HAMLET Conscience et transcendance

par Mohammed-Salah ZELICHE
lundi 27 mai 2024

On a vu, à un moment d’intenses remords, Claudius tombant à genoux, implorer contre lui le châtiment du Ciel. Geste valant aveu de culpabilité qu’Hamlet, à l’insu de l’oncle, reçoit comme une « apaisante » confirmation. Geste à même de délivrer sa conscience des doutes et des scrupules qui l’empêchaient de passer à l’acte, de venger son père et ainsi de rétablir l’ordre premier perdu. Fou furieux, Hamlet empoigne sa dague. Mais avant de la planter dans le dos de Claudius et d’obtenir réparation, une force retient sa main ou plutôt lui tient un langage des plus dissuasifs. Hamlet, reniant ses intentions, recule : il n’ira pas jusqu’au bout de sa haine. Son geste serait à peine accompli qu’il lui semblerait ignoble. Ignoble de délivrer son ennemi des remords qui le tourmentent. Ignoble de lui donner la mort et, par-là, d’écourter ses souffrances.

 

Être ou ne pas être

H A M L E T

CONSCIENCE ET TRANSCENDANCE

Question d’un prince en quête de sens

(Première partie)

Mohammed-Salah

 ZELICHE

 Hamlet est le héros éponyme de la pièce de théâtre écrite vers 1600 par Shakespeare. Célèbre création à laquelle nombre de sommités, Goethe et Freud en tout cas, se sont particulièrement intéressés. A l’importance qu’ils accordent à Shakespeare on peut citer au moins deux bonnes raisons. D’une part son génie d’écrivain et d’autre part la complexité des destins mis en scène.

La quête de soi                            

 Hamlet apparaît d’emblée comme un homme en quête de soi. Ce sont les tourments de son âme qu’on voit interpréter à travers son personnage. On entre en scène comme dans un gouffre de ténèbres au fond ardant de voix, à l’abord duquel on a soudain envie de reculer. Envie de revenir sur ses pas plus pressé que jamais pour retrouver la clarté du monde. En effet le désarroi de celui qui s’y aventure est vite porté à son comble, remplissant de malaise l’être qui s’y mêle, l’emmenant à perdre contenance. Que de changement Hamlet rencontre dès son retour au royaume du Danemark ! Que de désordre en fait s’installe en lui !

 Il apprend la mort de son père, et prend acte de ce que le trône a changé de mains. Claudius en est désormais le détenteur et le bénéficiaire, qui n’est autre que le frère du défunt roi. Le retour du neveu ne semble cependant guère plaire. Il y a comme une confusion dans les rapports. Et comme une méfiance qui complique les échanges. La métaphore s’invite comme pour éviter à chacun des chocs frontaux. Echanges peinant néanmoins à rester dans les limites de la courtoisie. Tant son oncle que sa propre mère s’efforcent à lui parler sur un ton mesuré. A ce point qu’un doute dévorant s’empare de lui. Il lui est insufflé un étrange sentiment : quelque chose qu’il ne sait pas nommer aurait eu lieu à son insu et à ses dépens.

 Il serait devenu un trouble-fête que l’on tient à distance pour ne pas être obligé d’aborder avec lui certains sujets. Comment d’ailleurs ne pas être étonné d’être reçu par des parents plutôt oublieux du deuil de rigueur. Le frère comme la veuve du défunt roi sacrifient à un mélange de genres. Ils ne laissent pas sans plonger Hamlet dans un étrange ressenti. Ni sans l’entraîner sur la voie d’une escalade de ton, ou encore rendre sa verve plus caustique. 

 Inconsolable, Hamlet n’apprécie guère que sa mère se soit si tôt remariée. Il pense pour sa part que « même un chien aurait continué à avoir du chagrin ». Il pense mais ne s’empêche pas de le dire. Notons là combien sa mère s’est à ses yeux rabaissée. Peu s’en est fallu qu’il ne la taxe de putain. Son mariage avec Claudius vaut trahison, non seulement à l’égard du père mais aussi du fils. La remarque, dont celui-ci a fustigé sa mère, ressemble à celle d’un mari trompé. Voire à celle d’un amant repoussé qui perd son sang-froid et laisse libre court à de vifs ressentiments.

 Le père, étant procréateur, comme tel ascendance et origine, incarne la source énergisante. Il inspire ce vers quoi l’être de sa progéniture tend pour s’accomplir. Il est autant le repère qui guide dans la voie du salut qu’il rappelle au sens de l’honneur. Raison première, ses attributs conformisent ses attitudes et son renom préserve de la trahison. Ainsi est-il cohérence intégrale constamment questionnée sur la conformité de l’identité inviolable.

 Le père : repère et identifiant

  Hamlet, que l’existence précipite soudain dans une crise morale, voire une déchéance tant imprévisible qu’incontrôlable, doit s’appréhender à travers l’image du père. Et, par-là, inconsciemment, trouver, à travers un processus identificatoire et référentiel, moyen d’incarner le père, disposer de sa virilité dans le sens large du terme, le représenter et le remplacer. C’est cette idée même d’une aspiration à la virilité originelle qui le hisse au niveau du père, lui faisant entrevoir qu’il n’y a nul salut ni valorisation véritable que par le modèle paternel et son modus operandi.

 Les recoupements avec le père s’étendent ainsi autant que le fils lui reste symboliquement fidèle et attaché. On se demanderait bien si le fils, en faisant sienne la cause du père trahi par la mère, ne s’est pas tout bonnement substitué à lui. Et si l’affection du fils pour Gertrude n’est pas de même nature qu’elle aurait été pour le père. Cette posture ne tient pas du néant mais d’un antique rapport au père et à la mère, d’un être qui, à un stade de développement primaire, le petit d’homme aurait eu envie d’avoir la mère pour lui seul – c’est-à-dire sans le père et son attitude possessive. D’où le sentiment de culpabilité qui s’en suit, les malaises et les conflits intérieurs qu'un rien déclenche dès que l'individu a l'impression de s'inscrire dans le schéma de la trahison envers le père, y correspondant par une attitude ou une autre - assez en fait pour être interprété comme un parricide inconscient. 

 Un rien déclenche les malaises et les conflits intérieurs. A plus forte raison quand tout semble montrer l’identité sous un mauvais jour de fils est en question et sa reconnaissance impérative par la société locale. Et Hamlet étant seul face à la trahison tacite du nouveau roi et de la mère reine s’estime doublement traitre envers un père assassiné dont il hésite à réhabiliter l’honneur et un père trahi sur un plan autrement :est en pleine crise ressent plus que jamais l’impression de son inscription dans la matrice dans le schéma de la trahison du père – qui est en réalité un parricide inconscient. 

 Les choses vont se compliquer, promettre de forts retentissements, donner une tournure à l’histoire autrement plus intrigante qu’elle ne s’annonçait déjà. D’autant plus que le fantôme du défunt souverain, rôdant couvert d’acier au fond de la nuit, rencontre Hamlet, et, ainsi, lui fait part de ce qu’il a été empoisonné par Claudius pendant son sommeil.

Heure de vérité et tournant décisif

 Voilà qui va gravement bouleverser Hamlet, lui intimer de radicaliser ses attitudes, et changer sa manière d’être au monde. L’heure décisive arrive. Elle est de l’ordre de l’exigence. Le crime ne restera pas impuni. La vengeance l’habite. C’est à lui et à nul autre que lui qu’il revient de laver l’honneur. C’était de toute façon sa promesse à son père. Il y va de son salut et du sens à donner à son existence.

 On opère une plongée ahurissante dans l’être du personnage. Ses pensées affluent en se bousculant. Ce faisant le gouffre de l’incertitude s’approfondit. Et rien n’empêche le malaise d’aller en grandissant. Hamlet succombera-t-il au découragement ? Surtout pas, se ressaisit-il à chaque fois qu’il voit ses pas le mener vers le flou et l’insensé. Il lui en coûterait autant de se dédire que d’aller jusqu’au bout de sa menace.

 Il est sûr d’une chose : il ne rendra pas les armes. C’est d’ailleurs ce qui fait la force de son dilemme, rend celui-ci insoluble et prête au monologue du héros l’allure d’un déferlement. Monologue en effet houleux d’un être tourmenté. Un être excité et qui n’arrête point de penser. Une tendance du personnage. Tendance d’abord de l’auteur de la pièce qui en a décidé ainsi. L’on est ainsi porté à croire à l’existence d’un lien auteur/personnage de l’ordre de l’identitaire et du biographique. De là d’ailleurs chez le dramaturge la place nettement avantagée des pensées du personnage sur ses actions.

 Bref, moment crucial d’une impérative option que l’hésitation reporte forcément. Le doute s’arroge tous les droits, prend des proportions gigantesques. Le sort s’interpose. Son engagement risque de s’annoncer sans lendemain. Et aucune place ne sera donnée à aucune option. Son trouble va en augmentant. Sa détermination en s’amenuisant. Il était certes de nature à douter mais ses réflexions prennent des directions qui les mettent à tous les coups devant d’infranchissables barrières.

Ardeurs contenues/promesses mal tenues

 Ses bonnes intentions se voueront-elles à l’échec ? Certes pas si l’on pense qu’il réfléchit sur tout et sur rien et qu’il donne l’impression d’avoir réponse à tout. Ses fréquentes déductions le révèlent plutôt bon visionnaire. Celle-là par exemple : « En attendant que l’herbe pousse, le cheval meurt de faim ». Hamlet n’est pas sans être conscient qu’on ne vit pas de promesses. Surtout quand elles sont folles et immodérées. Que leurs concrétisations se refusent aux aspirations les plus légitimées. Car illusoires et relevant de la tromperie même.

 Il est prévenu qu’elles risquent de dérailler l’être de sa voie initiale, de le jeter hors du circuit et de le disqualifier moralement. Hamlet en est un exemple éloquent de cet égarement. En effet, devant son dilemme insoluble, qui, du coup, l’a refroidi, il se vautrera dans ses craintes. Il ne sera jamais aussi prudent que d’ailleurs il jouera la folie, même si cela faillit le laisser longtemps sur ce tempo indigne de celui qu’on dit être prêt à placer l’honneur au-dessus de tout. De toute façon le destin saura lui forcer la main. On verra qu’il se reprendra dans un ardant moment où tout le monde tue tout le monde dans une explosion de fureurs vindicatives habitant en chacun.       

La réflexion prime sur l’action

 Cette une descente dans l’être profond d’un homme instruit sur son âme trahie et entourée d’interdits. Elle fait office de méditation sur la vie et sur la mort. Et, sur le plan scriptural, ce qui a amené Shakespeare à accorder plus de champ à la réflexion qu’à l’action. De fait, on aborde l’œuvre comme une descente spéléologique, forcément vertigineuse pour le novice ou l’inexpert. On est à l’intérieur des êtres dont on sonde les âmes ordinairement impénétrables et les desseins éperdus qu’elles poursuivent. Descente donc dans l’inconnu qui emmène à l’inconscient et ses manifestations. Descente d’un être en quête de clarté mais qui, soudain, est arrêté par une force foudroyante : le laissant en proie à toutes sortes de troubles.

   L’inconscient, tantôt remuant et tantôt ruminant, ressemble à un veilleur dans l’ombre. Comme tel il fait preuve d’imprévisibles volte-face. On le dirait inexistant, tant il n’est pas trop bavard. Mais il est central et toujours au fait de ce qui se trame. Un rien peut le diligenter. Il est dans l’être comme une lame de fond dans la turbulence d’un océan changeant. Latent mais décisif et réactif, tragique et surprenant. Ses effets semblent aussi implacables qu’un tsunami est forcément apocalyptique. 

Autant dire l’existence à l’insu des individus d’une force intérieure structurante de leurs caractères. Enfouie dans leurs profondeurs, et laissant à loisir investiguer la conscience, celle-ci, n’intervient pas moins pour autant dès que des décisions positions capitales sont à prendre. 

   Œdipe ou Hamlet

Freud mettrait volontiers Shakespeare au niveau de Sophocle, même si c’est sur ce dernier qu’il a jeté son dévolu. Il puiserait autant de ressources dans la mythologie grecque que dans l’œuvre du dramaturge anglais. A comparer les deux héros (Œdipe et Hamlet), à répertorier leurs similitudes flagrantes, on obtient un identique schéma. Ce malgré quelques variantes, d’ailleurs sans conséquences sur la cohérence de la théorie freudienne.

   D’aucuns diraient d’Hamlet qu’il ne rentre pas dans le canevas plutôt serré d’Œdipe. Ils en voudraient pour preuve que Claudius n’est pas le père mais l’oncle. Il n’est pas celui que le petit d’homme aurait jalousé et espéré mort que vivant pour que l’affection de la mère se reporte entièrement sur lui. La qualité primitive des rapports entre Claudius et le père d’Hamlet ne saurait être similaire dans l’entendement du petit d’homme et réaction à chacun pour l’objet de son désir n’aurait pas la même résonnance en lui. 

 Claudius peut être vu comme un envahisseur étranger devenu puissant par son mariage avec Gertrude et du coup le trône qu’il occupe. Le rétablissement de l’ordre premier équivaut de l’en déposséder par quelque moyen que ce soit – fût-ce sauvagement. Nous sommes ici dans un cas typique des vicissitudes historiques et, comme tel, en demeure d’y répondre en termes de légitime retour des choses à l’état initial. Ce qui, vu sous cet angle, n’accorde aucune place à l’affection et au rôle déterminant qui est le sien dans cette histoire d’autre part familiale.

 Et en cela, vu comme l’ennemi à neutraliser et/ou abattre, celui qui s’est emparé du trône et de la mère par un coup de force et devrait en être dépossédé d’une façon ou d’une autre. Le problème posé relève éminemment de la politique même si la trinité oncle/mère/fils révèle des rapports psychiques proches de ceux du mythe œdipien. Œdipe ne doute ni n’hésite. Courageux, il passe à l’acte sans être retenu par aucun scrupule. 

 Tout compte fait, si les mêmes causes produisent les mêmes effets, gageons que peu s’en fallut pour qu’Hamlet corresponde à Œdipe et lui soit substitué.

L’inconscient

 Il est courant d’entendre poser la question d’Hamlet quand la liberté est en jeu et que – pour une raison ou pour une autre, politique, sentimentale, religieuse ou culturelle – certaines fois l’option de la faire triompher ne manque pas d’inquiéter. On devient prisonnier de ses croyances, de ses tabous et de ses scrupules : c’est-à-dire déchiré, confronté à soi-même, ainsi qu’il apparaît dans ce fragment du monologue réputé :

« Être ou ne pas être, telle est la question. Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte ».

« L'esprit est-il plus noble quand il souffre / Le fouet d'une fortune avilissante /Ou quand il s'arme contre un flot de troubles, / Se dresse et leur met fin ? Mourir, dormir ; / Pas plus ; et dire que par ce sommeil / Nous mettons fin aux mille crève-cœurs, / À tous ces chocs qui sont à notre chair / Un héritage de nature. »

 Hamlet se pose une question facile à résoudre dans la forme mais complexe dans le fond et en pratique. Il est mis en demeure de choisir entre « Être ou ne pas être » et cela, tel qu’il l’énonce clairement, lui occasionne un sacré dilemme : « Y a-t-il plus noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter par une révolte ? » Quelque chose de présent mais insaisissable, que n’explique aucune logique véritable, lui donne du fil à retordre. Tenace est l’emprise de la question qui le met au défi de tirer son épingle du jeu. Cuisante l’exigence d’un choix nécessairement « noble ». Bref, route barrée dans les deux sens.

 Hamlet n’est seul ni pour décider ni pour ne pas décider. Dans ce choix à faire, il a avec lui et contre lui toute une panoplie de scrupules, de tabous, de crainte des sacrilèges. La conscience est sur le qui-vive de l’erreur à ne pas commettre. Dans l’empêchement à passer à l’acte réside la question de la mère et d’une préoccupation inconsciente qu’il ne sait pas définir. Une intransgressible morale engloutit l’être de Hamlet dans un épais brouillard qui rend vaine toute bonne visibilité. Autant alors se recommander d’être au mieux de sa forme – déterminé et persévérant, courageux comme jamais il n’a su l’être. Belle posture que celle qu’il se recommande. Mais c’est d’être infailliblement rusé qui semble lui convenir le mieux.

 Il ne s’avise pas révolutionnaire ni grand marabout pour abattre d’un seul coup de tels obstacles. En effet, on n’est jamais assez sûr de soi quand la réalité est d’une complexité déconcertante. Il ne lui est permis aucun faux pas. La moindre inadvertance est un possible saut dans le vide. Le passage à l’acte se heurte à ses scrupules. Hamlet ne saurait assez se recommander du sang-froid des personnes prêtes à lâcher du lest : pourvu bien sûr qu’il arrive à ses fins. Il est paré pour s’éviter l’échec cuisant et les humiliants pots cassés.

L’aporie

 C’est le type de situation dont on ne sort souvent pas indemne tant celle-ci est délétère et non sans des répercussions sévères sur la conscience. Elle confronte l’individu à lui-même. Et en cela même elle met d’emblée l’individu dans l’impasse de ses limites psychiques et morales. On parlerait de nature aporétique de la révolte. Aporétique, c’est-à-dire problématique et paradoxale. L’être est aliéné qui n’a plus qu’à subir en silence son sort implacable. Hamlet faisant face à lui-même, son problème risque non pas seulement de rester insoluble mais encore de l’asservir plus gravement, le livrer à la folie pieds et poings liés.

 Il lui incombe de rompre le lien qui l’unit à sa famille royale, à sa mère (Gertrude) et son oncle Claudius. Il faut dire que, depuis la mort de son père, l’ambiance est devenue nauséeuse. Le venger de son oncle est une préoccupation constante. Le tort fait à son père n’est pas des moindres. Il n’en veut pour s’en convaincre que trois raisons. Le meurtre du frère. Le fait de partager le lit de sa femme. L’usurpation du trône royal. Assez de choses pour endurcir son cœur et y répondre de la façon la plus impitoyable.

 Il revient certes à Hamlet de redresser le tort. Il l’a promis au spectre de son père. Mais le doute le taraude. Et, à ce train, le meurtre n’aura peut-être pas lieu. D’ailleurs, Claudius s’avérerait l’assassin que Hamlet ne ferait pas moins preuve d’hésitation. Il passerait à l’acte que ses remords ne se dissiperaient pas pour autant.

 On a vu, à un moment d’intenses remords, Claudius tombant à genoux, implorer contre lui le châtiment du Ciel. Geste valant aveu de culpabilité qu’Hamlet, à l’insu de l’oncle, reçoit comme une « apaisante » confirmation. Geste à même de délivrer sa conscience des doutes et des scrupules qui l’empêchaient de passer à l’acte, de venger son père et ainsi de rétablir l’ordre premier perdu. Fou furieux, Hamlet empoigne sa dague. Mais avant de la planter dans le dos de Claudius et d’obtenir réparation, une force retient sa main ou plutôt lui tient un langage des plus dissuasifs. Hamlet, reniant ses intentions, recule : il n’ira pas jusqu’au bout de sa haine. Son geste serait à peine accompli qu’il lui semblerait ignoble. Ignoble de délivrer son ennemi des remords qui le tourmentent. Ignoble de lui donner la mort et, par-là, d’écourter ses souffrances.

 Hamlet comprend qu’il ne pourra pas être aussi féroce qu’il se l’était promis. Pas plus d’ailleurs que la vengeance ne mettra fin à ses propres tourments. La confusion s’en mêle. N’y a-t-il pas autre chose qui l’empêche d’aller au-delà du raisonnable ? Il y va du lien fort qui l’attache à la matrice, du sentiment de l’irréparable qu’il y a à le rompre. Lien ambivalent, profond et ombilical qui, à le rompre, équivaut trahison de soi, déni d’identité génétique, donc profonde et première. Œdipe est en Hamlet, il arrête sa main, lui éviter l’inqualifiable : le meurtre du père et la malédiction qui lui est rattachée. 

 L’oncle, par une espèce de fait accompli, et par le statut que lui arroge sa place avec la mère, fait figure de père. Dire qu’Hamlet pouvait réparer le tort fait à son père en tuant simplement le meurtrier n’est guère concluant. Claudius n’est pas qu’un simple beau-père. Son mariage avec Gertrude et sa parenté directe avec celui-ci font qu’Hamlet ne peut ne pas le substituer au père. Quand Claudius, lui parlant sur le ton faussement paternel, insiste sur les liens sacrés qui les unissent en lui donnant du « mon fils », la réaction de Hamlet a été aussitôt d’empêcher l’espèce de corde de lui serrer outre mesure autour du cou – usant d’une mordante répartie : « […] un peu plus que votre neveu et un peu moins que votre fils ».

 On voit déjà le complexe d’Œdipe pointer du nez. Grande est la part de l’inconscient qui se manifeste à travers les réflexes de cet homme écartelé par deux pulsions contradictoires : agir et subir. L’enjeu n’est pas des moindres. Il consiste à sortir indemne du face à face avec soi-même. L’homme s’enfonce dans la confusion. Il n’a pour se diriger que des repères équivoques. Il est seul et chancelant devant la terrible décision qu’il doit prendre. Il voudrait dormir, voire mourir, pour ne pas avoir à se poignarder. La vengeance habite ses entrailles : elle n’est ni désirée ni malvenue. Jamais il n’avait crû possible qu’un jour l’intégrité de son âme se retrouverait coincée entre deux inévitables périls : le parricide et le déshonneur.

Aperçu du mythe d’Œdipe  

 C’est dans l’histoire d’Œdipe, chez Sophocle, que Freud trouve l’occasion d’une pierre angulaire sur laquelle va reposer pour la première fois l’édifice d’une discipline renommée : la psychanalyse. Y résident en effet l’essentiel des ingrédients et la quintessence d’un mécanisme psychique. Il s’agit plus explicitement d’une perception nouvelle des choses d’une si parfaite cohérence qu’on verra cheminer entre des éléments conceptuels dès lors bénéficiant d’une meilleure clarté. A partir de là, la discipline démarrera parée pour connaître un franc succès – non certes sans rencontrer critiques et embûches. Ce que Sophocle inspire à Freud est l’idée d’une prédestination à l’allure d’une malédiction. Pour ne pas dire l’idée d’un destin implacable auquel on n’échappe guère quoi qu’on en fasse.

 Il s’agit du « complexe d’Œdipe » qui, sur le plan psychique, voire inconscient, conforme l’homme à un schéma voulu universel.

 Lequel complexe d’Œdipe s’appréhende comme une condition humaine, qui, pourvu d’une dialectique déterminante, induit, sur un plan psychique, savoir l’inconscient, deux comportements fatalement liés. Ce sont le parricide et l’inceste, qui, dans la réalité, représentent deux tabous redoutables – à ce point qu’ils portent la désespérance et le désir d’expiation jusqu’à l’insoutenable et l’inconsolable. Voire, pour ne pas subir les affres de la honte et des regrets, jusqu’à l’anéantissement de soi et/ou l’automutilation autopunitive.

 Au fond, saisir un tel destin revient à relever les circonstances marquantes qui ont présidé à lui donner consistance. C’est prendre en compte les conditions et les logiques qui ont articulé le mythe du personnage, cerné les sites de sa personnalité complexe mais unanime, instauré les principes et les bases d’une théorie psychanalytique. Un mythe donc que Freud pose comme régisseur universel des profondeurs de l’être. C’est le temps ligué avec l’inconscient, qui, insaisissable quant au premier, voire sournois quant au second, mènent l’être, à l’insu de celui-ci, pour ne pas dire contre sa volonté, vers une triste destinée aux allures de déchéance morale génétiquement programmée.

 Mais écoutons d’abord le récit du mythe. Jocaste et Laïos, souverains de la ville de Thèbes, ayant consulté l’oracle de Delphes, en reçoivent un présage fort affligeant. Il leur est annoncé qu’ils donneraient naissance à un fils, mais que celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère. Voilà qui, pour se prémunir d’une telle infortune, amènent les parents à prendre les devants. Lesquels, à la naissance de l’enfant, s’en sépareront résolument. Recueilli par Polybe et Mérope, Œdipe va être élevé dans l’ignorance de sa filiation : ces derniers préférant sans doute en rester là. On verra que le fait même de ne pas aller au-delà aura été pour beaucoup dans l’espèce de destin d’Œdipe – en tout cas d’un effet cruellement décisif.

 Plus tard, Œdipe consultera lui-même l’oracle de Delphes et il lui sera révélé la même chose qu’à ses parents biologiques. A savoir qu’il tuera son père et épousera sa mère. Voilà ce qu’il ne pourra jamais supporter. Pour conjurer la malédiction et s’éviter l’affront du destin, il abandonne ses parents (adoptifs) et se voue à une vie d’errant. Or, sur son chemin, les circonstances font qu’il tue un individu et ses gardes qui viennent de le provoquer. Individu qu’Œdipe reconnaîtra, plus tard, pour être son père biologique.

 Dans tout cela, un facteur au moins aura été on ne peut plus déterminant du cours des choses. Le fait que Polype et Mérope aient laissé Œdipe dans la croyance d’être ses parents biologiques n’est pas sans contribuer à la force et au triomphe des hasards sur les personnages. Ni d’ailleurs sans présenter le destin dans une toute-puissance œuvrant en maître absolu sur les existences pour permettre l’intolérable. Peu s’en faut pour retrouver là le fameux « absurde » tant invoqué par Camus et qu’on agite comme une condition de l’homme empêché de pratiquer son libre-arbitre.

 Œdipe qui, par la suite, monte sur le trône de Thèbes, aura comme épouse la veuve Jocaste. C’est-à-dire la femme dont il est le fruit des entrailles. Il faut voir là une vision du destin selon laquelle celui-ci est d’une puissance telle que ni les précautions d’Œdipe ni celles de ses parents biologiques n’ont été à même de déjouer la constance et la trame. Plus tard, Jocaste, se découvrant coupable d’inceste, se pendra à une corde que lui tendra la honte les tabous involontairement transgressés. Et apprenant la nouvelle et se sachant doublement vil, vilain et coupable, Œdipe qui a vécu longtemps dans l’abondance se crèvera les yeux et continuera son sombre destin sur des chemins que n’emprunte qu’un mendiant.

Hamlet et Œdipe : la divergence

 Que cherche Hamlet dès son retour au royaume du Danemark ? La réponse est : rétablir l’ordre premier. Venger l’assassinat de son père est ce qui paraît compter le plus pour lui. Mais en creusant encore d’autres motifs apparaissent non moins justifiables. Le vide laissé par le père est un vide à combler auprès de la mère. Il s’agit de revenir tout de suite au point zéro de l’existence, au paradis premier, c’est-à-dire à l’antre des origines, lieu sécurisant et sécurisé. Il est dans la situation de celui qui doit tenter le tout pour le tout – le jeu en valant la chandelle. Tentative désespérée de réappropriation du sein maternel exclusif et sans partage. C’est cela que l’approche psychanalytique ne manque pas de relever. Hamlet étant dans une situation de perte/manque, voire d’un vide tragique qu’il convient de résorber, il va de soi que le retour du temps primitif/heureux est au prix d’une tendresse maternelle retrouvée, et, par-là, d’une mère à reprendre à Claudius. 

 Ainsi Hamlet, pour retrouver le paradis premier et le bonheur est-il tenu de reconquérir la royauté du père et du coup hériter du trône – celui-là même qui lui rendra l’estime usurpée de la mère. L’idée d’y prendre place aux côtés de sa mère suffit à transformer un triomphal succès en action culpabilisante. Hamlet y apparaîtrait à travers la figure paternelle et son geste lui-même devient sacrilège. D’où il s’ensuit les terribles sentiments de mésestime de soi. Et les pulsions suicidaires pour obtenir rémission. Complexe d’Œdipe à l’œuvre pourrait-on dire. Celui-là qui, selon Freud, joue un rôle essentiel dans la structuration de la personnalité.

 C’est ce qui attend Hamlet qui, rien qu’en y pensant, est amené à dégringoler dans l’abîme remuant de ses sentiments contradictoires. Tabous, haine du père, désirs troubles qu’on aura éprouvé pour la mère remontent à la surface et compromettent ses desseins. Les hésitations, les scrupules, les flux et reflux des émotions en vagues persistantes, les craintes irraisonnées et autres déchirements inexplicables ont ainsi de quoi tenir. Hamlet sera-t-il à la hauteur du défi qui lui est lancé ? Rien n’est moins sûr.

 

             ( LA PROCHAINE PARTIE SERA INTITULEE : 

               REVOLTE MORALE ET POLITIQUZ )

 


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