Kourtney Roy : le monde sur un plateau
par lephénix
vendredi 2 mai 2025
Partout dans le monde, des femmes disparaissent, souvent dans une indifférence glaciale. Au Mexique comme au Canada – plus précisément le long de la Highway 16 qui traverse le nord de la Colombie britannique. La photographe Kourtney Roy est partie en 2017 pour un road trip le long de cette "route des larmes" et à la rencontre de ses habitants qui ont perdu une proche. Elle pose son regard absolu et sa voix intérieure sur l’effacement des êtres dans les non-lieux d’un (dés)ordre mondial sans pitié qu’elle image comme sur un plateau de production. La Chambre invite à entrer dans son univers à la faveur d’une exposition, The Other End of the Rainbow, qui parle de ces disparitions ou de ces meurtres de femmes et de filles, originaires le plus souvent des Premières Nations.
La photographe s’est rendu à cinq reprises dans la région entre octobre 2017 et septembre 2019. Elle dresse le portrait de ceux ou celles qui ont perdu des proches et rend par une atmosphère à la Twin Peaks jusque dans le mouillé des flocons de neige l’échappée de l’instant ultime. C’est ainsi que se laisse percevoir, à travers la désolation de sites à première vue anodins (cours d’écoles, stations-essence, restaurants, etc.) jalonnant cette voie vers le néant, le tremblé de cette note dernière où s’est évaporé en buée de cri un souffle d’être.
Ces non-lieux aux lumières vacillantes d’un quotidien désormais révolu constituent le décor ultime et le recours où traquer l’indice, interroger la ligne de seuil de ces immensités où s’est effacé le tracé d’une vie. Alors que le monde se continue sans raison majeure et poursuit son grand tracé sans origine ni fin, sa ligne droite vers la haute falaise noire qui barre l’horizon commun.
C’est ce tracé aussi que l’imagière mène en plénitude suspendue jusqu’à sa destination assignée - ou sa lumière sans noyau dans la boîte de Pandore que nul ne tient à ouvrir...
Imager le monde, imager la vie
Si « le monde s’image de lui-même » (Jean-Christophe Bailly), Kourtney Roy se surprend parfois, dans ses mises en scène et autofictions bien cadrées de son autre série Enter as Fiction, à se laisser hanter par les icônes fatales ou clichés d’un âge d’or irrévolu voire jamais advenu, histoire de mieux s’imager, avec force accessoires (dont d’invraisemblables perruques et coiffures) en rose de feu, tantôt blonde brune ou rousse dans le théâtre d’ombres de la contrefaçon de « civilisation » qui se dérobe sous nos pas comme au sens commun sur nos « autoroutes de l’information ». Mais une contrefaçon joliment carrosée et chromée façon Cadillac : « J’aurais pu être quelqu’un » lâche le si photogénique (!) cow-boy fatigué de son film Morning Vegas en descendant de son char de triomphe pour mieux descendre dans sa vie – ou y toucher le fond pour reprendre pied... En l’occurence, il est « quelqu’un » - Randy, l’auteur des jours de son imagière de Kourtney. Quelle non-vie ne se rêverait en triomphe dans le détramage de cette « civilisation »-là en attente d’une fileuse d’intemporelle espérance ?
Le temps d’une image fixe ou animée (vingt-quatre images/seconde), elle invite à habiter un temps poétique bien plus vaste que ce peut y être contenu dans le cadre bien posé – peut-être bien le saisissement d’un rythme universel à portée de souffle ou de battement de coeur, qu’il s’agisse de la mise en abîme du girl power exultant de celles qui se trouvent au plus près d’elles-mêmes ou le glamour désenchanté des recluses au plus loin d’un point de devenir fantasmé. Mais toujours au plus près de ces lignes de faille et de brisure qui traversent l’aventure vitale d’une espèce présumée humaine saisie en un baiser de marbre, c’est-à-dire en couleurs éclatantes et vives jusqu'à la saturation, acidulées ou en une chromatique assourdie voire sépulcrale.
Dans la série Enter as fiction, elle conte ce qui se reflète et se joue sur terre comme au ciel dans des images susceptibles de se faire peintures, entre étendues désertiques et glaciation contemporaine hyperfétichisée. Ce n’est pas étonnant : elle a voulu être peintre avant de suivre un inspirant cours de photographie...
La Chambre de Strasbourg propose de prolonger cette lecture d’Amérique au parking Gutenberg, en face-à-face entre oeuvre d’artiste et usagers/naufragés de la motorisation de masse, entre art du moteur et moteur exténué de vies précipitées à leurs jeux gagnants ou perdants – forcément (sur)jouées loosers dans l’économie de casino globaliste.
Parce qu’elle sait bien que plus il y a d’images en ce monde surencombré de futilités fatales et moins bien se porte l’imaginaire de nos contemporains, la diseuse d’ombre et de lumière le réactive en accords bien vibrants d’une incarnation questionnante envers nos reflets, reniements et renoncements ordinaires comme en retenue d’éternité qui s’imprimerait sur papier glacé comme dans les mémoires.
Histoire de mieux se voir enfin dans les éclats du miroir brisé sous nos écrans, derrière nos parebrises ou dans le rétroviseur de nos vies sans nous ? Histoire de se saisir de son être enfin dans le tremblé d’une image que nos miroirs ne reflèteront plus lorsqu’il n’y aura plus de retour d’aube, comme pour les disparues d’une « Route des larmes » au bout du vertige de la promesse du monde ?
Kourtney Roy, The Other End of the Rainbow à La Chambre Du 29 mars au 18 mai 2025 4 Place d’Austerlitz à Strasbourg Parking Gutenberg – 2e sous-sol 7j/7