Jean Moulin, l’excellence républicaine ...et les valeurs !

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 21 juin 2023

« Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d'exaltation dans le soleil d'Afrique, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi, et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé. Avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses. (…) Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé. Ce jour-là, elle était le visage de la France. » (André Malraux, le 19 décembre 1964 à Paris).

Le chef de la Résistance intérieure Jean Moulin a été arrêté il y a quatre-vingt ans, le 21 juin 1943 par les nazis. Quelques jours plus tard (le 8 juillet 1943), après avoir été torturé, il a été tué par les nazis lors de son transfert en Allemand. Torturé mais vainqueur : il avait réussi à ne pas parler, et je dois dire, bien confortablement dans mon époque de paix depuis plusieurs générations, que je suis incapable de savoir à quel point cela nécessite du courage et de la détermination, de ne pas parler sous la torture, sachant que dans tous les cas, le vie s'arrêtera là. Il suffit d'avoir eu un accident ou un problème de santé pour comprendre à quel point la douleur, la souffrance, physique et mentale, est dure à surmonter. Mais pouvoir l'arrêter au prix de trahir ses amis, quel enfer !

Le discours de l'écrivain André Malraux, alors Ministre des Affaires culturelles de De Gaulle, lors du transfert des restes de Jean Moulin au Panthéon le 19 décembre 1964, est très connu et résonne encore dans les cœurs et les consciences près de soixante années plus tard. Sortie du fin fond de la mémoire nationale, il rappelle la réalité de l'identité nationale, pas celle que quelques populistes démagogues voudraient réduire à une impasse xénophobe de repli sur soi, mais la grande, celle qu'a toujours voulu promouvoir De Gaulle, résumée par la fin de ce si grand discours : « Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n'avaient pas parlé. Ce jour-là, elle était le visage de la France. ».

Le silence héroïque de Jean Moulin et son calvaire nous obligent, nous, citoyens français libres et en paix. C'est pourquoi j'expliquais qu'il était le héros suprême de notre République. Un modèle, un exemple, sans doute idéalisé (il avait forcément ses défauts), mais qui n'était pas seulement le résistant politique, il était aussi un grand amateur d'art contemporain (sa couverture était d'être galeriste à Lyon), ce qui apporte un autre versant à sa vertu politique : il était en plein dans son temps, moderne et progressiste (il était d'ailleurs lui-même auteur de dessins de presse). Ce côté artistique fut déterminant pour l'avenir de son jeune secrétaire, le résistant Daniel Cordier.

Le journaliste Éric Conan (actuellement travaillant pour "Marianne"), spécialiste du régime de Vichy, a publié le 10 juin 1993 pour "L'Express" une courte biographie de René Bousquet lorsque ce dernier venait d'être assassiné à son domicile, il y a trente ans (le 8 juin 1993). Le journaliste avait rencontré en avril 1990 l'ancien secrétaire général de la police de Vichy (avec rang de ministre) entre le 18 avril 1942 et le 31 décembre 1943, coorganisateur de la rafle du Vel' d'hiv' des 16 et 17 avril 1942, sous le coup d'une plainte pour crime contre l'humanité, et il avait été étonné par sa simplicité, son absence de précaution pour sa sécurité personnelle (son adresse était indiquée dans le Minitel) et surtout, sa fierté, il était sûr de son innocence et de sa conscience. Dans le chapeau de l'article en question, il était écrit : « Éric Conan raconte comment et pourquoi cet homme intelligent et sûr de lui, coresponsable de la mort de milliers de Juifs, avait pu poursuivre, dans le privé, une brillante carrière. ».

Pourquoi évoquer René Bousquet dans un hommage à Jean Moulin ? C'est Éric Conan qui a fait la comparaison en évoquant des destins initiaux parallèles : « Leur proximité de carrière est flagrante avant guerre. Issus tous deux de milieux radicaux du Sud-Ouest, très brillants, réellement courageux et très ambitieux : jeunes prodiges de la préfectorale, l'un détrônera même l'autre du titre de plus jeune préfet de France. La parenthèse de la guerre les opposera totalement. ».

René Bousquet, né le 11 mai 1909 à Montauban, héros national à l'âge de 20 ans pour avoir sauvé de la noyade, avec un ami qui a péri (Adolphe Poult), plusieurs dizaines de personnes lors des inondations du 1er au 4 mars 1930 dans le bassin du Tarn (il a reçu l'insigne de chevalier de la Légion d'honneur des mains du Président de la République Gaston Doumergue), a travaillé dans différents cabinets ministériels sous la Troisième République, Albert Sarraut, Pierre Cathala et Roger Salengro (le Ministre de l'Intérieur de Léon Blum lui confia la responsabilité du fichier central de la Sûreté nationale). Réputé comme "bon républicain" et opposant à la Cagoule par ses "parrains" radicaux socialistes, René Bousquet a été nommé sous-préfet à l'âge de 24 ans, en 1933, puis affecté Vitry-le-François, dans la Marne, en 1938, puis nommé préfet de la Marne en été 1940 juste après l'armistice à l'âge de 31 ans, puis préfet de région en septembre 1941 (le plus jeune préfet de région de France). Au début de l'année 1942, l'amiral François Darlan, pour constituer son gouvernement, lui a proposé les Ministères du Ravitaillement et de l'Agriculture mais il a préféré rester dans la Marne.

Jean Moulin, né une dizaine d'années plus tôt, le 20 juin 1899 à Béziers, a eu une carrière préfectorale qui a démarré aussi brillamment. Plus jeune sous-préfet de France affecté à Albertville, en Savoie, en 1925 (il avait alors 26 ans), Jean Moulin fut ensuite affecté à Châteaulin, dans le Finistère, en 1930, Thonon-les-Bains, en Savoie, en 1933. Puis, après un passage dans la Somme, il fut nommé préfet de l'Aveyron en 1938 (à 39 ans), ensuite préfet d'Eure-et-Loir en 1939 jusqu'à son engagement dans la Résistance dès 1940.

Les deux jeunes hommes étaient donc considérés par la classe politique de l'entre-deux-guerres, comme des espoirs de la haute administration voire de la politique, radicaux et républicains tous les deux, courageux également. Alors, pourquoi une telle divergence de destin par la suite ?

C'est probablement la proximité de René Bousquet avec Pierre Laval qui l'a convaincu de servir pour la collaboration. Dans son article, Éric Conan a cité une raison de collaborer : « La mémoire courante présente souvent ce régime comme un ramassis d'idéologues d'extrême droite, isolés et criminels. La réalité est tout autre : le pari de Pétain et Laval était de négocier une place pour la France dans une Europe vouée à la victoire nazie. Tel fut l'enjeu de l'offre de collaboration faite par les dirigeants français. Certains pouvaient y adhérer par complicité idéologique, mais beaucoup le firent alors, notamment dans le sillage de Pierre Laval, au nom d'une conception extrême du "réalisme politique". C'est pourquoi la vérité de Vichy réside moins dans l'activité bruyante mais sans grandes conséquences pratiques d'aboyeurs du style de Brasillach, Doriot ou Touvier, que dans la mise à la disposition des occupants, par l'élite dirigeante française, des moyens administratifs et policiers nécessaires à la chasse aux résistants, aux juifs et aux étrangers. ».

L'ambition de René Bousquet aurait pris le dessus sur son républicanisme. Une vision pas vraiment acceptée par l'historien Laurent Joly, spécialiste de l'antisémitisme sous Vichy et président du conseil scientifique du Mémorial du camp de Rivesaltes depuis mars 2023, qui a vu au contraire dans l'évolution de la carrière de René Bousquet l'aboutissement de son antisémitisme qui ne s'était pas encore exprimé avant la guerre : « Ambitieux et calculateur, Bousquet n'est pas seulement un homme aveuglé par l'illusion de la souveraineté française et par des considérations de technocrates, c'est aussi un xénophobe et un antisémite convaincu et sans cœur. ». Éric Conan a ressenti, dans sa rencontre de 1990, ce côté "sans cœur", cette absence de compassion et surtout de regrets face aux victimes des rafles qu'il avait lui-même organisées.

En d'autres termes, les deux hauts fonctionnaires étaient des excellences républicaines mais l'un se nourrissait des valeurs républicaines tandis que l'autre les utilisaient pour sa carrière. Même si l'un a vécu quarante de plus que l'autre, la justice historique s'est naturellement faite. La France a salué comme elle le devait le courage de Jean Moulin qui a fédéré toutes les forces politiques et militaires de la Résistance au sein du même Conseil National de la Résistance qui a à peine eu le temps de se réunir avant son arrestation (le 27 mai 1943).

Ancien secrétaire de Jean Moulin, lorsqu'en octobre 1944, Daniel Cordier a découvert son nom, celui qui se cachait sous le nom de Rex, et il était déconcerté : « Je découvris (…) de manière la plus inattendue le nom de l'homme que j'avais cru célèbre. Je l'avais imaginé occupant les plus hautes fonctions de la politique, de la diplomatie ou parfois de la peinture. (…) C'était un inconnu. Ma déception fut à la mesure de mon espoir, immense. J'avais toujours pensé que la révélation du nom de Rex justifierait à elle seule le culte du secret que j'avais établi autour de sa mémoire. (…) C'est parce qu'il était un inconnu que je m'étais employé à ce que notre relation demeurât secrète. » ("Alias Caracalla", 2009).

Ce n'est qu'à la fin des années 1970 que Daniel Cordier, finalement, a changé son sens du secret à cause des attaques contre Jean Moulin fustigé comme un agent communiste (soviétique) et, un peu plus tard, comme agent américain. Pas étonnant que Jean Moulin ait eu ce genre d'attaques par ceux-là même qui s'opposaient à ses valeurs républicaines, il fallait salir la mémoire de ce glorieux serviteur de la France, mais jusqu'à maintenant, il est toujours sorti grandi de ces stériles attaques, notamment grâce à l'étude historique minutieuse de Daniel Cordier qui a sorti une grande biographie de Jean Moulin en six volumes à partir de 1989. Pour défendre la mémoire de son chef, Daniel Cordier s'est donc mis en avant cinquante ans plus tard alors qu'il était toujours resté discret pendant tout ce temps-là.

Quant à De Gaulle, il lui était éperdument reconnaissant. Le 1er juin 1946, il a écrit notamment : « Max [Jean Moulin], pur et bon compagnon de ceux qui n'avaient foi qu'en la France, a su mourir héroïquement pour elle. Le rôle capital qu'il a joué dans notre combat ne sera jamais raconté par lui-même, mais ce n'est pas sans émotion qu'on lira le journal que Jean Moulin écrivit à propos des événements qui l'amenèrent, dès 1940, à dire non à l'ennemi. La force de caractère, la clairvoyance et l'énergie qu'il montra en cette occasion ne se démentirent jamais. Que son nom demeure vivant comme son œuvre demeure vivante ! ».

Dans le tome 1 de ses "Mémoires de guerre" (publié en 1954 chez Plon), De Gaulle a confirmé ce point de vue : « Cet homme, jeune encore, mais dont la carrière avait déjà formé l'expérience, était pétri de la même pâte que les meilleurs de mes compagnons. Rempli, jusqu'aux bords de l'âme, de la passion de la France, convaincu que le gaullisme devait être, non seulement l'instrument du combat, mais encore le moteur de toute une rénovation, pénétré du sentiment que l'État s'incorporait à la France Libre, il aspirait aux grandes entreprises. Mais aussi, plein de jugement, voyant choses et gens comme ils étaient, c'est à pas comptés qu'il marcherait sur une route minée par les pièges des adversaires et encombrée des obstacles élevés par les amis. Homme de foi et de calcul, ne doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que ministre, Moulin devait, en dix-huit mois, accomplir une tâche capitale. La Résistance dans la Métropole, où ne se dessinait encore qu'une unité symbolique, il allait l'amener à l'unité pratique. Ensuite, trahi, fait prisonnier, affreusement torturé par un ennemi sans honneur, Jean Moulin mourrait pour la France, comme tant de bons soldats qui, sous le soleil ou dans l'ombre, sacrifièrent un long soir vide pour mieux remplir leur matin. » (cité par Wikipédia).



C'est pourquoi, quatre-vingts ans plus tard, la France honore et honorera encore ce vaillant Français qu'était Jean Moulin, comme ce fut le cas le 8 mai 2023 à Lyon par un discours du Président de la République Emmanuel Macron : « Jean Moulin était l’arrière-petit-fils d’un soldat de la Révolution, petit-fils d’un insurgé de 1851, fils d’un hussard noir de la Troisième République. (…) Le voici enfin, le 27 mai 1943, présidant dans un appartement de la rue du Four, à Paris, la réunion fondatrice du Conseil National de la Résistance. (…) Le dépassement, voulu par De Gaulle, était accompli. Ainsi Jean Moulin répondait à Marc Bloch : il existait encore en France une catégorie de Français qui vibrait au souvenir du Sacre de Reims et lisait avec émotion le récit de la Fête de la Fédération. (…) La tristesse de ceux qui n’ont pas d’espérance n’avait pas prise sur lui. Car il avait la certitude intime, indéracinable, que la France en laquelle il croyait serait victorieuse ; que d’autres, si ce n’est lui, en cueilleraient les fruits ; et que la justice triompherait. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (18 juin 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jean Moulin, l'excellence républicaine ...et les valeurs !
Discours d’André Malraux le 19 décembre 1964 lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon.
L’artiste Jean Moulin, dessinateur.
Le 8 mai, l'émotion et la politique.
Hommage à Jean Moulin.
Programme du Conseil National de la Résistance.
le suprême héros.
Daniel Cordier.
Pierre Simonet.
Edgard Tupët-Thomé.
Hubert Germain.
Robert Hébras.
Noëlla Rouget.
Stéphane Hessel.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
La Libération de Paris.
Les 75 ans de la Victoire sur le nazisme.
La Fête de l'Europe.
Le syndrome de Hiroshima.
Carnage de Maillé (1).
Carnage de Maillé (2).
Mauschwitz.
Emmanuel Macron à Pithiviers.
Jacques Attali et Emmanuel Macron : pourquoi la fresque d’Avignon était antisémite.
Discours du Président Emmanuel Macron le 17 juillet 2022 à Pithiviers (vidéo et texte intégral).
La rafle du Vel d’Hiv, 80 ans plus tard : les heures sombres de notre histoire...
Les 75 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Sarah Halimi, assassinée car Juive.
La tragique expérience de Simone Veil à Auschwitz.
Emmanuel Macron et le Vel d’Hiv (16 juillet 2017).
François Hollande et le Vel d’Hiv (22 juillet 2012).
Discours d’Emmanuel Macron du 16 juillet 2017 (texte intégral).
Discours de François Hollande du 22 juillet 2012 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995 (texte intégral).
La Seconde Guerre mondiale.
La République de Weimar.
Le Pacte germano-soviétique.
Le Débarquement en Normandie.
Les Accords de Munich.
Le Pacte Briand-Kellogg.
Le Traité de Versailles.
L’Europe, c’est la Paix.
La Première Guerre mondiale.
Témoignage : mon 11 novembre, le songe de l’histoire.
Lazare Ponticelli, le dernier Poilu.
Chasseur alpin, courageux jusqu’au bout de la vie.
Les joyeux drilles de l’escadrille.
La Grande Guerre, cent ans plus tard.
Fête nationale : cinq ans plus tard…


 


Lire l'article complet, et les commentaires