La radio France Inter doit-elle être agréée par un ministère du bon goût ?

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 15 janvier 2020

« Le monde du réel est une tragédie pour ceux qui ont de l'esprit et du cœur ; il n'est comique que pour ceux qui ont de la chance. » (John Irving, 1998).



Une nouvelle polémique se développe depuis quelques jours à propos d’un passage sur les ondes de France Inter. Il s’agit d’une chansonnette.

Avant d’en venir à la chansonnette, rappelons le contexte. Publiées ce mardi 14 janvier 2020, les nouvelles statistiques de Médiamétrie donnent une audience historique pour la radio France Inter avec 12,8% de part de marché, soit 6,94 millions d’auditeurs chaque jour en novembre et décembre 2019. Malgré des statistiques déjà élogieuses précédemment, France Inter n’avait jusqu’à maintenant jamais franchi le seuil de 12%. Quant à RTL, la grande concurrente, elle a progressé mais insuffisamment pour être la première, seulement 12,1% de part de marché, soit 6,57 millions d’auditeurs.

Et cela dans un climat social très particulier : depuis le 25 novembre 2019, le groupe Radio France en effet (c’est-à-dire, le groupe dont fait partie France Inter) subit l’une des grèves les plus longues de l’époque, prête à battre le record de mars-avril 2015, à cause de l’existence d’un plan de départs volontaires.

C’est pour cette raison d’ailleurs que sa présidente Sibylle Veil s’est retrouvée dans l’impossibilité d’adresser ses vœux aux salariés du groupe le 9 janvier 2020, d’abord à cause de la Maîtrise de Radio France qui a chanté le Chœur des esclaves du "Nabucco" de Verdi, puis de syndicalistes qui se sont vaguement amusés à jouer au frisbee sur l’estrade (lire la chronique de Daniel Schneidermann du 9 janvier 2020).

Petites parenthèses sur le sujet : dans certaines entreprises, on fait carrément un plan social lorsqu’il y a une réduction drastique des recettes. Ce qui n’est pas le cas de Radio France malgré les réductions budgetaires décidées par le gouvernement (rappelons que Radio France est financée par la redevance de l’audiovisuel public comme France Télévisions). Au lieu d’un plan social, ou pire, car il en était question il y a quelques années, de la suppression pure et simple d’une des entités du groupe Radio France (radio, orchestre, maîtrise etc.), la présidente a préféré préserver toute la diversité de production du groupe public et faire des réductions d’effectifs en douceur, quand j’écris en douceur, c’est-à-dire sur la base du volontariat (ce qui permet à des personnes proches de la retraite de prenre leur retraite avec des conditions particulièrement avantageuses). Le jour où tout le monde aura marre de ce cirque, le risque est qu’il n’y aura peut-être plus d’audiovisuel public financé par l’argent du contribuable, ou comment scier la branche sur laquelle on est assis…

Donc, non seulement France Inter est en grève depuis le 25 novembre 2019, mais son audience de novembre et décembre 2019 est un record. Inutile de dire que le succès de quelques émissions phares (en particulier sa matinale) a de quoi faire quelques jaloux…

Et justement, venons-en au fait. Je ne connaissais pas l’histoire et c’est assez stupidement que, en zappant, je suis tombé le lundi 13 janvier 2020 autour de 21 heures sur C8 avec l’émission "Touche pas à mon poste !" animée par un certain Cyril Hanouna. Je n’ai rien contre ce garçon, je suis toujours fasciné par les flamboyants, mais le rare de ce que je connais de cette émission ne m’incite pas à rester. "Touche pas à mon poste !", à l’origine, a commencé le 1er avril 2010 à la télévision publique, sur France 4.

Je suis pourtant resté accroché quelques minutes sur cette émission malgré mes appréhensions. Un truc très démagogique qui reprenait une émission de Julien Courbet, "Capital" diffusée sur M6 la veille, sur les supposés "avantages" des parlementaires (rien de mystérieux et déjà connus) qui mélangeait allègrement salaires, notes de frais et salaires des collaborateurs que connaissent bien des cadres salariés dans le privé (et même dans l’administration). Et puis cette polémique.

Il s’agit d’un chroniqueur humoriste, Frédéric Fromet, ancien ingénieur en informatique de 48 ans qui a délaissé son travail il y a une quinzaine ou vingtaine d’années pour faire chansonnier. Son truc, c’est de chanter, à la guitare, sur des mélodies déjà connues, des textes de sa création, en rapport avec l’actualité, et évidemment, avec un besoin irrépressible de transgression, de provocation. Tout le monde n’est pas Pierre Desproges pour les textes, et tout le monde n’est pas Coluche pour le second degré.

Cyril Hanouna, du haut de sa chaire médiatisante, a de toute façon déjà jugé : France Inter, ce n’est pas bien, c’est des vilains. Évidemment, parce que son émission un peu trash a déjà été pas mal critiquée sur cette antenne de radio. Normal donc qu’il n’apprécie pas la radio.



Ajoutons (car on comprend mieux ensuite les animosités) que contrairement à ce qu’a affirmé le présentateur de C8, ce qu’on reproche aujourd’hui à Frédéric Fromet n’a pas été diffusé à la matinale mais en fin d’après-midi, lors de l’émission quotidienne "Par Jupiter !" animée par Charline Vanhoenacker et Alex Vizorek, deux humoristes belges à l’humour de potache qui sévissent depuis le 25 août 2014 sur l’antenne de France Inter (au début, l’émission s’est appelée "Si tu écoutes j’annule tout", reprenant un sms sarkozien).

Or, cette émission de fin d’après-midi avait pour but de redresser l’audience de France Inter qui était assez basse face à ses concurrentes (notamment "Les Grosses Têtes" sur RTL). Avant cette émission, cette tranche horaire (17h-18h) avait en moyenne 270 000 auditeurs en 2013-2014, et grâce à cette émission, elle n’a fait que progresser jusqu’en avril 2017, le plus haut, avec plus de 1,2 million d’auditeurs chaque jour, et encore en novembre 2019, une moyenne de près de 800 000 auditeurs mais avec un podcast téléchargé par 1,7 million d’internautes (au mois d’octobre 2019) et certaines chroniques pouvant frôler 3 millions d’écoutes par podcast. Or, dès la première saison, en avril 2015, l’émission de Charline Vanhoenacker a dépassé en audience …celle de Cyril Hanouna "Les Pieds dans le plat" sur Europe 1. On comprend donc pourquoi il ne porte pas France Inter dans le cœur.

Revenons à Frédéric Fromet. Cet humoriste intervient depuis quelques années tous les vendredis soirs dans l’émission "Par Jupiter !" et aussi, exceptionnellement, dans certaines matinales de France Inter. Au look de bon élève rangé, il débite quelques énormités avec sa guitare, en fonction de l’actualité. C’est son métier. On le paie pour cela. Contrairement aux ministres, il n’a pas cinq gardes du corps.


Il a déjà provoqué quelques polémiques. Sans doute la plus grave fut à la suite de la diffusion, le 21 janvier 2015, la chanson "Coulibaly Coulibalo", quelques semaines après le massacre de "Charlie Hebdo". Frédéric Fromet a reçu des menaces et interrogée dans "Envoyé Spécial" diffusé sur France 2 le 9 janvier 2016, Charline Vanhoenacker a déclaré avoir entendu, ce jour-là un « supplément d’âme » aux rires du public. Il a récidivé après les attentats du 13 novembre 2015 au Bataclan quand le chanteur a proposé son titre : "Allo maman, j'suis bobo".

Il a aussi beaucoup choqué lorsqu’il s’est moqué de la corrida après la mort du matador Ivan Fandino le 17 juin 2018 à Mont-de-Marsan. Exprimant la compassion pour la famille du matador et comprenant que la chanson a pu choquer, la directrice de France Inter Laurence Bloch a défendu l’humoriste en rappelant que son principe était de « pratiquer l’humour noir, s’emparer de sujets d’actualité, les moquer, les dénoncer ». Et cette dernière a insisté dans le "Télémara" du 12 juillet 2017 que sur France Inter, « la liberté d’expression (…) est absolue ».

Dans le passé encore, d’autres sujets ont valu polémiques voire menaces, comme sa chanson après l’incendie de Notre-Dame de Paris ("Elle a cramé, la cathédrale") ou l'attentat très meurtrier dans la boîte de nuit "La Reina" à Istanbul, en Turquie, la nuit de la Saint-Sylvestre le 31 décembre 2016 qui avait fait très peu de gros titres dans les actualités françaises. Frédéric Fromet avait alors chanté, sur l'air de la "Macarena" le 6 janvier 2017 : « 39 morts, et alors ? C'est loin d'ici et, on a beau dire, c'est quand même assez joli de finir sa vie dans les confettis. ». Ce furent des Turcs qui furent les plus choqués, n’ayant pas compris le cynisme et le second degré qui protestait justement contre la faible importance médiatique donnée à cette catastrophe humaine. Le chansonnier avait alors exprimé sa désolation que certains n'eussent pas compris qu'il dénonçait « l'indifférence kilométrque, qui ferait qu'on devrait trouver normal d'être moins touché quand c'est loin ».

La polémique actuelle vient de sa dernière chanson diffusée le vendredi 10 janvier 2020 à 17 heures 50 sur France Inter, pour rebondir sur un sujet d’actualité, le film de Netflix, "La première tentation du Christ", qui narre la vie d’un Jésus-Christ homosexuel, et l’interdiction de sa diffusion par un juge brésilien. Elle a choqué par son antichristianisme, au point que certains considèrent qu’elle est blasphématoire (l’adjectif n’a aucun sens dans une société laïque), d’autres ont été choqués par sa supposée homophobie ou par cette attaque unilatérale d’une religion.

L’argument de l’attaque unilatérale n’a pas beaucoup de sens puisqu’il s’agissait de commenter une fiction sur Jésus-Christ, l’islam (puisque c’est à cela qu’on pense avec cet argument) n’y a donc pas sa place. L’homophobie non plus car si, effectivement, Frédéric Fromet a sorti beaucoup de clichés éculés, sans originalité (le Marais, Mylène Farmer, etc.), ce n’est pas lui qui parle d’homosexualité mais la fiction dont il s’amuse.



J’ai écouté la chanson et je ne sens pas la raison du traumatisme (on peut l’écouter ici). Je n’apprécie pas beaucoup le texte, car il ne me fait pas rire (ce qui était le but principal), il est parfois inutilement grossier (on parle d’enc…, de péd…), mais c’est plus puéril que blasphématoire. C'est plutôt pipi caca.

En tant que catholique (sans représenter personne à ce titre), je ne me sens pas du tout touché dans ma foi et j’aurais même tendance à dire que si ma foi avait été touchée, cela aurait signifié que cette foi était bien faiblarde. Je suis pour la liberté d’expression, et je me moque complètement des critiques, caricatures et autres parodies sur le christianisme, sinon que j’apprécie le bon goût et les jeux de mots créatifs, ce qui n’est pas le cas ici, mais pourquoi vouloir interdire ce qu’on n’apprécie pas ?

D’ailleurs, je m’étonne que cinq ans après le massacre de "Charlie Hebdo" et ces millions de personnes qui ont revendiqué "Je suis Charlie", on veuille encore interdire à un comique de dire n’importe quoi sur une religion. J’ajoute que mon étonnement va même au-delà, car vu la désertification des églises le dimanche matin, quel est le sens d’être choqué alors qu’on n’est pas vraiment croyant ou du moins pas vraiment pratiquant ? Juste une vague nostalgie identitaire de ce qu’était la France d’hier, celle de la foi du charbonnier d'avant l'exil rural ? La foi est quelque chose de vivant et de fort, et supporte bien quelques petites attaques de potaches. Et puis, il faut être cohérent : quand on est chrétien, on ne menace jamais de mort quelqu'un.

On peut certes rouspéter sur le mode : c’est plus facile de tirer sur le christianisme que sur l’islam. Effectivement, c’est moins dangereux, ce qui ne signifie pas que ce n’est pas dangereux. Les menaces contre l’humoriste repleuvent ces derniers jours, et c’est assez désolant. Une religion qui accepte l’autodérision est une religion mature. C’est le cas du christianisme, qui doit bien l’accepter puisqu’elle n’est plus puissante. Car c’est la vraie critique qu’on peut faire à Frédéric Fromet : s’il croit combattre les puissants en rigolant de la religion catholique, il se trompe simplement d’époque.

Dernier point : certains (les mêmes) s’offusquent que cela se passe dans une station de radio publique (c’est avec nos impôts qu’on paie ça !). Certes ! Mais justement. Il faut savoir : veut-on ou pas la liberté d’expression et de création ? Soit France Inter serait une "radio aux ordres"… soit elle serait "libre", mais on ne peut pas argumenter avec ces deux idées en même temps sans être en contradiction. La directrice de France Inter a rappelé en 2017 (voir ci-dessus) qu’elle voulait la liberté d’expression. Et celle-ci n’est évidemment pas consensuelle.

C’est d’ailleurs un dur métier, celui d’humoriste, de nos jours, car sans les plaindre, j’imagine que c’est difficile de trouver le moyen de faire rire de manière originale, de transgresser, de provoquer, sans être scatologique, sans être discriminant, sans être stigmatisant, sans être allégeant, sans être bisounours, etc. Mais ce n’est pas un hasard si certains qui travaillent dans ces émissions de France Inter trouvent le climat très créatif : ils pourraient même dire, retrouvent "l’esprit de Canal".

Celui du début évidemment. Histoire de dire que le Canal d’aujourd’hui, celui de C8, celui de Cyril Hanouna, est loin du vent de liberté et de création qui fait les sujets de conversation dans les dîners en ville. Une manière finalement de reconnaître que France Inter a rempli cet objectif que la radio publique a toujours voulu avoir : celui d’essaimer de nouveaux talents. Frédéric Fromet en profite, d’autres en ont profité, parfois avec quelques ingratitudes, comme Stéphane Guillon, on aime ou l’on n’aime pas (quoi qu'en dise l'ancien chroniqueur Frédéric Beigbeder), mais ils ne laissent jamais indifférents. Dénicher de nouveaux talents, c’est l’une des missions, noble, du service public. En parler, c’est déjà les faire stars…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (14 janvier 2020)
http://www.rakotoarison.eu


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