Quand des policiers ont dit non à la barbarie : le sauvetage héroïque des Juifs de Nancy

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 19 mars 2025

Juillet 1942, Nancy suffoque sous l’Occupation. Une rafle massive menace 385 Juifs, mais un homme, Édouard Vigneron, policier et chef du service des étrangers, refuse l’horreur. Avec ses collègues, il défie l’ordre nazi et vichyste, sauvant des centaines de vies. Voici l’histoire d’un courage discret qui a fait échouer la machine de mort, un acte où l’humanité triomphe dans l’ombre.

 

Un contexte de terreur : la France sous le joug allemand

L’été 1942 marque un tournant sinistre en France occupée. Le régime de Vichy, sous la houlette du maréchal Philippe Pétain, collabore sans relâche avec l’Allemagne nazie dans sa politique d’extermination des Juifs. Les rafles se multiplient : le Vel’ d’Hiv à Paris, les 16 et 17 juillet, voit 13 000 arrestations, un prélude glaçant à ce qui se trame à Nancy. Dans cette ville lorraine, annexée à une zone réservée pour l’"espace vital" allemand après l’armistice de juin 1940, la communauté juive, composée majoritairement d’étrangers – Polonais, Lituaniens, Roumains – vit dans une précarité croissante, sous le contrôle étroit du service des étrangers de la police.

 

 

Édouard Vigneron, à la tête de ce service, n’est pas un inconnu pour ces familles. Âgé de 45 ans, cet ancien combattant de la Première Guerre mondiale, engagé volontaire en 1914, connaît leurs noms, leurs visages, leurs histoires. Avec ses hommes – Pierre Marie, Charles Bouy, François Pinot, Charles Thouron, Henri Lespinasse et Émile Thiébault –, il délivre des cartes d’identité, tamponnées depuis 1940 de la mention infamante "Juif". Mais ce 18 juillet 1942, une rumeur devient certitude : une rafle est programmée pour le lendemain, visant 385 personnes. Les ordres viennent d’en haut, implacables, dans le cadre de l’opération "Vent printanier", un plan nazi visant à "nettoyer" l’Europe occidentale de ses Juifs.

 

 

Pourtant, dans les bureaux modestes de la rue de la Visitation, un vent de révolte souffle. Ces policiers, qui auraient dû être les rouages de la machine répressive, choisissent une autre voie. Ils savent ce que signifie la déportation : les camps, la mort. "Ces braves gens", comme les appelle Pierre Marie, ne méritent pas ce destin. L’histoire, ici, bascule : de simples fonctionnaires deviennent des résistants, mus non par une idéologie flamboyante, mais par une indignation humaine, viscérale.

 

 

Des hommes ordinaires face à l’extraordinaire

Édouard Vigneron n’a rien d’un héros de cape et d’épée. Né en 1896 à Nancy, il a survécu aux tranchées, à la cécité temporaire causée par un gazage en 1917, avant de rejoindre la police municipale en 1922. Devenu secrétaire principal en 1939, il dirige le service des étrangers avec rigueur mais aussi une empathie rare. Ses collègues le décrivent comme un homme discret, presque bourru, mais d’une droiture inébranlable. À ses côtés, Pierre Marie, son adjoint, partage cette fibre morale. Ensemble, ils forment un tandem soudé, épaulé par cinq agents : Charles Bouy, un père de famille au grand cœur ; François Pinot, méthodique et efficace ; Charles Thouron, discret mais déterminé ; Henri Lespinasse, jeune et audacieux ; et Émile Thiébault, dont le calme rassure.

Ces hommes ne sont pas des résistants organisés, pas des maquisards armés. Leur arme, c’est leur connaissance intime des Juifs de Nancy, ces familles qu’ils croisent depuis des années au commissariat. Jérôme Scorin, un rescapé, se souvient : "Je suis allé voir M. Vigneron le 18 juillet. Il m’a tendu une carte d’identité au nom de Hubert Hiebel, né à Metz. Il m’a dit : "Partez à Lyon, vite". Cette proximité, ce lien humain, est leur force. Ils savent où frapper aux portes, qui avertir en priorité, comment convaincre les incrédules.

Mais leur choix n’est pas sans risque. En désobéissant, ils s’exposent à la Gestapo, à Vichy, à leurs propres supérieurs. Charles Bouy, par exemple, héberge deux familles chez lui, avec sa femme Octavie, avant qu’elles ne franchissent la ligne de démarcation. "Les Allemands étaient de mauvais poil", racontera-t-il plus tard, un sourire en coin. Ces policiers, en somme, ne sont ni des saints ni des stratèges : ce sont des hommes ordinaires, poussés par une conscience qui refuse de plier.

 

Une course contre la mort

Le 18 juillet 1942, le temps presse. Vigneron réunit ses six collègues dans l’intimité du commissariat. La liste des 385 Juifs ciblés est sous leurs yeux. Un document qui, en d’autres mains, aurait été une sentence de mort. Ils se répartissent les quartiers : Pierre Marie coordonne sur le terrain, tandis que Vigneron reste en arrière, couvrant ses hommes face à une hiérarchie qui pourrait poser des questions. La nuit tombe, et les voilà partis, à vélo ou à pied, dans une ville endormie mais surveillée.

Chaque porte frappée est un pari. Henri Kricher, 22 ans, et son frère de 14 ans sont escortés à la gare par deux agents. Au dernier moment, on leur glisse des billets pour Dijon et de fausses cartes d’identité. "Ils ont disparu juste avant le départ du train", dira Henri, encore ému des décennies plus tard. Ailleurs, Charles Thouron tambourine chez une famille polonaise : "Partez, maintenant !". Certains doutent, paralysés par la peur ou l’incrédulité. 32 d’entre eux, hélas, ne suivront pas l’avertissement, faute de refuge ou de confiance. Mais pour les autres, l’opération est un succès inouï : plus de 350 personnes s’évanouissent dans la nature, souvent vers la zone libre.

Le lendemain, à l’aube du 19 juillet, les pas des policiers français résonnent sur les pavés. Les portes sont enfoncées, les appartements fouillés. Il n'y a plus personne. Le train prévu pour des centaines de déportés reste vide, annulé. Les Allemands fulminent, Vichy s’interroge. À Nancy, sept policiers ont transformé leur service des étrangers en une machine de sauvetage, un acte unique dans l’histoire de l’Occupation en France.

 

 

Désobéissance et humanité

Ce sauvetage n’est pas qu’une anecdote héroïque : il pose des questions brûlantes. Que signifie résister quand la loi elle-même est criminelle ? Pour Jean-Marie Muller, philosophe et historien, l’action de Vigneron et ses hommes incarne une "légitimité illégale" face à une "légitimité devenue illégitime". À une époque où la collaboration est la norme – 75 % des Juifs de France survivront grâce à des actes similaires, selon Jacques Semelin –, leur désobéissance civile est un défi au récit officiel d’une France entièrement soumise.

L’enjeu dépasse Nancy. L’opération "Vent printanier" visait à synchroniser les rafles à Paris, Amsterdam et Bruxelles. En faisant échouer celle de Nancy, ces policiers ont fissuré la mécanique nazie, prouvant que la société civile pouvait contrer l’horreur, même sans armes. Leur geste interroge aussi le rôle de la police française, souvent complice, comme lors du Vel’ d’Hiv. Ici, elle devient un rempart, une exception qui force à repenser les responsabilités individuelles dans une chaîne de commandement abjecte.

Pour les Juifs sauvés, l’enjeu est vital : une chance de survie dans un monde qui les condamne. Mais pour les policiers, c’est un pari moral. Ils savent que leur acte peut leur coûter cher : emprisonnement, déportation, exécution. Pourtant, ils choisissent l’humanité, un choix qui résonne encore aujourd’hui comme un cri contre l’obéissance aveugle.

 

Sanctions, silence puis honneur

L’échec de la rafle ne passe pas inaperçu. Le 19 août 1942, un mois après les faits, la Gestapo arrête Édouard Vigneron. Accusé d’avoir fourni de fausses cartes d’identité et facilité le passage en zone libre, il est emprisonné trois mois à la maison d’arrêt Charles-III de Nancy. Démis de ses fonctions, il demande une retraite anticipée pour raisons de santé, évitant une révocation humiliante. En mai 1943, nouvelle arrestation : transféré à Fresnes, il croupit trois mois de plus pour avoir aidé un agent de renseignement français. Ses collègues, eux, échappent aux pires représailles, grâce à la discrétion et à la loyauté de leur chef.

Après la Libération, la vie reprend. Vigneron est réhabilité, décoré de la Légion d’honneur en 1951. Les rescapés ne l’oublient pas : il devient l’invité d’honneur des bar-mitsvas, des mariages, un patriarche adoptif pour une communauté reconnaissante. Mais le silence domine longtemps. Ce n’est qu’en 1982, dix ans après sa mort en 1972, que Yad Vashem lui décerne, ainsi qu’à Pierre Marie, Charles Bouy, François Pinot et Charles Thouron, le titre de Juste parmi les Nations. Une plaque commémorative, à l’hôtel de police de Nancy, immortalise leur courage.

 

 

Pourtant, des ombres persistent. Les 32 Juifs arrêtés ce 19 juillet hantent les mémoires, tout comme la seconde rafle de mars 1944, qui emporte les derniers Juifs de Nancy. Le sauvetage, si héroïque soit-il, n’a pas stoppé la tragédie. Il reste un éclat de lumière dans une nuit sans fin, un rappel que même au pire, certains ont dit non.

 

 

La vérité au-delà des légendes

L’héritage de Vigneron et ses hommes dépasse les médailles. À Nancy, une œuvre mémorielle est en projet dans l’écoquartier Grand Cœur. Leur histoire inspire encore : en 2005, la 57e promotion de l’École nationale supérieure de la Police porte son nom. Elle rappelle que le courage n’a pas besoin de fanfare. Il se forge dans le silence, dans les choix d’une nuit d’été.

Alors, quand les pavés de Nancy résonnent sous nos pas, pensons à eux. À ces sept hommes qui, face à l’abîme, ont tendu une main. Leur victoire, fragile mais réelle, nous murmure que l’histoire n’est pas qu’une litanie de défaites : elle est aussi celle des âmes qui refusent de plier.

 

 

"Quiconque sauve une vie sauve l'Univers tout entier."

 

Phrase extraite du Talmud


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