De Rome à Riyad, la laïcité, l’oubliée du réarmement moral prôné par le président Sarkozy ?
par Paul Villach
vendredi 25 janvier 2008
Le président Sarkozy persiste et signe. Dans son discours de Riyad devant le Conseil consultatif saoudien, le 14 janvier 2008, il a réaffirmé sa volonté d’accorder aux religions une place plus grande dans la République française. Sans doute n’en omet-il aucune, mais la religion chrétienne est appelée à jouer les premiers rôles au nom d’un héritage historique propre à la France dont les devoirs de sa charge font de lui le garant. À bon entendeur salut !
« J’ai le devoir, rappelle-t-il, de préserver l’héritage d’une longue histoire, d’une culture et, j’ose le mot, d’une civilisation. » Il a repris quasiment mot pour mot son discours prononcé au palais du Latran, le 20 décembre 2007 : « Je considère, avait-il affirmé, qu’une nation qui ignore l’héritage éthique, spirituel, religieux de son histoire commet un crime contre sa culture, contre ce mélange d’histoire, de patrimoine, d’art et de traditions populaires, qui imprègne si profondément notre manière de vivre et de penser. Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale. »
Conjurer la menace du « choc des civilisations »
Qui pourrait l’en blâmer, sous réserve que cet héritage comprenne aussi la part encore plus grande apportée par une pensée philosophique et scientifique qui, elle, ne s’est pas contentée de ressasser la « continue et sublime récapitulation » d’une tradition, selon le mot du moine aveugle menant son monastère à la ruine, dans le livre d’Umberto Eco, Le Nom de la rose ? Elle a prouvé, au contraire, que le progrès des connaissances contribuait à fonder la dignité des hommes par leur affranchissement patient, fût-il chaotique, tant des contraintes physiques que des servitudes morales et politiques.
On ne pourra pas dire, en tout cas, que le président Sarkozy n’aura pas mis cartes sur table. Qu’on ne se méprenne pas ! La place qu’il entend accorder à toutes les religions, et en priorité à la religion chrétienne, répond avant tout à une préoccupation politique. Plusieurs de ses discours, depuis celui tenu, le 27 août 2007, devant la conférence des ambassadeurs français à Paris, font état d’une crainte lancinante d’un « choc des civilisations » qu’il convient de prévenir. Son projet d’ « union méditerranéenne » vise ainsi à nouer une relation apaisée avec une « partie du monde, disait-il à Rome, où les religions et les traditions culturelles exacerbent souvent les passions, où le choc des civilisations peut rester à l’état de fantasme ou basculer dans la réalité la plus tragique. » « (Une politique de civilisation), a-t-il répété à Riyad, c’est une politique qui cherche à conjurer la menace du choc des civilisations en mettant l’accent sur ce qui réunit les hommes, par-delà ce qui les oppose. »
Un réarmement moral par la religion
Sous cet angle, on peut comprendre que le président souffle sur les braises d’une religion chrétienne réduite à une religiosité sociologique pour une grande part, puisque, même incroyant, on continue de se rendre à l’église pour le baptême, le mariage et l’enterrement. Quelle meilleure force mobiliser contre une mythologie conquérante, estime-t-il sans doute, qu’une autre mythologie traditionnelle qui s’est déjà opposée à elle avec succès dans le passé. Si vis pacem, para bellum - Si tu veux la paix, prépare la guerre, disaient les Romains. Et cette préparation commence par un réarmement moral.
Le calcul présidentiel a été clairement expliqué dans le discours au palais de Latran. Pour faire face, il faut des militants dévoués corps et âme. C’est sûrement pourquoi il a exalté l’abnégation des « permanents » chrétiens que sont clergé et congrégations : « Dans la transmission des valeurs, a-t-il souligné, et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. »
Voilà sans ambages dénier au personnel laïc, en la personne de l’instituteur, toute possibilité d’atteindre par son engagement à l’oblation du religieux dont l’institution ecclésiastique exige pauvreté, chasteté et obéissance, que ne requiert pas encore heureusement le statut du fonctionnaire. Et cette oblation peut aller parfois jusqu’au martyre : est-ce un hasard si le président a salué à Rome la mémoire des moines de Tibhérine et de Mgr Claverie, archevêque d’Alger, assassinés lâchement en 1996 dans le contexte de la guerre civile entre le gouvernement algérien et une rébellion islamiste ?
C’est que les militants de la mythologie d’en face sont assez fanatisés pour, en kamikazes, accepter de se suicider au nom de leur croyance afin de déjouer toute mesure de protection chez l’ennemi infidèle. On le voit tous les jours.
La laïcité dépréciée, un mauvais calcul
Est-ce, pourtant, aujourd’hui, un bon calcul que de parier sur la religion ancestrale d’un pays pour s’opposer aux visées conquérantes d’une autre et non sur la force d’une laïcité qui a su imposer à cette religion ancestrale des règles du jeu que les deux camps avaient fini par trouver « positives » ? À raviver la flamme d’une religion contre celle d’une autre, n’est-ce pas l’embrasement que l’on prépare, comme ça s’est vu par le passé ? La notion de « laïcité positive », chère au président, ne fait pas illusion : c’est une façon de discréditer comme négative la laïcité tout court qui avait pourtant réussi à contenir les religions dans la sphère privée en leur déniant le droit d’imposer leurs croyances et leurs règles à la République.
Que les chrétiens se mobilisent face à ce qu’ils peuvent ressentir comme une menace existentielle, c’est à eux qu’il appartient d’en décider. Le pape Benoît XVI semble en avoir donné le signal dans sa conférence de Ratisbonne du 12 septembre 2006. Mais est-ce au président de la République française de les y inciter ? On attendrait de lui plutôt qu’il mobilise les forces de la laïcité française pour faire barrage à cette menace redoutée d’« un choc des civilisations ». Ce réarmement moral passe évidemment par le refus déterminé de toute atteinte à la laïcité dans l’espace public, qu’il s’agisse de vêtement, de nourriture dans les cantines, de mixité hommes femmes dans les piscines, ou du choix de son médecin aux urgences hospitalières, sachant que tout recul enhardit l’adversaire et justifie qu’il avance ses pions méthodiquement un à un.
Les princes et le christianisme
Il n’est pas sûr, du reste, que le président Sarkozy soit le meilleur propagandiste qui soit de la religion chrétienne. Il s’inscrit, somme toute, dans la lignée des princes pour qui la religion est avant tout une simple police morale du peuple pour l’amener à se résigner au désordre économique et social dont il souffre en échange d’un bonheur assuré dans l’au-delà. L’Église, très politique, a su en tirer parti et rendre grâces à ces alliés du moment, y compris en les canonisant, pour la liberté de manœuvre qu’ils lui laissaient à l’occasion. Les églises sont pleines de superbes tombeaux offerts à ces reîtres paillards, fourbes et sanguinaires qu’on présente comme de grands témoins de la foi chrétienne.
Ce n’est pas une mince surprise, non plus, de découvrir dans l’église Santa Croce à Florence le tombeau de Nicolas... Machiavel, le froid théoricien, sous la Renaissance, de la conquête du pouvoir et de sa conservation qui, c’est le moins que l’on puise dire, ne puise pas dans l’Évangile chrétien les principes de l’action politique. Tant de compromissions et de contradictions répétées n’ont-elles pas fini par discréditer une religion qui prétendait fonder les relations humaines sur l’amour des uns et des autres ?
Le riche et "le trou de l’aiguille"
On ne fera pas l’offense au président, bien sûr, de le comparer personnellement à ces princes du passé. Mais pour quelqu’un qui prêche avec insistance « la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance », on ne voit pas dans son existence ce qui s’en rapproche de près ou de loin. Sauf erreur, l’Évangile chrétien met en garde contre les richesses qui corrompent le cœur de l’homme : « Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, enseigne-t-il, qu’à un chameau de passer par "le trou de l’aiguille" » (qui, sauf erreur, était, à l’époque, le nom d’une porte basse de Jérusalem). Le goût prononcé du président pour un luxe ostentatoire n’est plus à démontrer quand il est promis à ses compatriotes de ne gagner plus qu’en travaillant plus.
On ne s’attardera pas non plus sur sa fringale de consommation féminine, que la morale chrétienne nomme luxure : même son ex-épouse, selon un livre récent, le traite de « sauteur » ! Sans doute honore-t-il ses père et mère, ne tue-t-il pas ni ne vole-t-il non plus, pas plus qu’il n’use du nom de Dieu sans respect. Mais bien piètre est l’exemple qu’il donne pour pousser ses concitoyens à s’enrôler dans une armée religieuse avec pour tout horizon la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Peut-on même souhaiter cette vie à son pire ennemi ?
Il reste qu’en connaisseur de l’Évangile chrétien, il sait qu’il n’est pire pécheur qui ne reçoive miséricorde. Il garde donc toutes ses chances, même si en attendant, il est bien décidé à « jouir de la vie sans entrave », ... comme le prescrivaient justement les murs de Mai-68 qu’il a tant décrié pour plaire à ses électeurs. « Il y aura plus de joie dans le Royaume des Cieux, disent les Écritures, pour un pécheur repenti qui sait faire pénitence, que pour 99 justes qui, eux, n’ont pas besoin de pénitence ». Il faut avouer que ce n’est pas très gentil pour eux ! Mais c’est une constante ! Le Bon Dieu chrétien a une prédilection pour les repentis : l’ouvrier de la onzième heure payé comme les autres qui ont trimé sous le soleil toute la journée en croyant « gagner plus », la femme adultère à qui ne peut jeter la première pierre que celui qui est sans péché ! Brassens, on s’en souvient, applaudissait, soulagé... parce que, disait-il, « (il était) derrière »... la femme adultère. Et le fils prodigue donc ! À son retour, son père ne trouve rien de mieux que de tuer le veau gras ! Si ce n’est pas de l’encouragement à la jouissance sans entrave, on n’en est pas loin ! On se laisserait tenter à moins.
Ce ne sont pas, en tout cas, les meilleurs arguments pour favoriser un réarmement moral, même s’il est vrai que souvent un certain prosélytisme entend faire adopter aux autres une morale qu’il ne respecte pas lui-même. On est tenté de lui demander de la respecter le premier pour juger de sa pertinence. Dans l’attente, une laïcité comme celle qui a déjà fait ses preuves depuis 1905 paraît autrement efficace, d’autant que les chrétiens eux-mêmes avaient trouvé grand avantage par la laïcité à n’être plus enfin confondus, sous les logos malheureux du trône et de l’autel ou du sabre et du goupillon, avec la piétaille des princes et de leurs courtisans. « Celui qui croyait au ciel » et « celui qui n’y croyait pas » s’étaient même retrouvés ensemble à défendre les mêmes valeurs humaines.