation du patrimoine au cours de la dernière campagne électorale. En l’occurrence, il s’agissait de d’imposer les patrimoines nets dépassant le seuil d’un million d’euros. Ces derniers devaient, dans cette version verte de l’impôt des millionnaires, être imposés à hauteur de 0,5% à 2% avec une exonération correspondant à l’habitation principale mais aussi aux outils et équipements utilisés dans le cadre d’une activité professionnelle ainsi que les propriétés foncières des agriculteurs. Les différentes tranches de cet impôt sont les suivantes. Entre 1 et 2 millions de patrimoine net, un taux de 0,5% est perçu. Entre 2 et 5 millions de patrimoine net, le taux d’imposition passe à 1%. Pour la tranche des ménages disposant d’un patrimoine supérieur à 5 millions d’euros, le taux double (2%). Comme dans le cas du PTB, on remarque une forte progressivité mais une base imposable plus limitée. C’est ce qui explique que le retour pour les finances publiques de l’impôt sur la fortune des écolos francophones (3,658 milliards d’euros) est inférieur à celui de la proposition du PS. Pour établir une évaluation complète de cette mouture d’imposition de la grande fortune, on doit également tenir compte du fait que selon le Bureau du Plan, ces rentrées budgétaires constituent une surestimation, tout particulièrement en ce qui concerne les deux premières années. En procédant comme on l’a fait pour les deux autres propositions, on considèrera que les deux premières années ne rapportent rien. Cette opération équivaut à considérer le retour réel de la mesure à 60% du revenu théorique calculé par le Bureau du Plan. On peut, sur la base de cette estimation approximative, calculer que la taxe proposée par Ecolo permettra au gouvernement fédéral de récolter 2,195 milliards d’euros par an, soit 10,975 milliards sur une législature.

Groen y est également allé de sa proposition qui a été dûment testée par le Bureau du Plan. Cette imposition reposait sur les tranches suivantes. De 2,5 millions à 5 millions, une imposition de 0,4% était appliquée. Pour les patrimoines compris entre 5 et 10 millions d’euros, la taxe doublait et passait à 0,8%. A partir de 10 millions, le taux était de 1,2%. On remarquera que cette taxe ne vise que les très gros patrimoines et que la progressivité est globalement faible avec une taxation à peine supérieure au pourcent. Il n’est, dans ces conditions, pas étonnant que le retour théorique pour les finances publiques soit le plus faible de toutes les formules de taxation proposées. Le Bureau du Plan estime dans ce cas de figures, le gain pour les finances publiques à 2,013 milliards. Pour autant, on ne cachera pas que même avec cette formule somme toute très modérée, les rentrées pour les pouvoirs publics sont surestimées pour les deux premières années. En répétant pour cette formule l’hypothèse de deux années avec un revenu égal à zéro (ce qui est, répétons-le, évidemment très exagéré), on obtient alors une rentrée réelle pour les pouvoirs publics de 1,208 milliard d’euros, donc 6 milliards pour une législature complète.

On notera qu’à l’exception de Groen, aucun parti flamand ne propose de taxation de la fortune. On ne retrouve pas un mot sur ce thème dans le programme de Vooruit, par exemple. Doit-on y voir le fait que la Flandre est plus riche en moyenne que dans la partie francophone du pays ? Chacun se souviendra, en effet, de cette interview dans laquelle Bart de Wever déclarait à la VRT que la limitation des allocations de chômage dans le temps à maximum deux ans constituait déjà en soi une réforme communautaire puisqu’elle frappera davantage le sud que le nord du pays[36]. Cela dit, il est hautement improbable qu’une fraction significative de la population flamande détienne un patrimoine supérieur à 1,5 million d’euros. D’un autre côté, on pourrait également affirmer que le climat idéologique plus nettement orienté à droite en Flandre conduit les partis de gauche à davantage aligner leurs programmes sur des thèses néolibérales. En tout état de cause, la taxation sur la fortune est davantage le fait du monde politique francophone que néerlandophone. Pour autant, on ne jurera pas qu’une politique d’imposition des gros patrimoines ne sera pas un jour plébiscitée en Flandre. Une enquête Trends-Knack avait, en effet, permis d’établir en février 2024 que 72,5% des Flamands étaient favorables à la taxation des gros patrimoines[37].

Du côté de la société civile, on notera qu’Oxfam Belgique promeut le scénario d’une taxe progressive telle que conçue par l’économiste Paul de Grauwe et dont l’impact potentiel a été mesuré dans une étude de la KUL. Le mécanisme proposé par de Grauwe consiste en une taxation progressive des très gros patrimoines avec une forte progressivité. La première tranche de patrimoine concerné oscille entre 1 et 10 millions et est imposée à raison de 1%. La deuxième tranche à laquelle correspond une imposition de 2% concerne les patrimoines compris entre 10 et 100 millions d’euros. Une troisième tranche comprise entre 100 millions et un milliard d’euros est taxées à un taux de 3%. Au-delà du milliard, un taux de 4% est appliqué. En prenant en compte des comportements d’évitement fiscal élevé, cette formule de taxation de la fortune pourrait rapporter jusqu’à 20 milliards d’euros par an[38].

 

Dans la suite de ce texte, nous n’allons pas tenir compte de ce chiffre. En effet, une certaine prudence méthodologique s’impose. Les propositions de Paul de Grauwe n’ont pas été testées par le Bureau du Plan. Il est évident qu’elles devraient l’être. Cela dit, il n’en reste pas moins délicat de comparer les résultats des recherches de la KUL et Paul de Grauwe avec l’évaluation des programmes des partis politiques telle que menées par le Bureau du Plan. Comme on nous l’a appris dans l’enseignement fondamental, on n’additionne pas des pommes avec des poires. Par conséquent, une certaine rigueur méthodologique nous impose donc de ne comparer que des chiffres qui ont été établis sur des bases similaires.

Faisons le point…

C’est sur cette base méthodologique que l’on repèrera les balises suivantes. Plus le taux de taxation proposé sera élevé, plus les effets retour négatifs en termes de rendement de l’impôt proposé seront élevés. En effet, il faut envisager le taux de taxation du point de vue des coûts d’opportunité. Un coût d’opportunité permet de mesurer le gain résultant de devoir choisir entre plusieurs options se présentant à un acteur. En l’espèce, un taux d’imposition élevé diminue le coût relatif de son alternative la plus connue, à savoir la fraude. Un taux facial plus léger se caractérise donc par un rendement supérieur. On retiendra également que plus la base sur laquelle repose une formule d’imposition des gros patrimoines est importante numériquement, plus les rentrées seront élevées.

Si on suit ces deux lignes de conduite dans la conception d’un projet de taxation du capital, on sort à proprement parler de l’impôt des ultra-riches pour privilégier davantage une forme de taxation du dernier décile de la population, voire un peu en-deçà. C’est clairement le cas avec la proposition du Parti Socialiste qui rapporte le plus aux pouvoirs publics d’après les calculs du Bureau du Plan (7,6 milliards et 4 milliards après nos corrections)

Comment appréhender, et éventuellement justifier, en termes de justice fiscale une telle orientation ? En choisissant de privilégier un grand angle, on peut citer le célèbre économiste Paul Samuelson (1915-2009). Au soir de sa vie, ce dernier discernait les effets de la mondialisation sur les rapports de classe à l’échelle mondiale en décrivant cette période de l’histoire contemporaine comme « un processus globalement gagnant, mais pas pour tout le monde. Sur les cinquante prochaines années, ce sont les plus volontaires et les plus capables qui en bénéficieront. En revanche, les populations à bas revenus seront les principales perdantes sur les cinq continents »[39].

On remarquera, au passage, que Paul Samuelson ne constitue en rien, d’un point de vue idéologique, une source particulièrement virulente d’opposition à la mondialisation néolibérale. Cela dit, il repérait, malgré tout il y a près de vingt ans déjà, un effet polarisant sur le tissu social résultant de l’internationalisation des échanges. Avec le recul, il est possible de vérifier qu’en réalité, ce sont les 10% les plus riches de la population (en statistique, on parle de dernier décile) qui ont le plus profité de la mondialisation. La chose a été vérifiée empiriquement par Valentin Lang, professeur adjoint d'économie politique à l'Université de Mannheim, et Marina M. Tavares, économiste auprès du Fonds monétaire international (FMI). Nous noterons tous au passage qu’avec le FMI, on n’est clairement pas dans la catégorie « subversifs anticapitalistes ».

Dans une fort intéressante étude, les deux chercheurs ont tenté de déterminer de quelle manière la mondialisation a, depuis le milieu des années 1970, affecté les inégalités à l'échelle mondiale. Il est indéniable, d’après cette étude, que la mondialisation a creusé les inégalités de revenus à l’échelle de la planète. A ce propos, s’il est vrai que les revenus de nombreuses personnes à travers le monde ont considérablement augmenté grâce à la mondialisation économique et à l’essor des échanges qui s’en est suivi au cours des 50 dernières années, ce sont essentiellement les 10% les plus riches de la distribution des revenus nationaux qui ont le plus bénéficié de cette dynamique de croissance.

Parallèlement, la mondialisation a réduit les inégalités entre les pays alors qu’elle les a accentuées entre groupes sociaux. Les différences entre les pays jouent donc un rôle de plus en plus faible dans le profil des inégalités à l’échelle du monde. En définitive, l'influence de la mondialisation sur les inégalités de revenus à l'échelle mondiale a été plus importante que prévu du temps de Paul Samuelson. Autrement dit, les gains de la mondialisation se sont principalement concentrés sur les plus riches tandis que les groupes à faibles revenus en ont peu bénéficié, voire pas du tout. Les chiffres sont, de ce point de vue, on ne peut plus clairs.

A l’intérieur du dernier décile (les 10% les plus riches), on peut notamment pointer le fait que la mondialisation a particulièrement profité aux 5% les plus riches. Il n’y a donc aucune légitimité à ne centrer l’imposition du patrimoine que sur le pourcent le mieux doté du point de vue de ses revenus sociaux d’existence. Pour l’autre moitié du décile, les gains ont été plus modérés, mais réels. Au total, en regardant l’ensemble de la distribution des revenus, il ressort très nettement que le décile le plus riche a tiré des gains substantiels du processus de globalisation des échanges. Les autres catégories ont soit subi des pertes statistiquement significatives, plus particulièrement du décile 1, les 10% les plus pauvres, au décile 7) ou n’ont pas connu de modifications significatives (déciles 8 et 9)[40]. Nous venons de démontrer, au passage, qu’il est légitime de concentrer la taxation du patrimoine sur le dernier décile de la population.

Et si cela ne devait pas suffire pour renflouer les caisses de l’Etat, il nous reste encore la possibilité de réhabiliter l’ISOC, éventuellement dans sa totalité. A cet égard, on n’hésitera pas à rappeler qu’un retour à l’ISOC d’avant la réforme du gouvernement Michel rapporterait 5,261 milliards d’euros par an aux finances publiques de ce pays, soit plus de 26 milliards d’euros au terme d’une législature.

On terminera cette mise au point en revenant sur le débat assez classique « réduction des dépenses versus augmentation des recettes » pour en montrer le caractère parfois un peu réducteur. En effet, certaines mesures fiscales consistent en des exemptions au régime général d’imposition sous forme de niches bénéficiant à certaines catégories particulières de contribuables. C’est par exemple le cas des voitures de société. On parle à ce propos de dépenses fiscales. Supprimer cette dépense correspondant à la subsidiation d’un type particulier de consommation et équivaut à enregistrer une recette supplémentaire pour les pouvoirs publics. L’ensemble de ces dépenses fiscales a fait l’objet d’évaluations récentes.

Il apparaît, à ce propos, que les dépenses fiscales en Belgique correspondaient aux montants suivants au cours des années 2019 et 2020. Il va de soi que ces avantages s’avèrent particulièrement injustes et inefficaces s’ils sont concentrés dans la partie supérieure de la distribution des revenus[41]. Le tableau qui suit permet de montrer l’importance des dépenses fiscales dans le système fiscal belge. Le montant auquel correspondaient ces dérogations en 2019-2020 correspondait à près de 40 milliards d’euros (39,818 milliards pour être plus précis) au total.

On pourrait bien sûr rétorquer que la période 2020 fut, en raison de la pandémie de Covid-19, exceptionnelle à plus d’un titre, en ce compris sur le plan fiscal. Les pouvoirs publics n’avaient, à l’époque, pas le choix. Ils devaient laisser filer les déficits et sacrifier des recettes pour porter à bout de bras l’économie. Pour parer cette objection parfaitement compréhensible, on se référera à des écrits plus anciens qui pointaient déjà le caractère important, pour ne pas dire exorbitant, des dépenses fiscales en Belgique.

Il y a près de 15 ans, les travaux de Valenduc ont permis de constater que les dépenses fiscales représentaient un manque à gagner brut pour l'Etat belge de l'ordre de 5% du PIB (18 milliards d'euros de l’époque) chaque année. Imaginons qu’en vitesse de croisière, le coût des mesures de dépense fiscale équivale structurellement à 18 milliards de 2011[42]. Sur cette base, on peut donc calculer estimer qu’à la valeur actuelle, le montant des dépenses fiscales avoisinent les 24 milliards d’euros. Récupérer un milliard d’euros par an dans ces conditions ne semble pas a priori impossible. En fait, un milliard, cela représente 4,2% de 24 milliards. Autrement dit, il est possible de laisser intact l’essentiel du dispositif des dépenses fiscales (à raison pour être tout-à-fait précis de 95,8% de ce dernier) tout en récupérant un milliard d’euros par an, donc 5 milliards au bout d’une législature.

Nous voici arrivés presque au bout de nos calculs. C’est l’occasion de reprendre sous la forme d’un tableau récapitulatif les différents montants discernés à partir de nos tentatives de quantification. Ces chiffres ne sont évidemment pas à prendre ou à laisser en l’état. En effet, ils désignent avant toute chose des ordres de grandeur. Lorsque l’on regarde les données de ce tableau de plus près, on s’aperçoit que l’impôt sur la fortune dans ses versions PTB-PVDA et Ecolo offrent des recettes quasiment identiques. La version de Groen offre les recettes les plus faibles. Vu l’absence de test par le Bureau du Plan, nous ne mentionnons la taxe de Grauwe qu’à titre purement informatif. Au total, cela nous conduit donc à considérer que les projets du Parti Socialiste en matière de taxation de la fortune sont les plus intéressants pour les finances publiques.

A côté de la taxation des grands patrimoines, d’autres sources de revenu existent. On pensera évidemment au rétablissement de l’ISOC (5,261 milliards d’euros par an). Pour terminer, n’oublions pas de mentionner qu’une rationalisation, somme toute modeste, des dépenses fiscales permettrait de dégager un milliard d’euros par an. Si la formule d’imposition du patrimoine du PS était appliquée demain en Belgique, que l’on remettait en place l’ISOC tel qu’il existait avant la Suédoise et que l’on diminuait d’un milliard d’euros par an, le gouvernement fédéral de la Belgique disposerait d’un peu plus de 54 milliards d’euros pour affronter les défis du vieillissement, du réarmement et de l’assainissement des finances publiques.

De l’utopie ?

Le désenchantement à l’égard du Politique pourrait conduire certains lecteurs à trouver que tout ceci est bien utopique. On pourrait toujours rétorquer que l’utopie est toujours directrice du point de vue du mouvement social. Qui aurait cru en 1889, par exemple, en Belgique que la classe ouvrière (masculine) aurait arraché le droit de vote quelque trente ans plus tard ?

Cela dit, l’idéologie dominante a plus d’un tour dans son sac quand il s’agit de faire avaler la pilule des inégalités aux travailleurs. A ce propos, une posture fort en vogue consiste à estimer que « oui, bien sûr, une imposition plus forte du capital est souhaitable en Belgique mais que sa mise en œuvre se heurte, hélas, à des impossibilités d’ordre technique ». Et les dominants de prier les gentils idéalistes naïfs de rentrer rêvasser dans leurs humbles chaumières.

Force est cependant de constater que ces arguments d’ordre technique relèvent, en réalité, du discours idéologique au plein sens marxien du terme. En l’occurrence, il s’agit d’un discours tromper qui jette un voile sur la réalité sociale afin de perpétuer les ressorts d’une domination de classe. Examinons d’un œil critique cet argumentaire.

On commencera par l’argument massue de l’absence de cadastre des fortunes en Belgique rendant impossible dans les faits la mise en œuvre d’un impôt sur la fortune (ISF). On peut aujourd’hui estimer qu’il s’agit d’un faux-semblant. En effet, un cadastre des fortunes existe déjà en Belgique. Il s’agit de ce que l’on appelle le registre UBO. En effet, la législation européenne relative à la prévention du blanchiment de capitaux et à la répression du financement du terrorisme oblige tous les États membres de l'UE à tenir un registre contenant certaines données sur les bénéficiaires effectifs (« ultimate beneficial owner » ou UBO) des sociétés et autres entités juridiques (sociétés, fondations, trust, fiducie et aussi les ASBL). Pour être très concret, les bénéficiaires effectifs d'une entité désignent toutes les personnes physiques qui détiennent ou contrôlent l'entité concernée.

En ce qui concerne les informations économiques et financières, mieux vaut se fier à la presse économique qu’aux journaux visant un public plus large. En effet, la presse généraliste se caractérise par une dimension d’inculcation idéologique à l’endroit des masses tandis que la presse économique, puisqu’elle informe la classe dominante, doit impérativement adopter un point de vue matérialiste et précis à destination des décideurs. Dans cet ordre d’idées, on se contentera de relever que pour Trends Tendances, l’adoption du registre UBO par la Belgique pouvait être considérée, dès 2018, comme équivalente à une entreprise de cadastrage des fortunes[43].

En outre, il faut également faire un sort à l’argument qui voudrait que l’adoption d’une taxation de la fortune se soldera automatiquement par un exode des fortunes taxées de telle sorte que tous les chiffres présentés dans cette étude ne valent finalement rien. A ce sujet, on fera observer que les estimations produites dans toutes les recherches citées auparavant intègrent des hypothèses d’exode des contribuables fortunés.

En fin de compte, il apparaît que dans leur choix de migration, les classes aisées tiennent davantage compte d’éléments tels que les soins de santé, l’accès à l’éducation et la stabilité économique globale que les niveaux d’imposition dans leurs stratégies d’expatriation[44]. Imaginons, dès lors, qu’une personne détenant 5.000.000 d’euros doive s’acquitter d’un impôt de 2% sur sa fortune, c’est-à-dire 100.000 euros. Cette somme doit être évidemment rapportée aux revenus estimables de son patrimoine après impôt sur les plus-values. Or, dans le cas des 10% les plus riches de la population, ce revenu s’élèverait en moyenne à lus de 500.000 euros[45]. De façon plus empirique, on a pu observer au Royaume-Uni, dans la foulée du Brexit, que les augmentations d’impôt visant les ménages bénéficiant du statut avantageux de foyers non-domiciliés se sont soldées par un nombre de départs particulièrement faible. Une étude récente estime d’ailleurs que la probabilité d’un d’exode fiscal après adoption d’un ISF ne concernerait en fin de compte que 3,2% des aménages concernés[46].

La presse grand public (toujours elle, décidément) a fait courir la rumeur, il y a quelles années (en 2023 pour être plus précis), que les foyers les plus fortunés fuyaient la Norvège en raison d’une augmentation tout-à-fait minime (0,01%) de l’ISF local[47]. En réalité, sur les 236.000 millionnaires et milliardaires que compte la Norvège, seules 30 personnes ont choisi, en 2023, de s’exiler pour des raisons fiscales, « un chiffre qui, bien que légèrement supérieur à celui des années précédentes, équivaut à seulement 0,01% des richissimes ressortissants norvégiens »[48]. On notera également que l’évaporation de recettes fiscales du fait de ces départs ne constitue qu’une faible fraction des recettes supplémentaires découlant de l’augmentation du taux de l’ISF en Norvège.

Passons à présent à un autre mythe concernant la taxation de la fortune, en l’occurrence, son impact potentiellement déprimant pour l’économie. Sur ce point, il convient d’adopter un point de vue contre-intuitif. Des études d’économie produites dans le champ académique ont, en effet, permis de prouver que l’ISF permet, en réalité, d’augmenter le taux de croissance d’une économie nationale. C’est que les gros patrimoines orientent globalement peu leurs investissements vers les segments productifs de l’économie. Par conséquent, l’application d’un ISF réoriente le flux des investissements vers l’économie réelle au détriment des sphères de la spéculation. Au total, le passage d’une économie de rente à une économie de production via « l’euthanasie des rentiers » (selon la célèbre formule de Keynes) permet la création d’emplois et donc raffermit la demande de biens et de services[49].

On terminera ce court argumentaire en dénonçant le préjugé qui voudrait que l’ISF saperait les valeurs de travail et d’effort au sein de la société. Il se trouve qu’à y regarder de plus près, les grandes fortunes sont moins fondées sur le mérite que sur l’héritage. C’est ainsi qu’en Belgique, on note une remarquable stabilité du top 10 des fortunes en Belgique. Les familles les plus récentes sont installées dans ce sommet de la fortune depuis au moins 3 générations et la famille de Spoelberch (3ème fortune du pays) fait partie de notre oligarchie depuis 7 générations[50]. A titre de diversion, les partisans de l’idéologie dominante chez nous font parfois valoir que dans d’autres familles de capitalisme, la mobilité sociale est plus importante que dans notre pays. L’exemple des Etats-Unis est souvent cité pour appuyer le propos. On peut pour contrer cet argument prendre au hasard l’exemple de la famille Rockefeller. John Davison Rockefeller (1839-1937) était l’homme le plus riche du monde au début du 20ème siècle. Pour autant, s’il est vrai que l’on ne trouve plus un Rockefeller à la tête des personnes les plus fortunées aux Etats-Unis, force est de cependant constater que la famille Rockefeller a bien sa place parmi les ultra-riches au sein de la société états-unienne. Pour mieux situer les choses, on repèrera que la richesse de l’empire Rockefeller est aujourd’hui disséminée entre 200 héritiers environ et représenterait une valeur nette d'environ 10,3 milliards de dollars, soit 50 millions par personne en moyenne. La famille Rockefeller reste d’ailleurs la 42ème famille la plus fortunée des Etats-Unis d’Amérique[51].

Ces 200 petits veinards au grand Lotto de la vie appartiennent donc encore et toujours aujourd’hui en moyenne au pourcent le plus fortuné de la société états-unienne. Dans le même ordre d’idées, le concept même de self-made man ne semble guère adéquat pour décrire le parcours de promotion sociale des grandes fortunes aux Etats-Unis de nos jours. En réalité, la grande majorité des grands self-made men dans l’histoire des Etats-Unis provient des classes moyennes supérieures et a connu une trajectoire sociale ascensionnelle, en passant de la petite et moyenne bourgeoisie aux salons dorés de la grande bourgeoisie oligarchique. En somme, la possibilité réelle de devenir un sel made man se limite dans les faits en très grande partie à la frange des 10% les plus riches de la population.

Dans la réalité sociale, le capitalisme réel et la méritocratie font donc mauvais ménage. La chose est d’autant plus évidente que l’origine de l’accumulation du capital se trouve dans le travail des 80-90% d’en bas. Par conséquent, c’est l’imposition de la fortune qui permet finalement de redonner sens à la valeur du mérite.

Dans l’analyse de la réalité sociale, il faut savoir être contre-intuitif. Les apparences sont, en effet, terriblement trompeuses. Et d’ailleurs, « toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses se confondaient »[52].

 

Conclusion

En définitive, le déséquilibre des finances publiques en Belgique doit davantage à une carence de recettes qu’à un excès de dépenses. Pour s’en convaincre, il faut rompre avec un pan de l’idéologie dominante qui veut que la Belgique soit un pays particulièrement égalitaire. En effet, si l’on tient compte des inégalités de patrimoine, la Belgique se caractérise par de profondes disparités socio-économiques.

C’est ici qu’intervient le projet de taxer la grande fortune. On retiendra qu’en nous livrant à divers calculs visant à dégager des marges à la grosse louche, il est apparu qu’un minimum de 4 milliards d’euros par an semblait réalisable. De surcroît, si l’on rétablissait l’impôt des sociétés en Belgique, les pouvoirs publics pourraient compter sur une rentrée de 26 milliards d’euros sur l’espace d’une législature. Pour rappel, l’effort budgétaire de la coalition Arizona porte sur quelques 23 milliards. Une partie de ce montant est composé, au demeurant, d’effets retour absolument hasardeux, Il y a, à ce sujet, un consensus parmi les économistes du pays.

De ce point de vue, la taxation de la fortune s’avère une piste autrement plus crédible. Certains arguments utilisés dans la sphère publique pour contrer la progression dans le débat public de l’impôt sur la fortune (ISF) visent à faire diversion pour miner cette crédibilité. Passons-les succinctement en revue. L’idée que les riches, s’ils sont taxés, vont tous fuir la Belgique n’a rien d’évident. Des études ont montré que les exils fiscaux ne concernaient qu’un nombre limité de foyers fiscaux. Dans le même ordre d’idées, la mise en œuvre d’un ISF permet de dégonfler le volume des investissements de nature spéculative au sein d’une économie de manière à favoriser la sphère productive et la croissance. De surcroît, différentes études ont, à ce jour, permis de démontrer que le premier mécanisme d’enrichissement au sein des 10 plus grandes fortunes de ce pays repose sur l’héritage.

A ce propos, certaines familles occupent le top niveau de la fortune en Belgique depuis parfois près de deux siècles. Cette réalité, pour le moins interpellante, s’accompagne d’une forte endogamie sociale se traduisant par le fait que la plupart des self-made men proviennent des classes moyennes supérieures voire de la moyenne bourgeoisie. Dans ces conditions, si l’on part du principe que c’est le travail déployé à tous les niveaux de la société qui engendre la richesse, on doit logiquement conclure qu’en réalité, l’impôt sur la fortune inscrit les principes de mérite dans le droit fiscal d’un pays.

Un autre argument contre l’ISF a trait non plus à son opportunité mais à sa faisabilité. C’est ainsi que dans le débat public en Belgique, l’absence d’un cadastre des fortunes est souvent évoquée pour conclure à l’impossibilité d’instaurer une taxation des grands patrimoines. Ce texte a permis d’établir que depuis 2018, une base de données mise en œuvre au niveau du ministère des Finances pour satisfaire aux exigences d’une directive européenne destinée à lutter contre la blanchiment et le financement occulte du terrorisme permet déjà de connaître avec un bon degré de précision la composition des patrimoines des particuliers chez nous. La presse économique qui parle aux élites l’avait déjà noté, il y a 7 ans de cela.

Bref, la taxe des millionnaires, c’est vraiment du sérieux…

 

[1] Le Soir, Carta Academica : Pourquoi le revenu professionnel est-il si lourdement taxé en Belgique ?, tribune rédigée par Simon Watteyne, chargé de recherches FNRS en histoire à l’Université libre de Bruxelles, édition mise en ligne du 1er mars 2025.

[2] Bruno Colmant, Taxer les plus-values ? Une nouvelle erreur historique ?, site de Deg&Partners, 14 janvier 2025. Url : https://blog.degandpartners.com/fr/article/taxer-les-plus-values-une-nouvelle-erreur-historique/25637. Date de consultation : 4 février 2025.

[3] Lire à ce sujet Renault, Emmanuel, « L'idéologie comme légitimation et comme description » in Actuel Marx, 2008/, n°43, 2008. pp.80-95.

[4] OCDE, Coin fiscal (% du coût du travail), 2023. Url : https://shorturl.at/BBZuJ. Date de consultation : 4 mars 2025.

[5] OCDE, Les impôts sur les salaires. La fiscalité et le genre sous l’angle du deuxième apporteur de revenu, 2024.

[6] CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS ET SÉNAT DE BELGIQUE, La réforme fiscale, RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION PARLEMENTAIRE MIXTE CHARGÉE DE LA RÉFORME FISCALE PAR MM. Rik DAEMS (S), Daniel BACQUELAINE (Ch), Dirk VAN DER MAELEN (Ch) ET MME Vanessa MATZ (S), 24 février 2014, p.28.

[7] Banque mondiale, Indice de Gini, 2021. Url https://shorturl.at/XmBaH. Date de consultation : 7 mars 2025.

[8] Capéau, B., Decoster, A., De Rock, B., Vanderkelen, J. (2024). Did Belgium withstand the storm of rising inequalities ? Income inequality in Belgium, 1985–2020 in Fiscal Studies, 45 (3), pp.285-308.

[9] Pak, M, Pionnier, P-A et Schwellnus, C, Évolution de la part du travail dans les pays de l’OCDE au cours des deux dernières décennies, Economie et Statistique, n° 510-511-512, 2019, p.20.

[10] La Libre Belgique, La Belgique fait face à une montée des inégalités depuis la crise financière, pages 4 et 5, édition papier du mardi 4 mars 2025.

[11] Illouz E, « Du paradoxe de la libération à la disparition des élites libérales » in Geiselberger H. (dir.), L’âge de la régression, Premier Parallèle, Paris, 2017.

[12] Cette réalité est d’ailleurs sans doute déjà ancienne mais a sans doute été accentuée après la crise financière de 2007-2008. Lire à ce sujet Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Seuil, Paris, 2006.

[13] Eco, U, Reconnaître le fascisme, Grasset, Paris, 2017.

[14] Capéau, B., Decoster, A., De Rock, B., Vanderkelen, J, op.cit, pp.303-306.

[15] Ibid.

[16] La Libre Belgique, édition mise en ligne du 1er mars 2025.

[17] FGTB, La majorité des experts du Conseil Supérieur des Finances plaident pour un impôt sur les plus-values, communiqué de presse, 7 mai 2020.

[18] CSC, Fiscalité juste, brochure éditée en décembre 2024, p.22.

[19] FGTB wallonne, Légiférer sur la rémunération du capital au profit des salaires et des politiques sociales, décembre 2008.

[20] Durand, P, (dir), Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique, Ed.Aden, Bruxelles, 2007.

[21] Rapport de la Cour des comptes, Commentaires et observations sur les projets du budget de l’État pour l’année budgétaire 2018, p.124.

[22] Trends-Tendances, édition mise en ligne du 13 février 2025.

[23] L’Echo, La dette bruxelloise pourrait atteindre 22 milliards d'euros en 2029, édition mise en ligne du 29 juin 2024.

[24] Apostel, Arthur & O'Neill, Daniel W, “A one-off wealth tax for Belgium : Revenue potential, distributional impact, and environmental effects” in Ecological Economics, Elsevier, vol. 196, pp.14-16. Calculs propres.

[25] Frank, M., et al, « La distribution du patrimoine des particuliers en Belgique (1969) » in Cahiers Economiques de Bruxelles (vol.79), 1978, pp. 341–389.

[26] Conseil Centrale de l’Economie (2018), “La distribution du patrimoine des ménages”, Note documentaire, CCE 2018-0779.

[27] Krenek, A., & Schratzenstaller, M. (2018), “A European Net Wealth tax”, WIFO Working Papers, n°561.

[28] Jakob Kapeller, Stuart Leitch & Rafael Wildauer, 2021. "A European Wealth Tax for a Fair and Green Recovery," Working Papers PKWP2119, Post Keynesian Economics Society (PKES).

[29] Frank, M., et al, op.cit.

[30] Rademaekers, K., & Vuchelen, J. (1999), “De verdeling van het Belgisch gezinsvermogen”, Cahiers Economiques de Bruxelles 164, pp. 375–429.

[31] Bastin, T, Bayenet, B, Tojerow, I et Verdonck, M, Étude relative à la taxation des grands patrimoines réalisée pour le compte du Bureau fédéral du Plan, Dulbea, juillet 2023, p.18.

[32] Bureau du Plan, Chiffrage des programmes des partis dans le cadre des élections 2024, 6 février 2024, Url : https://www.dc2024.be/measures/measures_fr.html. Date de consultation : 13 mars 2025.

[33] Marco Van Hees, Le guide du richard. Voyage au cœur du capitalisme belge, Ed. Couleur Livres, Mons, 2024, p.445.

[34] Keytrade Bank, Le Belge et son patrimoine, Wealth Report (édition 1), 2024, pp.8-9.

[35] Trends Tendances, L’épreuve de vérité de Bart De Wever. Au moment d’objectiver économies et réformes, édition mise en ligne du 29 juillet 2024.

[36] VRT News, Toekomstig premier De Wever : "Hervormingen in arbeidsmarkt en pensioenen zijn communautaire hervormingen", édition mise en ligne le 1er février 2025.

[37] Trends, 72,5 procent van de Vlamingen is voor een vermogensbelasting, édition mise en ligne du 26 février 2024.

[38] Bastin, T, Bayenet, B, Tojerow, I et Verdonck, M, Dulbea (ULB), op.cit, p.71.

[39] Interview de Paul Samuelson in L’Expansion, n° 703, décembre 2005.

[40] Lang, V, Tavares, M, “The global distribution of gains from globalization” in The Journal of Economic Inequality, vol.22, 2024, pp.371-373.

[41] Lire à ce propos Christian Valenduc, « L’impôt en Belgique : combien, comment, pourquoi ? » in En Question (revue du Centre Avec), n°142, septembre 2022.

[42] Communication de Christian Valenduc, "Dépenses fiscales, ajustement budgétaire, efficacité et équité", diaporama pédagogique présenté dans le cadre des journées d'étude de l'Institut belge des Finances publiques (IBFP) le 16 septembre 2011 sur le thème « Budget 2011 et politique fiscale ». Cité par Dupret, X, La Belgique endettée. Mécanismes et conséquences de la dette publique, Ed.Couleur Livres, Mons, 2012.

[43] Trends Tendances, UBO : le cadastre des fortunes qui ne dit pas son nom, édition mise en ligne du 21 novembre 2018.

[44] Cristobal Young, Charles Varner, Ithai Z Lurie & Richard Prisinzano, “Millionaire Migration and Taxation of the Elite : Evidence from Administrative Data” in American Sociological Review 81/3, pp.421–446, 2016.

[45] Andreas Fagereng, Luigi Guiso, Davide Malacrino &Luigi Pistaferri, “Heterogeneity and Persistence in Returns to Wealth” in Econometrica 88/1, pp.115–170, 2020.

[46] Arun Advani, David Burgherr & Andy Summers, “Taxation and Migration by the Super-Rich”, Institute of Labor Economics, IZA DP n°16432, 2022.

[47] Libération, Norvège : les super-riches fuient le pays terrifiés par une monstrueuse hausse d’impôt de… 0,1 point, édition mise en ligne du 10 avril 2023.

[48] Les Verts/ALE, Tax The Rich : du slogan à la réalité, Parlement européen, 15 septembre 2023 2023, p.17. Url : https://shorturl.at/orWnK. Date de consultation : 22 mars 2025.

[49] Atif Mian, Ludwig Straub &Amir Sufi, “The Saving Glut of the Rich”, Working Paper. Working Paper Series. National Bureau of Economic Research (Washington), 2020.

[50] Marco Van Hees, op.cit., p.443.

[51] Forbes, America’s Richest families, 24 mars 2025. Url : https://www.forbes.com/families/list/#tab:overall

[52] Marx, Karl, éd. 1976,, Le Capital (1867), Livre III, Editions sociales, Paris, p.739.


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