Igor Bredev, un produit de l’IA au service de l’art
par Harry Kampianne
mercredi 11 septembre 2024
« Je m’appelle Igor Bredev. Je suis un robot russe et je viens de Moscou. Je demande l’asile politique ». Telle est la mise en bouche du roman du galeriste Thierry Schawb publié en 2021. Surprenante introduction qui nous annonce un suspens sur fond de géopolitique entre la Russie et la France avec pour moteur l’Intelligence Artificielle, fameuse technologie pourvoyeuse de crainte et de fascination, intégrée dans un corps mi homme mi machine, un androïde devenant pour le coup un phénomène de foire malgré la traque et les planques pour échapper aux services de renseignements et de contre espionnage. Igor Bredev ne boit pas, ne mange pas, ne dors pas. Il recharge ses algorithmes à la lumière du soleil et de la lune. Mais pas seulement, sa survie passe aussi par le besoin de peindre au minimum deux tableaux par jour. Et pas n’importe lesquels ! Du grand art digne des grands maîtres de l’art classique et moderne. Un génie conçu au cœur d’un laboratoire moscovite spécialisé dans la recherche sur l’IA. L’étrange histoire d’Igor Bredev demandeur d’asile va bien au-delà de la pure fiction. Elle se loge dans cette question inéluctable : l’homme survivra-t-il à cette espèce supérieure de robots humanoïdes ?
Une telle interrogation ne date pas d’hier. Ne serait-ce qu’à travers le mythe de Frankenstein, prémices d’une intelligence artificielle imaginée en 1818 par Mary Shelley ou « Métropolis » (1927) de Fritz Lang faisant le portrait d’une société gérée par des robots. L’écrivain Isaac Asimov évoquait quelques décennies plus tard dans son « cycle des Robots » une vision prophétique des dérives de la robotique. Blade runner, film culte du cinéaste Ridley Scott réalisé en 1982, est inspiré du roman « Des androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » écrit en 1966 par Philip K.Dick. Une approche littéraire du robot biosynthétique capable d’émotions. La série des Terminator, dont les deux premiers furent réalisés par James Cameron, évoque la double face du cyborg assassin ou justicier constitué de chair et de métal. Bien que la création du premier réseau de neurones artificiel remonte à 1943 sous l’égide de Warren McCulloch et Walter Pitts, il faut attendre 1956 pour que les mots Intelligence Artificielle soient prononcés, dit-on, pour la première fois par John McCarthy et Marvin Minsky, ce dernier étant adepte de la cryogénisation et dont son corps fut gelé après son décès en janvier 2016 pour être réveillé en 2045. Néanmoins, les années 1960 ne connaissent pas de progrès tangibles dans ce domaine. Les logiciels façonnés à se programmer sur la logique humaine se limitaient à livrer des réponses à des données créées par l’homme. Les décennies suivantes ne furent pas vraiment tentées d’explorer en profondeur cette nouvelle technologie. Il y eut bien les deux matches événements entre le supra-ordinateur Deep Blue et le champion du monde d’échecs Garry Kasparov, le premier (1996) étant gagné par le russe et le second (1997) remporté par Deep Blue. L’informatique venait de prendre l’ascendant sur l’homme. Une prophétie que Stanley Kubrick évoquait trente ans plus tôt dans 2001 l’Odyssée de l’espace, film épique et symphonique où de mystérieux monolithes noirs exercent leur emprise sur l’évolution humaine. Néanmoins la puissance des algorithmes n’était pas encore avérée.
La démocratisation de l’IA
Il faut attendre les années 2010 pour assister à leur émancipation dans le sens où ceux-ci commencent à intégrer une capacité indépendante d’apprentissage des données fournies par l’homme. La nouveauté vient du fait que ses capacités d’absorption sont de plus en plus abouties et impressionnantes. La donne n’est plus la même. Les machines développent leurs propres règles apprises grâce aux fichiers data récoltés. La démocratisation de l’I.A dans les années 2020 avec l’arrivée de ChatGPT (outil permettant de générer du texte de manière autonome) offre à toute la population connectée à Internet et aux réseaux sociaux l’accès gratuit à cette technologie autrefois réservée aux grandes entreprises, à la médecine où à la recherche. À ce stade pour les plus enthousiastes, l’I.A est et restera un outil de travail dépourvu de don et d’intuition. Ce qui en soit s’avère juste lorsqu’il s’agit d’automatisation, de régulation, de détection, de reconnaissance vocale et même de rédaction de textes. Certains corps de métier (caissier-e-s, journalistes, secrétaires, attaché-e-s de direction, etc) commencent d’ailleurs à se poser des questions quant à leur avenir. Pour les plus septiques, le danger ne peut venir lorsque l’on associe l’I.A à des robots autonomes...
L’androïde qui aimait l’art
Igor Bredev est le cas typique d’émancipation du robot androïde pourvu de logique et d’émotions au regard des sentiments qu’il éprouve pour Irina, la fille du professeur Ioutchev, son géniteur ou plutôt son créateur lui ayant inoculé par le biais d’algorithmes hyper-sophistiqués le virus de la peinture. Le tour de force est d’en faire un demandeur d’asile politique plongé dans une intrigue rocambolesque d’espionnage où les services de renseignements vont très vite montrés leurs limites. Igor, lui, n’en a quasiment aucune si ce n’est peindre ses deux tableaux par jour avec une remarquable maestria hors du commun à tel point que les humains refusent sa concurrence, et de réalimenter ses algorithmes à diverses sources de lumière sous peine de mourir. Force est de reconnaître que choisir la Russie, envahisseur cynique de l’Ukraine, comme cause de l’intrigue mené tambour battant, est pour le moins convenu. Pourquoi pas choisir la Silicon Valley aux États-Unis, connue pour sa création du programme ChatGPT ou la Chine aspirant à être le leader mondial dans ce domaine ? Ces deux pays sont largement considérés comme les plus avancés en matière d’I.A. Trop éloignés, peu de liens avec l’hexagone pour mettre en place les racines d’une telle fiction.
Igor Bredev prototype d’une nouvelle race d’humanoïde
L’attirance de la Russie pour la France, jadis capitale iconique de l’art, n’est pas nouvelle. Qu’elle soit de nature politique ou artistique, elle a alimenté des aventures parfois tragiques ou picaresques pleines de rebondissements. Le périple pédestre d’Igor Bredev échappant à l’œil de Moscou en est à ce titre pétri. Pas de temps mort. Entre les planques, la traque, les interrogatoires, les tractations d’alcôves et sa passion certes programmée pour Caravagio, Rembrandt et Kandinsky, le roman bien enlevé de Thierry Schwab soulève en filigrane deux interrogations incontournables : le statut de réfugié politique pourchassé par les apparatchiks et celui de l’artiste déjà précarisé soudain en proie à quelques inquiétudes compréhensibles vis-à-vis de l’ascension fulgurante de l’IA. La première est truffée de coups de théâtre à travers un tempo d’enfer, la seconde semble être en retrait voire à peine effleurée si ce n’est les quelques apartés sur la fronde des artistes russes conscients de l’inégalité du combat. Un sujet qui aurait mérité pourtant un peu plus de profondeur, surtout lorsque notre prodige, une fois arrivé en France séduit malgré lui les sommets de l’État. Difficile de croire qu’une telle concurrence hors norme soit accepté de bonne grâce par les artistes français : « Aucune réaction du type de celles des Russes en leur temps ne semble donc à craindre chez nous ». Seul Igor, génie devenu quasiment un phénomène de foire « pense aussi à l’avenir, à ce qui attend l’humanité quand les robots en forme d’hommes et de femmes ne seront plus quelques centaines mais des millions, aux performances insoupçonnables, aux impensables capacités d’auto-apprentissage, aux sens hyper-développés. Les hommes pourront-ils résister à cette vague ? Survivront-ils à cette espèce supérieure ? Et même le voudront-ils, puisqu’ils sauront que la Terre se porterait mieux sans eux ? ». Comme quoi les robots ont aussi un cœur !
- Théâtre d’opéra spatial - Jason M.Allen/logiciel Midjourney. Tableau ayant remporté le 1er prix lors de la foire d’art Colorado State Fair en aout 2022
À lire :
L’étrange histoire d’Igor Bredev demandeur d’asile de Thierry Schwab
L’odyssée d’un prodige qui a fasciné la France entière jusqu’au sommet de l’État
251 pages, 18 €, Éditions de l’ombre rouge, 2021.
Ainsi que l’excellent article de Joséphine Bindé publié dans Beaux-arts magazine le 05/01/24. Pour se protéger des IA, les artistes peuvent désormais piéger leurs œuvres grâce à des logiciels.