Le « bouldras », roi du causse

par Fergus
lundi 11 août 2014

Ils sont superbes, les vautours fauves, avec leur belle livrée brune, leur collerette de duvet blanc et leurs grandes ailes aux rémiges caractéristiques. Quoi de plus beau que l’envol de ces rapaces dans les cirques escarpés ? Quoi de plus majestueux que leur vol plané sur les immensités du causse ? Ce spectacle, les rares habitants des gorges de la Jonte peuvent l’admirer tous les jours...

Vautour fauve (photo Cyrille Le Goaziou)

Les aïeux des Caussenards d’aujourd’hui pouvaient également admirer ce spectacle autrefois : les vautours fauves étaient en effet chez eux dans les Causses durant la première moitié du 20e siècle. Décimés par les poisons destinés à éliminer loups et renards ainsi que par les tirs de stupides chasseurs en quête de trophées spectaculaires, ces magnifiques rapaces pouvant atteindre 2,90 mètres d’envergure ont disparu de ce territoire sauvage en 1950 pour le dernier des « bouldras* ». Mais il était écrit que le vautour fauve reviendrait un jour entre Tarn et Jonte, par la volonté de quelques hommes acquis à sa cause... 

Ce temps est revenu, et elle semble désormais loin l'époque où les premiers bouldras réintroduits dans les Causses, se conduisaient comme de vulgaires volailles, faute d’avoir complètement réappris à se nourrir seuls des carcasses de brebis mortes sur les étendues caussenardes. En 1982, on pouvait même voir, de temps à autre, un vautour déambuler tranquillement sur la route, du côté du hameau du Truel, en amont du Rozier.

L’aventure de la réintroduction du bouldras dans les Causses avait commencé beaucoup plus tôt. Dès 1970, des volières avaient été installées sur la partie ouest du causse Méjean, près du hameau de Cassagnes, sur une initiative conjointe du Parc National des Cévennes et du Fonds d’Introduction des Rapaces (FIR), intégré depuis à la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO). À l’origine de cet audacieux projet, trois naturalistes passionnés par cet objectif, trois hommes auxquels il convient ici de rendre l’hommage qu’ils méritent : le regretté Michel Brosselin et les frères Michel et François Terrasse dont le remarquable travail de pédagogie auprès des populations locales a largement contribué au succès d’une opération en forme de défi.

Le choix de Cassagnes s’était imposé comme une évidence aux spécialistes. Situé entre les canyons du Tarn et de la Jonte, le hameau occupait en effet à leurs yeux une situation idéale pour tenter une expérience de réintroduction. D’une part, pour sa proximité avec les immensités austères du causse, lieu traditionnel de pâture des troupeaux de brebis, et par conséquent « garde-manger » potentiel de ces magnifiques rapaces. D’autre part, en raison de la présence toute proche des spectaculaires corniches et cirques des gorges de la Jonte, cette profonde entaille dans le calcaire qui sépare le causse Méjean du causse Noir. Le vautour n’est effectivement pas capable de s’élever seul dans les airs pour aller prospecter les environs à la recherche des carcasses. Il doit pour cela attendre que le soleil ait suffisamment chauffé l’air pour créer des courants ascendants le long des falaises.

D’abord captifs, puis semi-captifs, des vautours fauves provenant de différents parcs zoologiques et centres de sauvegarde de la faune, notamment pyrénéens (français et espagnols), ont été progressivement acclimatés à leur nouvel environnement dans les volières de Cassagnes. Rendus inaptes par des maladies ou des blessures, une partie d’entre eux n’étaient pas destinés à participer à l’aventure, mais au moins trouvaient-ils là un environnement en rapport avec leur milieu naturel d’origine.

En 1975, un premier lâcher de cinq vautours échoue : trois d’entre eux, venus d’Espagne, disparaissent, sans doute repartis vers les sierras ibériques ; un autre meurt électrocuté sur une ligne EDF ; le dernier est abattu par un chasseur myope qui l’aurait confondu avec un faisan !

Rendus méfiants par cet échec, les maîtres d’œuvre du projet se montrent désormais prudents, et ce n’est qu’en 1981 (le 15 décembre) qu’ils procèdent au deuxième lâcher de vautours. Les volières de Cassagnes comptent alors 86 pensionnaires, tous bagués. Cinq couples obtiennent le visa définitif de sortie. La réussite est cette fois au rendez-vous : les bouldras installent leurs nids dans les chaos rocheux et sur les vires inaccessibles des falaises de la Jonte, où ils peuvent se reproduire en liberté et partir progressivement à la conquête de leur territoire. Ils sont aidés dans leur nouvelle vie par une dérogation à la loi qui rend obligatoire l’équarrissage des animaux morts : moyennant un abattement de 40 % sur la taxe d’équarrissage, les éleveurs de brebis volontaires déposent les carcasses d’animaux sur des « placettes d’alimentation » dont le nombre évolue avec la population des oiseaux (on compte aujourd'hui environ 70 placettes). D’autres lâchers de vautours suivent jusqu’en 1986 avant de cesser définitivement après la mise en liberté du 61e bouldras, les processus de reproduction naturelle permettant l’augmentation naturelle de la colonie.

En 1990, malgré la mortalité due aux lignes électriques**, on recensait une centaine de vautours fauves sur le Causse, puis le double en 1996. On compte aujourd’hui environ 400 couples de vautours nicheurs dont la plupart restent attachés aux gorges de la Jonte dans le secteur Le Rozier - Le Truel. Mais un nombre croissant de rapaces colonise désormais les gorges du Tarn et, au sud du Causse Noir, les gorges de la Dourbie. Ces colonies attirent même des vautours venus d’ailleurs : on a relevé la présence d’oiseaux issus d’Espagne et du Portugal, ainsi qu’un vautour croate arrivé dans les gorges de la Jonte en 2003 !

Depuis 1992, les vautours fauves ne sont plus seuls dans les Causses. En collaboration avec la Black Vulture Conservation Foundation, la LPO et le Parc National des Cévennes ont réussi à réintroduire également des vautours moines. On en recense désormais environ 80 dont une moitié de couples reproducteurs. Les deux espèces cohabitent sans problème et participent même conjointement aux curées. C’est d’ailleurs là qu’il est le plus facile d’observer les vautours moines, nettement plus discrets dans leur mode de vie que les vautours fauves, du fait notamment d’un habitat moins décelable dans les pins sylvestres.

Autres hôtes des grands causses, le gypaète barbu dont quelques individus ont été réintroduits avec succès en 2012, et le vautour percnoptère – joliment appelé « Marie-Blanque » en Béarn – dont plusieurs couples sont venus spontanément s’installer dans la région ces dernières années.

Pour observer ces vautours au plus près, le mieux est de procéder en deux temps. Tout d’abord monter le matin à Cassagnes pour emprunter le sentier des corniches de la Jonte en direction du col de Francbouteille via les superbes Vase de Chine et Vase de Sèvres. On est là au cœur de la zone de nidification des bouldras, parfaitement placé, même sans jumelles, pour les voir s’élever le long des falaises en profitant des courants ascendants pour partir en quête de carcasses sur le causse. On peut ensuite se rendre au Truel pour aller visiter la Maison des vautours. Outre les espaces d’exposition sur le milieu naturel et le mode de vie des oiseaux, la Maison des vautours offre un remarquable belvédère sur un cirque calcaire où les rapaces peuvent être observés en détail grâce à d’efficaces longues-vues. Un équipement vidéo permet en outre de voir en direct les sites de nidification grâce à des caméras braquées sur les aires d’habitat. Idéal après l’éclosion des œufs !

Je devais cet article au bouldras et je le remercie sincèrement de me l’avoir inspiré. C'est en effet à ce rapace que je dois mon plus intense souvenir ornithologique. Alors que mon épouse, mon fils et moi faisions une pause casse-croûte sur une étroite dalle au bord d’une vertigineuse corniche à proximité du Vase de Sèvres, un vautour, porté par le courant, a surgi du cirque qui s’ouvrait en contrebas. Ses 2,80 m d’envergure sont passés dans un bruissement de planeur à quelques dizaines de centimètres au-dessus de nos têtes. Un souvenir inoubliable... 

 

Nom occitan du vautour

** On estime à une centaine le nombre des vautours tués par le réseau électrique depuis 1981. Outre les balises colorées placées sur les câbles pour signaler leur présence aux oiseaux, d’autres dispositifs de dissuasion sont à l’étude.

 

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