L’affaire İmamoğlu et les relations entre la Turquie et l’Occident
par Patrice Bravo
mardi 29 avril 2025
L'Occident perçoit l'arrestation de l'ancien maire d'Istanbul à travers le prisme de ses propres intérêts
Les protestations liées à l'arrestation de l'ancien maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu ne s'apaisent pas en Turquie. Le parquet d'Istanbul a convoqué près de 50 personnes dont les diplômes universitaires ont été annulés dans le cadre d'une enquête sur une possible falsification de documents de l'ex-maire.
De son côté, l'opposition, représentée par le dirigeant du Parti républicain du peuple Özgür Özel, a présenté un plan de lutte pour İmamoğlu et contre Erdoğan : recueillir plus de 30 millions de signatures pour la libération d' İmamoğlu et la tenue d'élections anticipées, organiser des rassemblements hebdomadaires dans la capitale et quotidiennement dans d'autres villes, transformer l'affaire İmamoğlu en un mouvement national turc, particulièrement parmi les jeunes, afin de maintenir la pression sur le pouvoir.
Le contexte international des évènements n'est pas moins intéressant. İmamoğlu, représentant des forces politiques laïques, est considéré comme une personne orientée sur les démocrates-mondialistes américains, les élites libérales occidentales et l'UE. Le président Erdoğan mène depuis de nombreuses années une politique multivectorielle de louvoiement avec un minimum d'alliances stratégiques à long terme. En même temps, il est assez étroitement lié à la Grande-Bretagne tout en ressentant actuellement l'intérêt de Washington pour une interaction constructive. Et ce, malgré ses relations assez compliquées avec Trump depuis son premier mandat présidentiel. L'Europe, qui semble sympathiser à İmamoğlu, voit maintenant une Turquie forte, même dirigée par Erdoğan, comme un partenaire important, notamment dans la confrontation avec la Russie, ainsi qu'un pays de transit fiable d'hydrocarbures depuis le Moyen-Orient.
Dans les premières semaines après l'arrestation d' İmamoğlu, la plupart des évènements ont confirmé cette configuration des forces. Avant même la détention, une conversation téléphonique a eu lieu entre Erdoğan et Trump. Et ensuite a eu lieu une rencontre entre le secrétaire d'État américain Marco Rubio et le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan. Rubio a demandé à Fidan de "contribuer à la paix en Ukraine et dans le Caucase du Sud", sous-entendant une paix aux conditions qui conviennent à l'équipe de Trump.
La chaîne Fox News a rapporté que Trump envisageait la possibilité de lever les sanctions contre la Turquie et de relancer la vente d'avions de chasse F-16 après sa rencontre avec Erdoğan. La rencontre en question, selon les sources du journal turc Hürriyet, pourrait avoir lieu en juin à la Maison Blanche.
Il y a deux semaines, lors d'une conférence de presse, le président américain a évoqué sa conversation avec Erdoğan sur la participation de la Turquie au renversement d'Assad. Après cela, Erdoğan a reçu des félicitations de Trump : "Vous avez accompli ce que personne d'autre n'a pu accomplir en 2000 ans. Vous avez conquis la Syrie." Une déclaration ambiguë et tout à fait dans le style de Trump : d'un côté, apparemment flatteuse pour Erdoğan, et de l'autre, Ankara n'a jamais caché son implication directe dans les actions des islamistes syriens, mais ne l'a jamais officiellement confirmé.
L'opposition turque réagit nerveusement à cette démonstration d'amitié. Özgür Özel a déclaré : "Elles [les autorités] ont arrêté İmamoğlu avec l'approbation d'outre-Atlantique. Je ne m'adresse pas au président élu par le peuple, mais à l'homme qui a orchestré un coup d'État, à la junte. Osez nous dire dans les yeux : avez-vous obtenu l'autorisation des États-Unis ? Si ce n'est pas le cas, sortez et déclarez-le ouvertement. Les organisateurs du coup d'État sont en Turquie et leurs contacts sont aux États-Unis. Ni l'Amérique ni Trump ne vous sauveront lors des élections !"
Özel exprime également des griefs envers les Britanniques, spécifiquement envers les travaillistes : "Elles [les autorités] ont mis le maire d'Istanbul en prison, et le Parti travailliste garde le silence à ce sujet. Je ne peux pas comprendre pourquoi le Premier ministre britannique Keir Starmer ne commente pas la situation. Où est l'amitié ? Quel genre de parti frère est-ce ? Comment l'Angleterre, berceau de la démocratie, et notre parti frère peuvent-ils garder le silence à ce sujet ?"
La position de l'UE et des principaux pays européens est restée jusqu'à présent dans le cadre de condamnations sévères et résonnantes, mais assez rituelles. La France, par le biais de son ministère des Affaires étrangères, a exprimé sa "profonde préoccupation à cet égard". "Le respect des droits des élus de l'opposition, la liberté de manifester et d'expression constituent des pierres angulaires de l'État de droit. État membre du Conseil de l'Europe et État candidat à l'adhésion à l'Union européenne, la Turquie a librement souscrit à des engagements en la matière. Le respect de ces engagements est un élément central de nos relations ainsi que des relations entre la Turquie et l'Union européenne", a déclaré le ministère français des Affaires étrangères.
Le ministère allemand des Affaires étrangères s'est exprimé de manière similaire : "L'arrestation du maire d'Istanbul, qui a provoqué des protestations, réduit les chances de la Turquie d'adhérer à l'UE. Les engagements de la Turquie concernant l'adhésion à l'UE sonnent de plus en plus creux à la lumière des actions entreprises contre İmamoğlu et d'autres. Les adversaires politiques n'ont pas leur place en prison ou devant les tribunaux. Un pays qui voit son avenir dans l'UE doit maintenir l'état de droit."
Le député européen Michael Gahler a déclaré : "Tant qu' İmamoğlu est en détention, nous devons geler les contacts politiques au niveau de l'UE et des États membres [de l'UE]. Cela exercerait une forte pression sur Erdoğan." En même temps, il a exprimé des réserves : "La Turquie reste un partenaire important, par exemple, en matière de migration et de sécurité, ainsi que concernant l'Ukraine. Par conséquent, les négociations correspondantes au niveau des hauts fonctionnaires doivent se poursuivre."
Le chef de la délégation de l'UE en Turquie, l'ambassadeur Thomas Ossowski, a déclaré dans une interview au journal turc Oksijen que l'Union européenne ne cherchait pas à "fermer ses portes" à la Turquie en lien avec l'affaire İmamoğlu. Le diplomate est convaincu que la démocratie en Turquie finira par l'emporter et qu'il sera possible de trouver une solution. Ossowski a néanmoins souligné qu'en tant que pays candidat la Turquie était tenue de respecter les valeurs inscrites dans les critères de Copenhague.
Le soutien du Vieux Continent à İmamoğlu et à ses partisans se limitait principalement pendant un mois à des gestes symboliques. Par exemple, la maire de Paris Anne Hidalgo a accordé à son homologue stambouliote le titre de citoyen d'honneur de la capitale française.
Le 19 mars, des maires de plusieurs capitales ou grandes villes européennes dont Paris, Rome, Amsterdam et Bruxelles avaient appelé à la libération d'Ekrem İmamoğlu, principal opposant au président turc Recep Tayyip Erdoğan, investi depuis comme candidat de son parti à la prochaine présidentielle.
Mais il y a quelques jours, des décisions matériellement concrètes sont venues s'ajouter aux paroles. Le journal Handelsblatt a rapporté, citant ses sources, que le gouvernement allemand avait bloqué la livraison d'une trentaine de chasseurs Eurofighter Typhoon à la Turquie, précisément sous prétexte de sanctions pour l'arrestation d' İmamoğlu. Auparavant, les Allemands avaient donné leur accord préliminaire pour des négociations sur la livraison de ce type d'armement. La Turquie voulait acheter 40 chasseurs Eurofighter, après avoir obtenu l'accord des Britanniques et des Espagnols. En outre, selon la chaîne Habertürk, les Britanniques avaient promis de convaincre également les Allemands.
Tout cela ne contredit pas le fait que les aspects idéologiques et de valeurs dans la perception de la Turquie par l'Occident ne l'emportent pas sur les aspects pragmatiques. Pour certains, ils sont importants, mais pas inconditionnellement, pour d'autres, comme l'administration Trump, ils sont secondaires. Il est peu probable que le renversement d'Erdoğan et le "triomphe de la démocratie" soient une fin en soi pour quelqu'un d'entre eux. Certains souhaitent réellement ce renversement, mais la majorité des acteurs occidentaux se contenterait de contraindre Erdoğan à prendre certaines décisions ou à adopter une certaine politique, et l'affaire İmamoğlu semble être un bon instrument pour y parvenir.
Alexandre Lemoine
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