Tanzanie/Kenya, pays Massaļ

par Armelle Barguillet Hauteloire
samedi 21 février 2015

Photos BARGUILLET

Les Massaï ne se rencontrent qu'occasionnellement dans les villes. Pour les découvrir, il faut aller à leur devant dans une nature âpre et sauvage, où leur nomadisme prend tout son sens. De les surprendre dans la savane sèche des hautes terres, drapés dans leurs capes rouges, en compagnie de leurs troupeaux est un moment de réelle émotion.LesMassaï, pasteurs-guerriers d'origine nilotique, auraient quitté l'actuel Soudan il y a quelque cinq cents ans et seraient arrivés au Kenya par le lac Turkana à la conquête de la savane d'Afrique Orientale. Laissant les pentes montagneuses aux Bantou, ils s'établirent sur un territoire qui s'étend du lac Victoria à la Tanzanie. Au long de ces plaines verdoyantes, parcourues de fleuves et de rivières, traversées d'escarpements et de collines, ils vivent avec leur bétail, ne s'installant que quelques semaines ou quelques mois dans des villages de fortune, construisant des huttes provisoires faites de branches et de pailles séchée, enduite de bouses de vache. Ils les disposent de façon circulaire autour de l'enclos central où ils parquent leurs troupeaux à la tombée du jour, de manière à ce qu'ils soient protégés des prédateurs pendant la nuit. Ils agissent ainsi depuis la nuit des temps.

Le tonnerre et l'éclair, le vent, le soleil et la lune, les étoiles, les phénomènes au milieu desquels ils vivent en une étroite communion, leur ont inspiré le respect et la crainte de la nature. Sans les adorer, ils tentent d'obtenir la bienveillance de ces forces qui régissent l'univers par des implorations et des rituels. La vie rude qu'ils mènent, la violence d'un pays qui connaît des variations climatiques extrêmes, les ont incités à croire que l'univers était commandé par des puissances invisibles, qu'ensuite ces forces s'intéressaient à leurs affaires, les punissant lorsqu'elles étaient mécontentes, les récompensant quand elles étaient satisfaites, si bien qu'ils furent très vite convaincus qu'il y avait moyen de gagner leurs bonnes grâces et, à l'occasion, d'acquérir leur hostilité envers leurs ennemis. Les dangers qui les menacent, la prospérité qu'ils souhaitent, les incitent à obéir à des principes auxquels ils se soumettent jusqu'à la contrainte. C'est ainsi que les Massaï, et la plupart des tribus nomades, s'édifièrent un monde spirituel, contrepartie invisible du monde visible, qui consiste à imaginer que les objets ont une existence propre et consciente, forme de religiosité que l'on nommel'animisme. Les choses n'étant pas seulement ce qu'elles semblent être - rochers, montagnes, fleuves, nuages - ils en déduisent qu'à la forme extérieure et tangible qui compose leur apparence correspond une forme intérieure, comme une sorte d'âme ou d'esprit - qui leur permet d'éprouver des sentiments, d'exercer une emprise. Les populations, en contact permanent avec la nature, ont une spiritualité instinctive, l'athéisme leur est étranger, tant elle sont en prise directe et permanente avec le mystère. Les spectacles grandioses, auxquels elles assistent, les portent à la contemplation et, s'il y a de la naïveté dans leurs croyances, leur intuition du sacré est étonnante.

Pour tout jeune Massaï a lieu le temps de l'initiation qui dure environ six années, six années durant lesquelles il va vivre à l'écart du village avec les autres jeunes gens de sa classe d'âge, sous l'autorité du laibon, chef spirituel d'une tribu Massaï qui veillera à ce que cette formation soit non seulement formatrice mais ascétique. Ce temps d'initiation, où il devient murran, sera sans doute la plus exaltante de sa vie. Durant cette période, on le formera à l'art du combat et on l'initiera à être une guerrier sans peur, à défaut d'être sans reproche, car il arrive, en cas de sécheresse et d'épidémie, que les aînés ferment les yeux si les murrans vont la nuit soustraire quelques têtes de bétail à leurs voisins. Le point culminant de cette initiation est la circoncision et celui où les jeunes murrans ont l'autorisation de prendre femme ; il leur revient alors de veiller sur le groupe familial, de protéger le village des attaques ennemies, de se mettre en quête des points d'eau pour les troupeaux, d'accompagner les femmes lors des voyages, d'être en quelque sorte la force de frappe de leur tribu. La considération dont ils sont entourés, l'intérêt que l'on porte à leurs faits et gestes, le souci qu'ils doivent avoir de leur apparence censée impressionner leurs amis comme leurs ennemis, le culte qu'à travers eux on voue à la compétition et à l'effort, mais également à la jeunesse, les invitent à se surpasser. Ne se soumettent-ils pas, au cours de ces années, qui sont comme une traversée, un passage au sens propre du terme, à diverses épreuves de courage et d'endurance ? On ne naît pas Massaï, on le devient, en acceptant cette période de privation et de célibat. Pour quelques-uns, dont le courage aura été remarqué, l'épreuve ultime sera le combat avec un lion mâle qui leur méritera, pour le restant de leurs jours, la position enviée et prestigieuse d'arbitre, aussi est-ce parmi ces élus que sera choisi le chef futur, le laibon de demain. La vaillance est, au regard des Massaï, la vertu suprême, vaillance qui les a maintenus en vie dans des conditions souvent périlleuses et leur a permis, au prix de quels combats, de rester un peuple libre.

Pour marquer les esprits et faire des cérémonies de fin d'initiation le point d'orgue de la vie sociale, on les a intentionnellement revêtues d'une lourde charge émotionnelle. Cela commence par le festival de couleurs assuré par la diversité des costumes et l'abondance des bijoux dont les hommes et les femmes se parent. Cela se poursuit par une débauche de sons avec pour tempo de base le tam-tam que, à volonté, les batteurs rendent plus ou moins percutant, plus ou moins saccadé et haletant. Cela se continue avec les chants et les danses, où les jeunes hommes accompagnent leurs sauts de cris gutturaux, faisant vibrer l'air autour d'eux, comme s'ils cherchaient à éveiller tout ensemble les vibrations sourdes de la terre et les échos de l'espace bâillonnés par les nuages. Cela dure des heures et des heures avec, selon l'avancée du soleil, des danses différentes et, la nuit encore, à la lueur des torches, des chants plus monotones pénétrés de l'anxiété des ténèbres.

Danses rituelles des hommes, et femmes parées lors des cérémonies

En cette fin de XXe siècle, les Massaï rendent leur territoire intact à une civilisation trop éprise de puissance, à un monde trop avide de modernité. Les nomades ont su protéger les déserts, économiser la savane ; ils n'ont pollué ni les lacs, ni les fleuves, ni les mers. Et pourtant, aux yeux des sédentaires, les non-sédentaires sont toujours coupables. D'autant plus coupables que leur petit nombre ne les autorise pas à user des secours qu'apportent les lois, les statuts, les chartes. Ils n'ont que leurs traditions et leurs usages, ce qui est peu. Alors comment envisager l'avenir de peuples comme les Massaï ou de leurs cousins germains les Samburu, quand on sait leur vulnérabilité face au dieu le plus exigeant qui soit désormais : le profit ? Le tourisme étant devenu pour le Kenya et la Tanzanie la source principale en devises, les gouvernements se sont vus contraints de prendre des mesures qui vont à l'encontre des intérêts des populations nomades. Au début de 1950, on commença d'expulser les éleveurs des réserves protégées, procédure qui ne cessa de se durcir pour satisfaire le goût de l'exotisme des amateurs de safaris. En effet, les vaches et les chèvres, les zébus et les brebis font un peu désordre au milieu des antilopes, des girafes, des rhinocéros et des éléphants. Ne doit-on pas assurer le touriste que rien ne viendra contrarier le bon déroulement de son voyage, celui-ci ayant été programmé de façon à lui offrir, dans des conditions de confort parfait, un spectacle inoubliable ? Bien que des voix se soient élevées pour crier haut et fort que le bétail avait toujours su cohabiter avec la faune sauvage, cette remarque justifiée n'a pas obtenu de réponse et les Massaï, comme les Samburu, ont été sommés de se sédentariser et de devenir cultivateurs. Ce n'est ni plus, ni moins, l'obligation de choisir entre deux maux : creuser ou crever ! Pour parvenir à leurs fins, les Etats n'ont pas hésité à financer la construction de fermes et coopératives sur les anciennes pâtures, prenant pour prétexte le vieil adage qui veut que la vie nomade soit l'ennemie de la civilisation, une forme d'existence bâtarde, illégale et arriérée. Les rebelles, qui refusèrent de céder à ces injonctions, n'eurent d'autres ressources que de réduire leur zone de transhumance, d'autant que le droit de passage vers les points d'eau leur fut peu à peu retiré, ce qui entraina très vite une baisse de la production laitière. Que reste-t-il aux Massaï, aux Samburu, condamnés à plus ou moins brève échéance, à voir se rétrécir en peau de chagrin, et pour des raisons inavouables, les terres qu'ils parcourent depuis des siècles ? Pour eux, existe-t-il un pays où la joie cessera enfin d'être blessée ? Devront-ils continuer à s'entasser dans des bidonvilles comme les renégats d'une civilisation qui n'est pas taillée à leur mesure ? En sont-ils définitivement réduits à se donner en spectacle aux clients des tour-opérators, à vendre, sur les circuits qu'ils empruntent, des articles de pacotille, objets dérisoires, témoins de la fascination qu'ils exercent encore sur les civilisés ? La réponse semble déjà implacable et définitive.

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE - extraits de mon roman "Les signes pourpres


Lire l'article complet, et les commentaires