Europe : Denis Robert, ou les limites du journalisme d’investigation ?

par Daniel RIOT
dimanche 12 février 2006

Les « caricatures de Mohamed » posent des problèmes de liberté de la presse... Il en est d’autres, moins caricaturales et plus directement européennes... L’affaire Denis Robert n’a pas le retentissement qu’elle devrait avoir. Le « droit de savoir », contre les droits de l’affairisme caché ? Limites du journalisme d’investigation, y compris de la part de celui qui a été à l’origine de « l’appel de Genève », de magistrats européens qui n’ont toujours pas réussi à mettre sur pied cette Europe de la justice qui doit d’abord être une Europe de la transparence...

Voici une vraie question liée à la liberté d’informer et d’être informé. Je connais Denis Robert. Je connais son courage. Et même si certaines des informations qu’il a pu divulguer ont pu être contestées, il a le grand mérite de l’honnêteté journalistique... qui n’est pas si fréquente que cela.

Je reproduis ici (avec un peu de retard) le texte d’une pétition qui circule en sa faveur, à la suite d’une nouvelle inculpation dont il est l’objet de la part des autorités luxembourgeoises. A chacun de juger, en s’attardant sur le site qui lui est consacré  : voir le site

Denis Robert : l’inculpation de trop.

Il s’est passé, le 27 janvier 2006, un événement important rapporté ici ou là par une brève d’agence : l’inculpation de Denis Robert par la justice luxembourgeoise pour injure, calomnie et diffamation.

Pour comprendre l’enjeu de cet acte, il faut faire un peu d’histoire.

En 1996, Denis Robert, ancien journaliste à Libération, réunit sept grands magistrats anti-corruption pour lancer l’Appel de Genève en faveur d’un espace judicaire européen. Dans la foulée, de nombreux témoins de la criminalité en col blanc entrent en contact avec le journaliste. L’un d’eux, Ernest Backes, est un ancien dirigeant de la Chambre de compensation Clearstream, un des points névralgiques des échanges financiers mondiaux. Ernest Backes a été l’un des architectes de ce système informatique tentaculaire. Viré, humilié, il a décidé de livrer ses secrets.

Pendant deux ans, au prix d’incessants allers et retours au Luxembourg, Denis Robert mène l’enquête. On lui donne des rendez-vous secrets ; les bouches s’ouvrent. Un ancien responsable informatique de la firme, Régis Hempel, explique qu’une partie de ses activités auraient consisté à effacer les traces de transactions sensibles. Denis Robert frappe à la porte des banquiers, posant des questions naïves, et d’autres un peu moins. Trois mois avant la publication de son livre, il envoie une série de lettres recommandées de plusieurs pages, demandant des explications à la direction de Clearstream et aux banques mises en cause. Très peu lui répondent.

En février 2001, Denis Robert sort son livre, Révélation$, et diffuse son film, Les dissimulateurs, dans le cadre de 90 MINUTES, l’émission d’enquête de CANAL+. C’est la tempête. Les journalistes financiers sont incrédules ou hostiles, les autres hésitent car Clearstream menace de procès en cascade. A contre-courant, la mission parlementaire Peillon/Montebourg se saisit de l’affaire et convoque les témoins.

De peur que l’affaire ne se propage à l’étranger, une information judicaire est ouverte en catastrophe au Luxembourg. Toute la direction de la firme est mise à pied et Clearstream est racheté par un groupe allemand. Un mois plus tard, le procureur du Luxembourg claironne que tout est réglé et qu’il n’y a rien à chercher. De cette tragi-comédie, Denis Robert tire un second récit, plus personnel, La boîte noire. Et un second film, toujours diffusé par CANAL+, L’affaire Clearstream.

Fin du premier acte, et début du marathon judiciaire. Les plaintes pleuvent en France, en Belgique, en Suisse, et même au Canada, déposées par Clearstream mais aussi par la banque russe Menatep et la Banque générale du Luxembourg. L’auteur reçoit les huissiers à la file. L’éditeur fait ses comptes : les demandes de dommages et intérêts dépassent son chiffre d’affaires annuel. Le service juridique de CANAL+ se lance dans de coûteux procès. Parfois, David gagne contre Goliath.

Au fil des mois, les relaxes se succèdent en première instance et en appel. Cinq ans plus tard, il ne reste plus deux procédures pendantes, toutes les deux en appel : l’une après un jugement favorable à Clearstream (un euro symbolique), l’autre défavorable à la firme (relaxe de Denis Robert). L’affaire semble close, malgré une troublante excroissance, durant l’été 2004, lorsqu’un corbeau affole les milieux de la défense et de la politique avec des listings truqués de Clearstream où apparaissent des élus et des responsables industriels, et médiatique.

L’histoire de Denis Robert devient effrayante lorsque, cinq ans après la parution de Révélation$, le journaliste est subitement convoqué par la Justice luxembourgeoise pour être inculpé pour des faits (en l’occurrence des accusations contre la Banque générale du Luxembourg) pour lesquels il a déjà été poursuivi en France et pour lesquels il a gagné ses procès en première instance et en appel. Ces procédures n’ayant pas eu l’effet escompté, les juges du Grand-Duché ont accepté de se prêter à une manœuvre peu honorable.

Denis Robert risque une peine de prison, agrémentée de frais d’avocat, et une amende aux proportions luxembourgeoises. Par une ironie du destin, c’est justement l’espace judicaire européen, qu’il a contribué à établir avec l’Appel de Genève, qui permet aujourd’hui à la justice luxembourgeoise d’essayer d’écraser un auteur ayant publié un livre en France.

Dans cette affaire, le Luxembourg - dont le ministre de la Justice est aussi... ministre du Trésor et du Budget - vient de commettre le pas de trop, en affichant sa partialité. Les citoyens européens peuvent soutenir Denis Robert en signant une pétition (disponible sur le site des Arènes ou de Liberté d’informer).

Pétition qui sera adressée à la Justice de ce pays, qui fait tant pour dégoûter les démocrates de croire en l’Europe. En transformant l’affaire Robert en affaire Frieden (le fameux ministre luxembourgeois de la Justice, du Trésor et du Budget), chaque signature sera un acte civique qui protège la liberté de la presse en Europe.

En poursuivant Denis Robert, les autorités luxembourgeoises ne veulent pas seulement protéger Clearstream, qui affiche une santé insolente. Ils cherchent à intimider tous ceux qui, à l’avenir, voudront savoir comment fonctionnent le système financier et la toile d’araignée des paradis fiscaux. En cela, le Luxembourg a vraiment prononcé l’inculpation de trop.

Laurent Beccaria, directeur des Arènes
Franck Eskenazi, directeur de The Factory
Paul Moreira, directeur du magazine 90 MINUTES sur CANAL+

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