Marie-la-France

par Sylvain Rakotoarison
mardi 5 mars 2024

« Nous glissons de l'État à la société, de la souveraineté à l'identité et du gouvernement à la gestion, refusant de comprendre ce que ce dérapage comporte d'imposture, révèle d'inconsistance et engendre de dangers. » (Marie-France Garaud).

Quel dommage que cette grande dame fût autant tournée vers le passé, un passé idéalisé qui n'a jamais existé sinon qu'en légende, la légende gaulliste qui laissait entendre que la France avait plus de souveraineté qu'aujourd'hui. Marie-France Garaud est maintenant une vieille dame, elle fête ses 90 ans ce mercredi 6 mars 2024. Une étape.

Aujourd'hui, elle est retirée dans le Poitou. Elle a fait la une des gazettes locales le 13 juin 2020 alors qu'elle a disparu une nuit dans une forêt aux confins de la Vendée. Elle a pris sa voiture et la gendarmerie, qui a fait un avis de recherche pour disparition inquiétante, l'a retrouvée se promenant à pied. Elle paraît seule et isolée, et c'est étonnant que les amis d'aujourd'hui, qui prônent un pseudo-souverainisme isolé, ne la soutiennent pas et l'aient laissé tomber.

Si je n'ai jamais eu ses idées politiques, j'ai toujours eu pour Marie-France Garaud une très grande admiration, à la fois intellectuelle et humaine. Cette différence entre idée et personne, sans doute l'aurait-t-on trouvée dans la très grande amitié qui la liait à Simone Veil. Simone Veil, l'Européenne par excellence, face à l'antieuropéenne par excellence. Pourtant, ces deux dames au chignon appliqué ont eu une destinée parallèle. L'une était plus réaliste que l'autre. Simone Veil, malgré sa popularité élevée et durable, n'a jamais envisagé une candidature à l'élection présidentielle parce qu'elle estimait que les Français ne seraient pas prêts à élire une femme à l'Élysée. Marie-France Garaud, au contraire, s'est présentée en 1981 pour avoir une tribune, elle, la conseillère de l'ombre, pour témoigner, pour faire avancer ses idées, avec un certain talent, un certain courage et une évidente détermination.

Marie-France Garaud a été une femme moderne, qui n'hésitait pas à faire sa loi. Elle était d'abord mendésiste et a évolué vers le gaullisme : tout s'explique ! Les derniers arrivants sont les plus zélés. Ils en font toujours trop pour s'intégrer. Avocate, elle s'est approchée de la politique par son prof de droit qui l'a nommée sa collaboratrice : la voici au cœur du Ministère de la Justice, grâce à Jean Foyer, gaulliste distingué et aussi latiniste distingué. Elle y a accueilli Simone Veil, de passage également. Elle a bondi à Matignon auprès de Georges Pompidou, puis dans sa permanence de futur candidat et enfin, elle régna en maîtresse de l'occulte à l'Élysée entre 1969 et 1974 aux côtés de maître en manœuvres Pierre Juillet et d'un collaborateur plus transparent et moins mystérieux (et plus ennuyeux), Édouard Balladur.

Elle a tout misé sur Jacques Chirac, faisant de lui son jouet politique. Entre 1974 et 1979, ce fut du chiraquisme forcené par mémoire pompidolienne, dans le cadre de l'épopée gaulliste. Valéry Giscard d'Estaing lui a proposé une ambassade ou un ministère, mais pas question, elle serait première collaboratrice du nouveau Premier Ministre, présente à chaque réunion (pas jamais affichée dans l'organigramme et rémunérée par la Cour des Comptes). La collaboration s'est arrêtée avec l'échec de sa stratégie électorale aux premières élections européennes de 1979. On ne sait pas trop qui s'est séparé (la légende dit que Bernadette Chirac aurait dit à son époux : c'est elle ou c'est moi), mais la foi en Chirac était terminée depuis longtemps.

Deux déception en un septennat : Giscard et Chirac. Alors, une candidature à l'élection présidentielle (aidée de François Mitterrand qui avait donné des consignes claires aux maires socialistes pour lui apporter les derniers parrainages nécessaires), 1,3% des voix (son directeur de campagne était Pierre Arpaillange, futur garde des sceaux de François Mitterrand, mais surtout le directeur de cabinet de Jean Foyer quand elle travaillait avec lui), où elle prônait un renforcement de l'alliance avec les États-Unis contre l'URSS, par anticommunisme. Michel Jobert, qui était ministre de Georges Pompidou, puis de François Mitterrand, la soupçonnait en 1987 d'être rétribuée par les Américains. (Trente ans plus tard, Marie-France Garaud se caractérisa pour son antieuropéanisme motivée par un antigermanisme mais aussi, cette fois, par un antiaméricanisme).

Pour elle, sa candidature signifiait qu'elle ne voulait ni de Valéry Giscard d'Estaing, ni de François Mitterrand. Le 23 octobre 1980 sur TF1, elle a justifié sa candidature ainsi : « Je ne roule pour personne. D’abord, je ne suis pas un camion. Je défends des idées. (…) Les hommes politiques français sont un peu comme des vieux acteurs qui jouent toujours le même rôle sans s’apercevoir que le décor a changé ou alors ils n’osent pas dire ce qu’ils pensent. (…) Je crois qu’il faudrait essayer de provoquer un langage de vérité. Je crois que la démocratie, c’est la vérité. (…) Je suis une femme, je suis seule ou presque, je n’ai pas d’appareil et j’ai peu de moyens. Mais je suis libre. Je ne me bats ni pour une carrière, ni pour un parti, ni pour une clientèle. Je me bats pour des idées qui sont les miennes. ».

Le 18 novembre 1980, c'était sa première conférence de presse au Lutétia, la journaliste Michèle Cotta était présente : « Elle explique sa décision de se présenter par le souci de donner du contenu au débat politique, pour le moment "artificiel, vain et creux". (…) Son analyse est claire, elle l’exprime sur un ton à la limite de l’agressivité, avec, chose rare chez une femme non habituée à la scène publique, une voix harmonieuse, grave mais pas trop. (…) La suite est un festival de vacheries en tous genres. (…) La conférence s’achève. Tout le monde a l’air comblé. Elle a été sûre d’elle et dominatrice. L’humour, la méchanceté, l’intelligence : elle a utilisé tous ses atouts. ». Dans une lettre adressée à VGE qu'elle a publiée dans "Le Monde" le 16 décembre 1980, Marie-France Garaud a résumé sa déception : « Nous voulions de la rigueur, nous n’avons eu que du laisser-aller. Nous voulions de la générosité, nous n’avons eu que de la condescendance. Nous voulions du désintéressement, nous n’avons eu que de la désinvolture. ».
 

Dans ses mémoires, Jacques Chirac y voyait autre chose, qu'elle était « poussée par l'ambition, encore inassouvie, d'exister par elle-même et de livrer seule le message dont elle s'estime porteuse depuis toujours ». Sabrina Tricaud, en 2021 dans la revue "Histoire @ Politique", a aussi cité Yves Guéna qui, le 6 décembre 1980, expliquait à Jean Mauriac : « Marie-France Garaud, ce n’est qu’une vengeance de femme contre Giscard et Chirac. Elle s’est estimée trompée. Elle se venge bassement. ». Et aussi Olivier Guichard, autre baron du RPR : « C’est un duo d’assassins [Marie-France Garaud et Pierre Juillet]. Ils ne pensent qu’à assassiner Giscard. Ils y pensent toute la journée. Ils ont été trompés. Mettez-vous à leur place. Ils sont mariés avec quelqu’un qui, au moment du divorce, veut garder l’appartement pour lui, tout l’appartement. ».


Après l'élection présidentielle (elle a dit bien plus tard, le 22 décembre 2016 dans "L'Express" : « Nous nous sommes bien amusés ! »), elle a créé en 1982 un institut de géopolitique, un think tank, dirait-on maintenant, et une revue "Géopolitique".

Aux élections législatives de mars 1986, elle s'est présentée à Paris, composant une liste indépendante qu'elle a menée avec qui se sont joints la financière Gilberte Beaux, le général Pierre Gallois, le neurochirurgien François Lhermitte, l'architecte Claude Parent, la chirurgienne Francine Leca (pionnière de la chirurgie cardiaque pédiatrique), l'ancienne résistante Brigitte Friang, etc. et en queue de liste, pour l'honneur, Pierre Juillet. 2,6%, deuxième liste n'ayant pas obtenu d'élus, près du double de la liste écologiste.

Interrogée le 5 janvier 1986 sur RTL par le journaliste Olivier Mazerolle, Marie-France Garaud définissait les grandes lignes de son programme politique pour les élections législatives : affirmation de l'autorité du Président de la République, opposition à la cohabitation, État fort mais décentralisé en province, impulsant une politique de puissance spatiale, une politique économique centrée sur la création d'emplois nouveaux (très original !) avec mobilité et flexibilité, et développement technologique. Elle se disait favorable à la réforme du code de la nationalité et à la peine de mort qu'on venait d'abolir en 1981. Marie-France Garaud se disait aussi proche des idées de Raymond Barre (sur la cohabitation notamment, et plus généralement, sur le fonctionnement des institutions) et ce n'était donc pas un hasard qu'on retrouvait la discrète trésorière de Raymond Barre, Gilberte Beaux, en numéro deux de sa liste.

Marie-France Garaud a eu son heure de gloire élective en rejoignant Charles Pasqua et Philippe de Villers en 1999 : elle fut élue députée européenne pour cinq ans et l'antieuropéenne forcenée s'est retrouvée élue au Parlement de Strasbourg (c'est toujours le grand paradoxe que les institutions européennes financent des militants qui veulent leur destruction, c'est encore le cas en 2024).

Pendant une cinquantaine d'années, elle n'a jamais été lassée de dire que c'était mieux avant, qu'il y avait la France et qu'il n'y en a plus. Elle le disait déjà en 1979 (avec le principe des élections européennes) mais elle allait dire bien plus tard que le point de rupture n'était pas en 1979, mais en 2008 avec l'adoption du Traité de Lisbonne.

Marie-France Garaud a sorti en mai 2006 un livre vengeur : "Qui a tué la Ve République ?" (chez Plon), mais le titre ajoutait une expression au début qui laissait entendre le pire : "La Fête des fous" ! La journaliste Raphaëlle Bacqué a raconté dans "Le Monde" du 26 mai 2006 la panique à l'Élysée quand on a entendu parler de ce projet éditorial : « Les plus jeunes de l'équipe présidentielle, ceux qui s'arrêtent au chignon noir et à la réputation implacable de l'ancienne conseillère de Jacques Chirac, ont fait mine de prendre l'affaire avec légèreté : "Voilà, c'est le retour de Cruella !" Mais les vieux chiraquiens, qui connaissent l'intelligence redoutable de l'auteur, ont tout de suite craint le jugement politique et les bons mots qu'elle pourrait faire sur le dos du Président. ». En effet, la première cible visée par la grande dame était Jacques Chirac (les autres, Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand).

Raphaëlle Bacqué a rappelé le couple infernal que Marie-France Garaud et Pierre Juillet formaient à l'Élysée du temps de Georges Pompidou : « Pierre Juillet. C'est un gaulliste sourcilleux, érudit et un brin grandiloquent. Elle est d'une intelligence et d'une séduction ravageuses. Deux Mazarins dont on n'a jamais, depuis, retrouvé le modèle. On les admire. On les craint. On les déteste aussi parce qu'ils font et défont les carrières. "Mais Pierre, dit-elle, avait une philosophie qu'il n'a jamais cessé de me redire : baissez la tête pour éviter les couteaux, levez les pieds pour franchir les pièges et riez. Et lorsque vous ne saurez pas de quoi rire, riez surtout de vous : c'est un sujet inépuisable". Marie-France Garaud rit donc d'elle-même. Mais aussi très volontiers des autres, surtout lorsqu'ils sont des adversaires. ». En 1975, Claire Cauvin et Dominique Poncet la voyaient plutôt en « Richelieu en jupons ».

Dans une biographie qui lui est consacrée sortie en février 2021 chez Fayard, l'auteur Olivier Faye a raconté sa rencontre chez elle, dans sa propriété : « Marie-France Garaud se tient assise telle une cavalière, les jambes collées l’une à l’autre, raide comme la justice. Son allure n’a pas changé depuis qu’elle est apparue sur le devant de la scène, il y a un demi-siècle : tailleur gris et talons hauts, chemise crème fermée par une lavallière. (…) Il va falloir s’y reprendre à deux fois avant de lui décrocher un sourire. ».

Et maintenant ? Je ne sais pas ce que Marie-France Garaud pense de la guerre en Ukraine, mais elle reprochait aux Européens et aux Américains de méconnaître l'histoire de l'Europe. Elle écrivait le 12 mai 2014 dans "Marianne", peu après l'annexion de la Crimée par la Russie : « Comment se fait-il que personne n’ait tenté de lui [Barack Obama] rappeler quelle importance historique, politique et religieuse revêtait Kiev dans l’histoire russe ? (…) La Russie a plus de mille ans d’histoire et ses racines sont indissociables de la terre où elle est née, laquelle est précisément celle de Kiev, dans le bassin du Dniepr, à l’ombre de l’empire byzantin. Moscou s’en proclama héritière au XVIe siècle et l’aigle des armoiries russes porte toujours les deux têtes couronnées fondatrices, surmontées de la couronne impériale. ».

Apparemment, elle ne connaît pas autant l'histoire que Sakhia Elbgedorj.
Mais, bon anniversaire !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 mars 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Marie-France Garaud.
Texte intégral de l’Appel de Cochin communiqué par Jacques Chirac le 6 décembre 1978.
Souverainiste sous venin.
De Gaulle.
Jean Foyer.
Simone Veil.
Georges Pompidou.
Jacques Chaban-Delmas.
Jacques Chirac.
Pierre Messmer.
Valéry Giscard d’Estaing.
Pierre Juillet.



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