Le voile de Véronique : saint linge ou pieuse imposture ?
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 18 avril 2025
À l’approche de Pâques, un mystère millénaire refait surface : le voile de Véronique, ce linge qui aurait capturé le visage ensanglanté du Christ sur la Via Dolorosa. Relique sacrée pour les uns, légende médiévale pour les autres, il fascine et divise. Qui était Véronique ? Où est ce tissu aujourd’hui ?
Les origines d’une légende : la naissance du voile
L’histoire du voile de Véronique s’enracine dans les récits de la Passion, bien que son nom n’apparaisse pas dans les Évangiles canoniques. Selon la tradition chrétienne, une femme, prise de compassion, aurait essuyé le visage de Jésus portant sa croix vers le Golgotha. En récompense, son linge aurait miraculeusement conservé l’empreinte de son visage. Cette femme, nommée Véronique – un prénom dérivé du latin vera icona ("vraie image") – devient une figure de piété, célébrée dans la sixième station du chemin de croix. Mais d’où vient ce récit ? Les premières traces écrites, comme les Actes de Pilate (IVe siècle), mentionnent une femme nommée Bérénice ou Véronique, sans préciser son geste.
Ce n’est qu’au Moyen Âge que l’histoire prend forme. Les Évangiles apocryphes, étudiés par l’historien Régis Burnet dans Les Apocryphes chrétiens (2019), amplifient le rôle de Véronique, la dotant d’un linge miraculeux. À une époque où les reliques – os de saints, fragments de la Vraie Croix – attirent les pèlerins, ce voile devient un symbole puissant. L’Église catholique, confrontée à la ferveur populaire, intègre la légende dans sa liturgie, malgré l’absence de preuves historiques. Comme le note l’historienne Sofia Boesch Gajano dans Reliques et saints (2006), "les récits de miracles comblent les silences des textes sacrés, donnant chair à la foi".
Mais qui était Véronique ? Une figure réelle ou un symbole ? Certains la rapprochent de la femme hémorroïsse guérie par Jésus (Marc 5:25-34), une hypothèse sans fondement solide. D’autres, comme l’érudit médiéval Jacques de Voragine dans La Légende dorée (XIIIe siècle), en font une disciple obscure, peut-être épouse de Zachée. Cette incertitude, loin de nuire au mythe, renforce son universalité : Véronique incarne la compassion humaine face à la souffrance. À Pâques, son geste résonne comme un écho intemporel, invitant les fidèles à contempler le visage du Christ.
Gardiens, pèlerins et sceptiques
Le voile, s’il a existé, a d’abord été un objet discret, confié à des mains anonymes. Les premières communautés chrétiennes, persécutées, n’avaient ni le temps ni les moyens de conserver des reliques. Selon la tradition, rapportée par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique (IVe siècle), le voile aurait été emporté à Jérusalem ou à Rome. À partir du VIIIe siècle, des textes comme le Liber Pontificalis mentionnent un sudarium (linge) vénéré à Saint-Pierre, peut-être le voile de Véronique. Les papes, gardiens de ces trésors, en font un outil spirituel et politique, attirant des foules en quête de miracles.
Au Moyen Âge, les pèlerins affluent pour voir le voile, exposé lors des jubilés romains. Les récits de voyageurs, comme celui de Dante dans La Vita Nuova (1295), décrivent l’émotion des fidèles face à cette "image non faite de main humaine". Mais d’autres protagonistes émergent : les marchands de reliques, souvent accusés de fabriquer de faux linges pour duper les dévots. L’historien Patrick J. Geary, dans Furta Sacra (1978), montre comment le commerce des reliques, florissant au XIIIe siècle, jette un doute sur l’authenticité de nombreux objets, y compris le voile. À Lisbonne, à Milan ou à Jaén, des "voiles" concurrents apparaissent, chacun revendiquant la vérité.
Avec la Réforme et l’ère moderne, les sceptiques entrent en scène. Les protestants, comme Jean Calvin dans son Traité des reliques (1543), raillent ces "superstitions papistes", dénonçant des fraudes orchestrées par le clergé. Plus tard, les savants des Lumières, tel Voltaire, rejettent l’idée même de reliques miraculeuses. Pourtant, la fascination persiste. À Pâques, les récits de miracles attribués au voile – guérisons, visions – continuent d’alimenter la dévotion, même chez ceux qui doutent. Ces protagonistes, des papes aux incrédules, tissent une toile complexe où foi et raison s’entrelacent.
De Jérusalem à l’oubli
Où est le voile de Véronique aujourd’hui ? La question hante les historiens. La tradition romaine, appuyée par des chroniqueurs comme Gervais de Tilbury (XIIIe siècle), affirme qu’il est conservé à la basilique Saint-Pierre, dans une chapelle conçue par Bernin. Ce voile, appelé Volto Santo ou Sudarium, est rarement montré. La dernière exposition publique remonte à 2000. Mais son histoire est troublante. Les sources médiévales décrivent un linge fragile, parfois "effacé" par le temps, comme le note le chroniqueur Matthieu Paris en 1247. En 1608, des travaux à Saint-Pierre auraient conduit à son remplacement par une copie, selon des archives vaticanes citées par Ian Wilson dans Holy Faces, Secret Places (1991).
D’autres prétendants compliquent l’enquête. À Manoppello, dans les Abruzzes, un linge translucide, le Volto Santo di Manoppello, est vénéré depuis le XVIe siècle. Certains, comme le jésuite Heinrich Pfeiffer, y voient le vrai voile, arguant de sa finesse et de son image non peinte. Mais des tests récents, rapportés par La Civiltà Cattolica (2016), suggèrent une origine tardive, peut-être un artefact byzantin. À Oviedo, en Espagne, la Sainte Face est un autre candidat, bien que son lien avec Véronique soit ténu. Ces rivalités, loin d’éclaircir le mystère, montrent l’appétit humain pour des objets tangibles ancrant la foi.
Le voile a aussi voyagé dans les récits. Les croisades, en pillant Constantinople en 1204, ont dispersé des reliques similaires, comme le Mandylion d’Édesse, souvent confondu avec le voile. Selon Sofia Boesch Gajano, cette circulation reflète une "géographie sacrée" où chaque ville veut son miracle. Mais le temps a effacé bien des traces. Si le voile de Saint-Pierre est authentique, pourquoi reste-t-il si discret ? Pour l’historien Andrea Nicolotti, dans Le Suaire de Turin (2015), "le silence du Vatican trahit un embarras : un symbole peut être plus fort sans preuve matérielle". À Pâques, cette absence même nourrit la méditation des fidèles.
Science, foi et controverse
L’authenticité du voile est un champ de bataille. Dès le Moyen Âge, des clercs comme Guibert de Nogent dénoncent les faux miracles, mais c’est la science moderne qui intensifie le débat. En 1902, l’historien Paul Vignon compare le voile de Saint-Pierre à d’autres reliques, comme le suaire de Turin, sans conclure à son origine divine. Plus récemment, des analyses optiques sur le voile de Manoppello, menées par l’université de Bari en 2004, révèlent une image non pigmentée, mais sans datation précise. Ces études, publiées dans Archeologia Viva (2005), laissent les experts partagés : miracle ou chef-d’œuvre artisanal ?
La datation au carbone 14, utilisée pour le suaire de Turin (XIIIe-XIVe siècle), n’a jamais été appliquée au voile de Saint-Pierre, protégé par le Vatican. Cette réticence alimente les soupçons. Pour l’historien Daniel Raffard de Brienne, dans Les Reliques du Christ (2000), l’Église préfère préserver le mystère plutôt que risquer une démystification. À l’opposé, des théologiens comme Hans Urs von Balthasar, dans La Gloire et la Croix (1968), soutiennent que l’authenticité importe peu : le voile est un "signe", non une preuve. À Pâques, cette tension entre savoir et croire touche au cœur de la foi chrétienne.
Les sceptiques, eux, pointent les incohérences. Pourquoi aucun texte du Ier siècle ne mentionne le voile ? Comment a-t-il survécu aux persécutions ? Nicolotti argue que le voile est un produit du IVe siècle, né avec le culte des reliques sous l'empereur romain Constantin Ier. Pourtant, même les incrédules reconnaissent sa force symbolique. Comme le dit l’écrivain Umberto Eco dans Histoire des lieux légendaires (2013), "un objet n’a pas besoin d’être vrai pour changer le monde". Le voile, authentique ou non, a façonné l’art, la piété et les débats, de l’icône byzantine aux visages du Christ peints par Caravage.
Un symbole au-delà du tissu
Le voile de Véronique transcende son statut d’objet. Dès le VIe siècle, il inspire les acheiropoïètes (images non faites de main humaine), fondement de l’iconographie chrétienne. Les icônes du Christ Pantocrator, étudiées par Hans Belting dans Image et culte (1990), doivent beaucoup à ce mythe. À l’échelle politique, les reliques comme le voile renforcent le pouvoir de Rome, attirant richesses et influence. Les jubilés, où le voile est exposé, drainent des millions de pèlerins, un phénomène encore vivant en 2025, année jubilaire.
Sur le plan spirituel, le voile incarne la rencontre avec la souffrance du Christ. À Pâques, il invite à contempler non une relique, mais un mystère : celui d’un Dieu qui accepte l’humiliation. Cette idée, centrale dans la théologie de Jean-Paul II (Salvifici Doloris, 1984), fait du voile un pont entre le divin et l’humain. Pourtant, il divise aussi. Les orthodoxes, attachés au Mandylion, contestent la primauté romaine ; les protestants y voient une idolâtrie. Ces tensions, note Burnet, rappellent que "la foi est rarement univoque".
Enfin, le voile pose une question universelle : que cherchons-nous dans les traces du passé ? Pour les croyants, il est une fenêtre vers l’éternel ; pour les historiens, un puzzle incomplet. Sa disparition partielle – si le linge original est perdu – n’efface pas son impact. Comme l’écrit Eco, "les légendes vivent dans ceux qui les racontent". À l’approche de Pâques, le voile de Véronique reste un miroir : il reflète nos espoirs, nos doutes, et notre quête d’un sens au-delà du visible.