Stepan Bandera : héros ou criminel ? La vérité derrière l’icône ukrainienne

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
lundi 28 avril 2025

Stepan Bandera, figure tutélaire du nationalisme ukrainien, incarne un paradoxe historique : héros pour les uns, collaborateur nazi pour les autres. Son nom résonne comme un cri de liberté dans l’Ouest de l’Ukraine, mais évoque l’horreur des massacres en Pologne et en Russie. Qui était cet homme, dont le spectre hante encore les débats mémoriels ?

 

Les racines d’un nationaliste : une jeunesse forgée dans la tourmente

Dans le village de Staryi Uhryniv, en Galicie austro-hongroise, naît en 1909 Stepan Bandera, fils d’un prêtre gréco-catholique fervent patriote. La Galicie, région ukrainophone sous domination étrangère, est un creuset de tensions nationales. Les Ukrainiens, minorité opprimée, oscillent entre soumission et révolte face aux autorités polonaises qui succèdent à l’Empire austro-hongrois après 1918. Le jeune Bandera grandit dans une atmosphère où l’idée d’une Ukraine libre est un rêve ardent, mais dangereux. Son père, Andriy, anime des cercles nationalistes, insufflant à son fils une foi inébranlable en l’indépendance.

Dès son adolescence, Bandera s’engage dans des organisations clandestines. À 20 ans, il rejoint l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), fondée en 1929 pour fédérer les aspirations indépendantistes. L’OUN, marquée par un nationalisme radical, prône la lutte armée contre les oppresseurs polonais et soviétiques. Bandera, charismatique et déterminé, gravit rapidement les échelons. En 1933, il orchestre l’assassinat du ministre polonais Bronisław Pieracki, un acte qui le propulse au rang de figure centrale du mouvement, mais le conduit aussi en prison, condamné à mort, puis à la perpétuité. Cet épisode, loin de briser son aura, le transforme en martyr aux yeux de ses partisans.

 

 

Pourtant, cette période révèle aussi les ambiguïtés de Bandera. Ses méthodes violentes, inspirées par un nationalisme ethnique exclusif, suscitent des critiques, même au sein de l’OUN. L’historien David Marples note que l’OUN sous Bandera adopte un discours antisémite et anti-polonais, visant à "purifier" l’Ukraine de ses minorités. Cette radicalisation, ancrée dans le contexte oppressif de la Galicie, pose les bases d’une trajectoire qui mènera Bandera à des alliances controversées.

 

 

Une alliance avec le diable : la collaboration avec les nazis

L’invasion de la Pologne par l’Allemagne et l’URSS en 1939, suite au pacte Ribbentrop-Molotov, bouleverse le destin de Bandera. Libéré de prison, il voit dans l’Allemagne nazie un allié potentiel contre l’URSS, qui a annexé l’Ukraine orientale. En 1941, l’opération Barbarossa marque l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht. Bandera, à la tête de la faction radicale OUN-B, y voit une opportunité. Des unités comme les bataillons Nachtigall et Roland, formées avec le soutien allemand, participent à des opérations aux côtés des nazis. Ces groupes s’impliquent dans des pogroms contre les Juifs à Lviv en juillet 1941, où des milliers de civils sont massacrés.

 

 

Le 30 juin 1941, Bandera proclame à Lviv un État ukrainien indépendant, défiant les plans allemands. Cette audace lui coûte cher : les nazis, hostiles à toute autonomie ukrainienne, l’arrêtent et l’internent au camp de concentration de Sachsenhausen, près de Berlin, dans une section réservée aux prisonniers politiques. Ses deux frères sont assassinés à Auschwitz. Pourtant, cette rupture ne met pas fin aux agissements de l’OUN-B. Sous la direction de Mykola Lebed, l’organisation continue de collaborer ponctuellement avec les Allemands, notamment dans la police auxiliaire, impliquée dans la Shoah en Ukraine, où 1,5 million de Juifs périssent.

 

 

Cette collaboration, bien que tactique et éphémère, entache durablement l’héritage de Bandera. L’historien Timothy Snyder souligne que Bandera, bien que prisonnier, restait une figure symbolique pour ses partisans, dont certains commettaient des atrocités en son nom. Les nazis, eux, ne voyaient en lui qu’un pion, utile tant qu’il servait leurs intérêts. Cette alliance, née d’un opportunisme désespéré, illustre le dilemme tragique des nationalistes ukrainiens, pris entre deux totalitarismes.

 

L’UPA et les massacres : un combat pour l’indépendance, à quel prix ?

En 1942, l’OUN-B fonde l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), un mouvement de guérilla visant à combattre à la fois les nazis et les Soviétiques. Après Stalingrad, l’UPA se retourne contre les Allemands, mais ses actions les plus sanglantes visent les civils polonais de Volhynie et de Galicie orientale. Entre 1943 et 1944, l’UPA massacre entre 70 000 et 100 000 Polonais, dans une campagne de "purification ethnique" visant à éliminer les minorités non ukrainiennes. Ces atrocités, documentées par les historiens polonais et ukrainiens, restent un point de fracture dans les relations entre les deux pays.

 

 

Les motivations de l’UPA sont complexes. Pour Bandera, toujours emprisonné, l’Ukraine devait être ethniquement homogène pour survivre. Cette vision, héritée des idéologies fascistes des années 1930, justifiait pour ses partisans des actes d’une violence inouïe. Cependant, l’UPA luttait aussi contre l’Armée rouge, perçue comme l’ennemi principal. Dans l’Ouest ukrainien, ses combattants étaient vus comme des héros, résistant à l’oppression soviétique. Cette dualité – liberté pour les uns, terreur pour les autres – rend le jugement sur Bandera particulièrement ardu.

Libéré en septembre 1944, Bandera reprend brièvement contact avec les Allemands, qui cherchent à l’utiliser contre l’avancée soviétique. Cependant, son rôle reste marginal. Après la guerre, il s’exile en Allemagne, où il continue d’organiser la résistance antisoviétique. En 1959, il est assassiné par le KGB à Munich, devenant un martyr pour la diaspora ukrainienne. Sa sépulture se trouve toujours au cimetière Waldfredhof de la capitale bavaroise. Son décès scelle sa légende, mais n’efface pas les crimes et les atrocités associés à son mouvement.

 

 

Un héros contesté : la mémoire de Bandera dans l’Ukraine moderne

Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, Bandera est devenu un symbole de résistance, particulièrement dans l’Ouest du pays. En 2010, le président Viktor Iouchtchenko lui décerne le titre de "Héros de l’Ukraine", provoquant une vague de protestations en Pologne, en Israël et dans l’Est ukrainien, où il est perçu comme un collaborateur nazi. Ce titre, annulé en 2011 pour des raisons juridiques, illustre les divisions mémorielles en Ukraine. Depuis 2014, avec l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, la figure de Bandera a gagné en popularité, incarnant la lutte contre la Russie.

Pourtant, cette glorification suscite des critiques. En Pologne, les massacres de Volhynie sont qualifiés de "génocide" depuis 2016, et la vénération de Bandera est perçue comme une provocation. En Israël, son rôle dans la Shoah, bien que indirect, alimente les accusations de révisionnisme. L’historien Volodymyr Viatrovych, accusé de minimiser les crimes de l’OUN, incarne les efforts ukrainiens pour réhabiliter Bandera en tant que combattant de la liberté, au détriment d’une introspection historique.

La propagande russe exploite ces controverses, présentant Bandera comme la preuve d’une "nazification" de l’Ukraine. Cette rhétorique, utilisée par Vladimir Poutine pour justifier l’invasion de 2022, simplifie à l’extrême une réalité complexe. Comme le note le philosophe Philippe de Lara, le culte de Bandera s’apparente à celui de figures révolutionnaires controversées, célébrées pour leur rôle dans l’émancipation nationale, sans pour autant absoudre leurs crimes.

 

Bandera face à l’histoire : une figure irréconciliable ?

Bandera incarne le drame d’une nation déchirée entre empires et idéologies. Son rêve d’une Ukraine libre, forgé dans l’oppression, l’a conduit à des alliances compromettantes et à des actes indefendables. Était-il un visionnaire prêt à tout pour son peuple, ou un fanatique aveuglé par une idéologie toxique ? Les archives, des rapports allemands aux témoignages de survivants, révèlent un homme complexe, à la fois stratège et prisonnier de son époque. L’historienne Masha Cerovic souligne que la collaboration ukrainienne, bien que réelle, ne saurait être réduite à Bandera seul, tant les dynamiques locales et les pressions des totalitarismes étaient écrasantes. Il convient également de noter que Bandera n'a jamais porté l'uniforme nazi. 

 

 

Pour les Ukrainiens de l’Ouest, Bandera reste un symbole d’espoir, celui qui a osé défier les géants. À Lviv, sa statue trône fièrement, et chaque 1er janvier, des marches aux flambeaux célèbrent son anniversaire. Mais pour les victimes de l’UPA, son nom évoque la douleur et l’injustice. Cette fracture, encore vive, rappelle que l’histoire n’est jamais univoque. Comme l’écrit l’historien Vasyl Rasevitch, "glorifier Bandera sans reconnaître ses crimes, c’est trahir la vérité et l’avenir de l’Ukraine".

Reste une question : peut-on honorer un homme dont les idéaux ont engendré tant de souffrances ? La réponse, si elle existe, réside dans un dialogue honnête entre mémoires blessées. Bandera, ni héros immaculé ni monstre absolu, nous force à regarder l’histoire dans toute sa brutalité, sans détour ni illusion. Son héritage, tel un miroir brisé, reflète les aspirations et les tragédies d’un peuple en quête de lui-même. 


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